Si l'on arrive à débarrasser les conflits qui ont secoué le Réseau
« Sortir du nucléaire » du bruit qui les a accompagnés et empêché d'y
voir un sens politique (et de construire une sortie de crise qui ne le serait
pas moins), on peut, me semble-t-il, trouver – ce n'est peut-être pas la seule,
mais c'est celle sur laquelle j'ai choisi d'écrire – une opposition entre une
critique nucléaire d'ordre éthique, et une autre d'ordre pragmatique. Si on
caricature, elle mettrait face à face un langage militant fait d'indignations
bruyantes, à force de mots comme « inacceptable ! » et de
nombreux points d'exclamation, et un langage, porté par les salarié-e-s et
certains groupes, vécu comme technique, gestionnaire, le pendant antinucléaire
de la gouvernance qui nous fait hériter du nucléaire.
La posture militante peut paraître dérisoire, dans sa croyance que la
puissance du propos fait la puissance de l'action, et qu'elle va emmener avec
elle des millions de « citoyen-ne-s » enfin réveillé-e-s de leur rêve
bleu ciel et enfin désireux/ses de passer leurs après-midi à défiler en jaune.
Elle semble ignorer que les « je vous l'avais bien dit » et les
attitudes moralisatrices ont un succès plus que modéré quand on tente
d'éteindre autour de soi les bruits du monde pour profiter un peu du confort
moderne, ce qui constitue ici et maintenant un rapport au monde généralisé. Ce
ventre mou de la France nucléarisée, plutôt méfiant envers le nucléaire mais
disposé à l'accepter s'il a bien les vertus qu'on lui vante, on a de bonnes
raisons de penser qu'il ne peut basculer qu'à la condition d'être rassuré sur
la faisabilité technique de la sortie du nucléaire.
D'où des discours techno qui se développent dans la sphère
anti-nucléaire : NégaWatt, Virage énergie sont des associations
d'ingénieurs qui manient avant tout les chiffres, et peinent à élargir leur
propos, comme en témoigne une réflexion jusqu'ici assez décevante sur la
sobriété énergétique (1). Le danger de cette approche, qui
séduit les salarié-e-s et une partie des militant-e-s, est de mettre de son
côté l'autorité de la raison économique et de la mise en chiffres du monde sans
la remettre en question. De manier les armes de la société nucléaire, en
acceptant par là même que ce langage soit le seul audible, et que disparaisse
de l'horizon une posture morale qui rappelle l'ignominie que constitue le
recours au nucléaire.
Car le défi engagé par l'oligarchie nucléaire, qui tient à la confiance
absurde que l'accident n'aura jamais lieu, et que les générations futures
trouveront une solution pour gérer les déchets, est bien un acte moralement
répréhensible, qui engage l'ensemble de la société, sur une temporalité inouïe,
pour les lubies de quelques-uns qui auront tôt fait de disparaître sans assumer
leurs responsabilités.
Comment éviter de tomber dans l'un ou l'autre écueil ? Pour ne pas se
contenter de mettre en scène son intégrité morale à coups d'indignations
faciles, ni accompagner une attitude gestionnaire moralement
répréhensible ? Une des réponses me semble être de s'attaquer à la raison
économique, à l'aura des chiffres et de la technique, non pas pour construire
une expertise parallèle, mais pour mettre en évidence la folie de cette raison.
Une destruction créatrice et libératrice, qui permettrait enfin d'entendre
d'autres voix.
(1) Membre de Rêvolutives, groupe de réflexion écologiste,
j'ai participé marginalement à cette réflexion. Et porté à l'AG de janvier 2012
une motion (« Le nucléaire, c'est la crise économique ! ») qui
engage le Réseau à travailler sur le vrai prix du nucléaire...