jeudi, 29 novembre, 2012

Mais non, grosse pute, c'est un article politique !

Je ne résiste pas à la tentation de partager la réception de mon article du 28 juin 2012 sur la légitimité des femmes qui rendent des services sexuels gratuits à intervenir elles aussi dans le débat sur la prostitution. Les lecteurs (allez, je laisse tomber la féminisation, m'étonnerait qu'il y ait autre chose que des mâles) ont un sens de l'orthographe qui flirte avec une certaine poésie. Faire rimer suisse et suce, jusqu'à ce que le sens des mots nous échappe et qu'on n'en entende plus que la musique...

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lundi, 19 novembre, 2012

Il est temps d'arrêter les conneries

Devant la crise climatique, on se sent impuissant : les quantités de gaz à effet de serre s'accumulent dans l'atmosphère, les réfugié-e-s climatiques s'entassent dans des camps, les phénomènes climatiques s'enchaînent (sécheresses, ouragans comme en ce moment sur la côte Est de l'Amérique du Nord, vagues de froid, etc.) et il faudrait diviser par quatre nos émissions... Plus facile à dire qu'à faire, surtout quand on dit que c'est à chacun-e de faire un effort, de devenir un exemple à suivre en mangeant tout local, en ne prenant qu'exceptionnellement sa bagnole et jamais l'avion, alors que tout nous pousse à faire exactement le contraire : l'offre des supermarchés, la structure des villes, le mode de vie des ami-e-s autour de soi.

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vendredi, 21 septembre, 2012

Renversant !

Les stéréotypes sexistes s'imposent avec une force difficile à combattre. La fameuse histoire de madame qui restait épousseter la caverne pendant que monsieur Groumpf allait à la chasse, ce qui expliquerait pourquoi les femmes ne savent pas lire les cartes routières, résiste malgré tout à l'apport de la paléoanthropologie, qui nous apprend qu'avant le Néolithique (1) les femmes participaient au ravitaillement, en se livrant à la cueillette ou en posant des pièges pour les petits mammifères, ce qui leur faisait faire autant de kilomètres, si ce n'est plus, que les chasseurs. Si les femmes ne savent pas lire les cartes routières... c'est qu'on ne le leur a pas appris.

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lundi, 13 août, 2012

Trop queer !

Depuis que l'un de mes potes hétéro a lu Judith Butler, il est devenu lesbienne. La théorie queer a fait valoir le caractère arbitraire des distinctions de sexe : le sexe anatomique, le sexe chromosomique, le sexe hormonal (et j'en oublie) ne dessinent pas des contours si précis du sexe biologique, mâle d'un côté, femelle de l'autre. Et les groupes humains ont établi à ce sujet une variété de codes sociaux qui ne signifie rien d'autre que la grande fantaisie de cette bipartition entre individu-e-s. On pourrait donc naviguer entre les deux genres, être des « gendernautes » aux identités en mouvement. L'accent mis sur la performance du genre par le mouvement queer peut être un geste de libération vis-à-vis de codes sociaux sclérosants, mais peut aussi nier la captivité vécue par la plupart des sujets genré-e-s que nous sommes. Malgré cela, il arrive que quelques esprits brillants, qui croient tout ce qu'on lit dans les livres, trouvent dans le queer des ressources pour recomposer la question féministe de la manière qui leur plaît. Et pour devenir lesbienne en gardant leurs couilles, leur petit bouc au menton et toutes les prérogatives de leur masculinité – dont les grasses blagues avec les copains qu'on appelle Bite, mais aussi l'incroyable complaisance dont ils sont l'objet de la part de leur entourage féminin. C'est pratique.

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mercredi, 4 juillet, 2012

Sur quelques usages politiques du concept de liberté

Libéral, libertaire, même combat ?

Dans un entretien sur sa vie et son œuvre sur France Culture, Serge July, qui s'estime l'inventeur du concept « libéral-libertaire », expliquait pourquoi il était à la fois libéral et libertaire. Libéral pour la liberté d'expression, d'entreprise, pour la démocratie libérale et l'héritage des Lumières (une grande tirade que je résume bien faiblement et de mémoire). Et libertaire... pour l'esprit, quoi. Notre théoricien était bien plus disert. Une pincée de poivre, une petite pointe de subversion dans une pensée bourgeoise ? On lie deux idées politiques, le libéralisme et l'anarchisme, qui n'ont rien en commun, histoire de faire porter sur la première le capital-sympathie de l'autre. Alors que la pensée libertaire combat le pouvoir qui est exercé dans une société par les un-e-s (classes sociales dominantes économiquement ou culturellement, méga-structure étatique, Technique, etc.) sur les autres (humain-e-s, Nature, etc.), le libéralisme s'est distingué par son refus de considérer les rapports de domination... et donc de lutter contre eux. (Et le néo-libéralisme en a rajouté avec une attitude ambiguë à l'égard de l'État, non plus Léviathan à combattre mais seule instance à même de faire accepter la prédation du bien commun et la préservation de l'ordre social.)

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jeudi, 28 juin, 2012

A propos de quelques aspects du débat sur la prostitution

Le nouveau titre de cet article est très ennuyeux, mais j'en avais marre des visites dues à de pauvres recherches Google et je n'étais pas convaincue du caractère pédagogique de ces erreurs d'orientation. Anciennement, donc, "Mais non, grosse pute, c'est pas une insulte !"

Qu'est-ce que j'ai dit ? J'ai fait l'éloge de la peine de mort ? Expliqué comment j'avais voté FN ou fait une sortie raciste ? Non, j'ai juste suggéré que la prostitution faisait partie d'un système hétéro-patriarcal de domination. Pas la grande classe, politiquement, quand on voit l'aura dont jouissent les « travailleurs et travailleuses du sexe » dans les milieux radicaux. Il y a de quoi s'indigner de certaines dispositions dont ils et elles sont victimes (1), mais de là à faire de leur discours l'alpha et l’oméga de la pensée politique sur le sujet, c'est un peu comme si on demandait à l'Armée de décider de notre prochain engagement militaire, ou aux vendeurs/ses de pompes de choisir ce qu'on devrait se mettre aux pieds : laissez la parole aux spécialistes.

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lundi, 25 juin, 2012

Internet et démocratie, retour sur un fiasco

Printemps arabe et enthousiasme global

Rappelez-vous, c'était il y a dix-huit mois : le printemps arabe. L'admiration fusait de toutes parts devant les capacités ouvertes par un certain réseau social à faire triompher la démocratie. La gauche, celle qui voit toujours la révolution à sa porte (Cuba ! la Chine !) et a besoin de modèles politiques prêts à importer comme si elle ne savait pas les inventer, n'en revenait pas : les œuvres philanthropiques d'un milliardaire américain libéraient les peuples ! Les classes moyennes ne s'en émerveillaient pas moins : là-même où elles étalaient complaisamment leur vie privée, se jouait un mouvement historique... délicieux frisson, entre deux « j'aime » et un « veux-tu devenir mon ami-e ». Quant aux classes dominantes, qu'elles aient dû changer ou non leur fusil d'épaule en cours de route, elles se réfugiaient toutes dans les clichés épuisés par les discussions de café du Commerce sur communication, espace public et démocratie. Il y a cent ans le téléphone allait démocratiser la vie publique (rendez-vous compte, on allait pouvoir appeler son député par la magie du réseau téléphonique (1) !), aujourd'hui ce rôle-là incombe à Internet et aux petites vitrines personnelles ouvertes par une grosse entreprise, moyennant quelques indélicatesses (un peu) rémunératrices, pour montrer à son entourage des photos de Sa Majesté Soi-Même en état d'ébriété.

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mardi, 12 juin, 2012

Plus post- que moi, tu meurs !

Comment déguiser le retour de bâton que nous connaissons aujourd'hui dans de nombreux domaines et lui permettre d'apparaître comme un sommet d'innovation ? La réponse tient en quatre lettres : p-o-s-t.

Exit le féminisme, aujourd'hui c'est l'ère du « post-féminisme ». Qu'importe si les dit·e·s post-féministes trouvent dans les écrits (bêtement) féministes matière à pensée et se considèrent comme l'une des vagues de cette tradition qui en a connu de nombreuses. L'idée de table rase flatte quelques ego et fait les délices des journalistes et des intellos en mal de nouveauté. Qu'elle suggère aussi que les inégalités femmes-hommes sont maintenant vécues de manière « décomplexée », voilà un dommage collatéral qui nous en touchera une sans faire bouger l'autre.

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lundi, 28 mai, 2012

La dernière cible de l'inspecteur Harry

Connaissez-vous l'inspecteur Harry ? Un flic aux méthodes expéditives, qui a décidé de ne pas s'encombrer d'un code pénal, fait hurler sa hiérarchie – bien contente tout de même de voir les membres de la pègre californienne tomber sous ses coups sans encombrer les cours de justice. C'est Clint Eastwood qui, des années 70 aux années 80, incarne ce symbole de la justice arbitraire.

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mercredi, 2 mai, 2012

Le nucléaire, symptôme d'une démocratie défaillante

texte paru dans la revue du réseau "Sortir du nucléaire", avril 2012

Alors qu'une écrasante majorité de Français-es se prononce désormais contre le nucléaire, il est vraisemblable qu'à l'élection présidentielle ils et elles seront une écrasante majorité... à voter pour des candidat-e-s pronucléaires. Comment expliquer ce décalage autrement qu'en pestant contre le « manque de cohérence des gens » ? La raison est à chercher non pas dans le manque de vertu politique des électeurs et électrices, mais à la manière dont elle est sollicitée, à travers le processus de la représentation. Cela nous emmène vers un détour historique...

L'invention du gouvernement représentatif

Quand les constituants français reprirent à leur compte au XVIIIe siècle l'idée de démocratie, ils avaient à leur disposition des descriptions précises du gouvernement grec : prise de décision en assemblée par l'ensemble du corps des citoyens (1), magistrats tirés au sort, défraiement indispensable à la présence des citoyens qui travaillaient, etc. Mais ils inventèrent le processus de la représentation, contre la démocratie et pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec la plus grande taille des communautés modernes (2).
Permettre à la voix du peuple de s'exprimer à condition que ce soit à travers celle d'un homme qui aura été jugé plus digne que la moyenne de ses concitoyens, c'est introduire dans le suffrage une dimension à proprement parler aristocratique (3) où l'élection est sélection. Les fondateurs du gouvernement représentatif ont théorisé le caractère mixte, entre aristocratie et démocratie, du régime qu'ils ont inventé.
Ce furent d'abord des notables, puis des cadres de partis politiques, qui profitèrent ainsi de la sélection, dont on peut douter qu'elle amène sur le devant de la scène les personnalités les plus brillantes et les plus visionnaires de la société... Mais il reste que ces personnes, une fois élues, sont investies d'une responsabilité très particulière vis-à-vis des enjeux de l'époque.

Le nucléaire, un objet politique aristocratique

Le fossé qui se creuse entre l'opinion générale et la vision des responsables politiques tient à plusieurs raisons. La première est sociologique : par leur sexe, leur âge, leur éducation et leur milieu socio-professionnel, les élu-e-s représentent (au sens de « donner image ») bien mal le corps électoral. Celui qu'on retrouve majoritairement dans les assemblées, par la magie de la représentation et de la sélection au sein des partis, c'est l'homme blanc vieillissant, qui a fait son éducation dans le monde radieux des années 1950 ou 1960, où le Progrès nous apporterait tout le confort imaginable et où une noisette d'uranium (français !) donnerait de l'énergie (gratuite !) pendant un an à une ville de 100.000 habitant-e-s. Cet homme-là est structurellement moins sensible aux questions environnementales que le sont les femmes et les plus jeunes (4).
L'élu-e responsable ne comprend d'autre part la lutte antinucléaire que comme une peur irrationnelle et émotionnelle de l'accident. Devant assumer son devoir au-dessus de ces faibles passions, il ou elle est tenu-e de la négliger dans son analyse politique.
Ajoutez à cela certaines – plus anecdotiques – particularités françaises (le scrutin majoritaire, qui laisse difficilement surgir des forces politiques neuves, et des liens souvent étroits avec l'oligarchie énergétique), et vous avez là les raisons qui font que la plupart des élu-e-s se refusent à céder à l'impulsion générale de sortie rapide du nucléaire.
Nous continuons néanmoins à les élire, sur le malentendu du mandat imprécis qui est l'essence même de la représentation. Même si le nucléaire s'est imposé dans la campagne, le cœur des programmes (qui détermine les choix électoraux) reste pour la plupart des Français-es les questions socio-économiques. Voilà pourquoi, tant que nous ne serons pas consulté-e-s spécifiquement sur le nucléaire (5), nous continuerons à donner malgré nous aux élu-e-s pronucléaires ce qu'ils et elles pensent être des mandats pour continuer leur œuvre. Comme si de rien n'était.

(1) Les exclusions du titre de citoyen sont bien connues, nous n'insisterons pas dessus.
(2) La preuve étant que les outils de la démocratie directe (mandat impératif, tirage au sort) ont été écartés alors qu'ils étaient utilisables dans des États modernes.
(3) Au sens du mot grec aristos, meilleur. Nous n'employons pas ici le mot oligarchie, qui fait florès ces jours-ci, parce qu'il ne contient aucune dimension morale et ne permet pas de comprendre l'essence du gouvernement représentatif.
(4) Depuis des décennies déjà, beaucoup d'enquêtes d'opinion montrent que les Français-es se disent majoritairement volontaires pour arbitrer en faveur de l'environnement, serait-ce aux dépens de l'économie.
(5) Ce peut être à travers un referendum ou une consultation de personnes tirées au sort, qu'on appelle une conférence de citoyen-ne-s. La seconde réunie en France, au début des années 2000, sur le thème de l'énergie, est arrivée à la conclusion consensuelle que nous devions abandonner l'énergie nucléaire... Ses conclusions sont restées lettre morte.

Nucléaire : arguments éthiques, arguments pragmatiques

Si l'on arrive à débarrasser les conflits qui ont secoué le Réseau « Sortir du nucléaire » du bruit qui les a accompagnés et empêché d'y voir un sens politique (et de construire une sortie de crise qui ne le serait pas moins), on peut, me semble-t-il, trouver – ce n'est peut-être pas la seule, mais c'est celle sur laquelle j'ai choisi d'écrire – une opposition entre une critique nucléaire d'ordre éthique, et une autre d'ordre pragmatique. Si on caricature, elle mettrait face à face un langage militant fait d'indignations bruyantes, à force de mots comme « inacceptable ! » et de nombreux points d'exclamation, et un langage, porté par les salarié-e-s et certains groupes, vécu comme technique, gestionnaire, le pendant antinucléaire de la gouvernance qui nous fait hériter du nucléaire.

La posture militante peut paraître dérisoire, dans sa croyance que la puissance du propos fait la puissance de l'action, et qu'elle va emmener avec elle des millions de « citoyen-ne-s » enfin réveillé-e-s de leur rêve bleu ciel et enfin désireux/ses de passer leurs après-midi à défiler en jaune. Elle semble ignorer que les « je vous l'avais bien dit » et les attitudes moralisatrices ont un succès plus que modéré quand on tente d'éteindre autour de soi les bruits du monde pour profiter un peu du confort moderne, ce qui constitue ici et maintenant un rapport au monde généralisé. Ce ventre mou de la France nucléarisée, plutôt méfiant envers le nucléaire mais disposé à l'accepter s'il a bien les vertus qu'on lui vante, on a de bonnes raisons de penser qu'il ne peut basculer qu'à la condition d'être rassuré sur la faisabilité technique de la sortie du nucléaire.

D'où des discours techno qui se développent dans la sphère anti-nucléaire : NégaWatt, Virage énergie sont des associations d'ingénieurs qui manient avant tout les chiffres, et peinent à élargir leur propos, comme en témoigne une réflexion jusqu'ici assez décevante sur la sobriété énergétique (1). Le danger de cette approche, qui séduit les salarié-e-s et une partie des militant-e-s, est de mettre de son côté l'autorité de la raison économique et de la mise en chiffres du monde sans la remettre en question. De manier les armes de la société nucléaire, en acceptant par là même que ce langage soit le seul audible, et que disparaisse de l'horizon une posture morale qui rappelle l'ignominie que constitue le recours au nucléaire.

Car le défi engagé par l'oligarchie nucléaire, qui tient à la confiance absurde que l'accident n'aura jamais lieu, et que les générations futures trouveront une solution pour gérer les déchets, est bien un acte moralement répréhensible, qui engage l'ensemble de la société, sur une temporalité inouïe, pour les lubies de quelques-uns qui auront tôt fait de disparaître sans assumer leurs responsabilités.

Comment éviter de tomber dans l'un ou l'autre écueil ? Pour ne pas se contenter de mettre en scène son intégrité morale à coups d'indignations faciles, ni accompagner une attitude gestionnaire moralement répréhensible ? Une des réponses me semble être de s'attaquer à la raison économique, à l'aura des chiffres et de la technique, non pas pour construire une expertise parallèle, mais pour mettre en évidence la folie de cette raison. Une destruction créatrice et libératrice, qui permettrait enfin d'entendre d'autres voix.

(1) Membre de Rêvolutives, groupe de réflexion écologiste, j'ai participé marginalement à cette réflexion. Et porté à l'AG de janvier 2012 une motion (« Le nucléaire, c'est la crise économique ! ») qui engage le Réseau à travailler sur le vrai prix du nucléaire...

dimanche, 11 mars, 2012

Comment penser l'après-choc ?

Texte publié dans La Décroissance de février 2012

Les écolos font de bons futurologues, quand on compare leurs analyses à celles qui dominent par ailleurs, dont la vision de l'avenir a du mal à se déprendre d'une simple extrapolation de la situation actuelle. Et encore, quand cette situation change a-t-on parfois du mal à s'en rendre compte ! Des années après les premiers signes d'une décroissance des transports, on continue à construire des autoroutes... J'apprécie cette image qu'utilise Yves Cochet, qui décrit des analystes le nez sur les graduations d'un verre mesureur, capables d'évaluer les moindres variations et d'imaginer la vitesse à laquelle on atteindra tel repère... sans se rendre compte que le verre a un bord, bientôt atteint, et que nous sommes près de le voir déborder.

Mais est-ce la vision à laquelle je souscris ? Dans le premier numéro de la revue L'An 02, dont une partie est consacrée à notre rapport au temps et aux délais dans lesquels nous inscrivons notre action, nous avons publié un article d'Antoine Chollet, grand lecteur de Castoriadis et auteur d'une thèse sur le temps de la démocratie. Il écrit « Si catastrophe il y a, elle est déjà sous nos yeux ». On peut s'opposer à certaines conséquences de cette position, qui sous-évalue peut-être les difficultés qui nous attendent. Mais elle a le mérite de ne pas se satisfaire du monde dans lequel on vit, ou de ne pas le refuser pour l'unique raison qu'il porte en germe son effondrement. Le monde est déjà invivable pour beaucoup, et nous avons déjà de nombreux signes de ce qui nous attend : l'accaparement des terres agricoles nous rappelle que l'agriculture est un socle indispensable à nos sociétés, et que les terres cultivables sont un bien précieux ; les réfugié-e-s climatiques annoncent des désordres qui seront plus graves qu'un été pourri, etc.

Le « choc » dont vous parlez ne sera pas une surprise, peut-être ne sera-t-il même pas un mouvement de forte rupture mais une dégradation continue de notre organisation sociale et politique. Et de notre environnement. On ne saura peut-être pas le dater, mais on se rappellera quelques moments critiques (l'arrivée au pouvoir dans certains pays de « gestionnaires » nommés en raison de leur orthodoxie économique en sera certainement un) et quelques occasions manquées (le Grenelle de l'Environnement, le sommet de Copenhague, etc.).

Même si ce choc est une source d'angoisses légitimes, je ne défends pas une vision de l'écologie qui serait le versant malheureux du Grand Soir révolutionnaire, tout entier tourné vers l'anticipation d'un avenir désastreux. Le présent porte en lui assez de raisons de s'indigner, de s'organiser pour ne pas laisser se dégrader notre environnement social et naturel.

Penser l'après-choc, c'est penser la vie bonne, autant ailleurs (où nous délocalisons nos nuisances, ou que nous pillons allègrement) et demain (avec le souci pour les fameuses générations futures) qu'ici et maintenant. Pour prendre un cas d'école, l'étalement urbain est un enjeu pour demain, parce que le prix élevé du pétrole rendra plus difficile le transport des produits agricoles sur de longues distances, et parce que les zones rurales éloignées des bassins de population sont bien moins productives que les vallées fertiles où l'humanité s'est installée en nombre. Mais dès aujourd'hui les ménages pauvres qui se sont éloignés de la ville sont les prisonniers de leurs campagnes banlieusardes, où la voiture est quasi-indispensable alors que son utilisation est toujours plus coûteuse. Dès aujourd'hui les vocations de nos ami-e-s pour produire non loin des villes légumes et fruits de qualité sont entravées par un accès difficile aux terres agricoles, consacrées par les PLU à de nouvelles zones pavillonnaires ou réservées à la concentration des « exploitations » de type industriel. Et dès aujourd'hui nous avons de très, très bonnes raisons pour faire des choix en faveur de cette vie bonne. Se soucier du lendemain, et de la manière dont nous éviterons le choc ou vivrons avec, n'est pas incompatible avec nos aspirations présentes.

vendredi, 11 novembre, 2011

Le monopole radical des rythmes de vie

Une deuxième version de mon intervention au colloque « Sortir de l'industrialisme », où je participe à la table ronde « Quels rythmes de vie défendre contre l'industrialisme ? »

L'industrialisme nous a fait deux promesses : celle de l'abondance et celle de ménager notre peine, à la fois en rendant le travail moins pénible (les tâches répétitives ou éprouvantes étant vouées à disparaître) et moins prégnant dans nos vies. La mécanisation du travail et le passage de l'artisanat à l'industrie, le remplacement dans l'agriculture de la main d'œuvre par la chimie, avec les avantages que certains intérêts ont pu y trouver et les défauts qui sont parallèlement apparus, sont des tableaux bien connus.

Ce qui est moins souvent interrogé, c'est à quel point ces deux objectifs, d'abondance et de fin du travail, se font concurrence. Notre époque d'abondance cède peu de terrain à la recherche du « travailler moins », et dans un arbitrage pas assez conscient. La réduction du temps de travail, comprise dans les années 1990 comme l'avenir de l'espèce avec entre autres les travaux d'un théoricien technophile comme Jeremy Rifkin, est un mouvement bien lent, battu en brèche dans la France des années 2000 où il se heurte au choix de l'abondance, c'est à dire au choix d'un travail bon marché. Travailler plus fait baisser la valeur du travail (et donc la valeur des biens de consommation et des services) en mettant plus d'heures sur le marché. Et certains dispositifs comme la défiscalisation des heures supplémentaires ont été élaborés pour faire baisser encore le coût de l'heure de travail, avec pour conséquence le sur-travail des insiders et un nombre croissant d'outsiders. Ce sur-travail est la norme, le temps partiel étant une caractéristique des seuls emplois mal rémunérés et sans responsabilité. Quand la moitié des économies dégagées par le non-renouvellement des fonctionnaires est consacrée à faire supporter, par des primes et gratifications diverses, l'intensification de leur travail par ceux et celles qui restent, on est face à un projet de société où nos vies ne seront jamais libérées du travail, sauf à être privées dans le même temps d'un revenu et de l'autonomie, de la capacité d'action, qui l'accompagnent.

Dans les transports aussi, le course à la libération du temps est un échec. La motorisation a fait exploser les distances sur lesquelles nous nous permettons (ou bien sommes tenu-e-s) de nous déplacer, à un coût qui a lui aussi son influence sur notre emploi du temps, comme le montre le calcul de la vitesse généralisée d'Ivan Illich et de Jean-Pierre Dupuy, qui compte aussi bien le temps consacré conduire sa voiture qu'à gagner l'argent nécessaire à son entretien. Et le mouvement continue, grignotage de la campagne péri-urbaine d'un côté, avec ses grandes surfaces et ses pavillons, et infrastructures de transport de l'autre : il faut engloutir des budgets publics considérables et détruire des hectares de forêts pour mettre Toulouse à trois heures de Paris avec le TGV, il faut encore tracer des autoroutes dans un des pays les mieux pourvus d'Europe. Tout pour gagner du temps qu'on consacrera à aller plus loin, dans un phénomène de contre-productivité très bien décrit par Illich (encore lui, décidément Énergie et équité est un livre essentiel). Et l'équipement du pays entier se calque sur les besoins de la classe sociale dominante, friande de day trips à l'autre bout du pays, pour une réunion de travail ou une sortie culturelle.

A la maison aussi, on nous a après guerre promis un équipement pour « libérer la femme » et le temps qui était consacré à laver le linge ou la vaisselle, réchauffer une soupe ou un biberon, râper des carottes. Mais la participation toujours trop faible des hommes aux tâches domestiques n'a pas libéré les femmes de leur rôle social de ménagère. De quelle libération parle-t-on, quand dans des vies trop pleines la moindre heure se remplit aussi vite ? Le temps dédié aux loisirs augmente, mais ces loisirs échappent-ils vraiment au productivisme ambiant ? La dernière enquête « emploi du temps » de l'INSEE décompte deux heures par jour en moyenne consacrés à la télévision, et plus encore pour Internet qui vient de dépasser la petite lucarne. Dans d'autres classes sociales on court derrière le visionnage de films, la visite au pas de charge d'expositions, l'accumulation de disques... Et le temps dédié à des activités physiologiques de base, comme le sommeil, diminue constamment.

Le travail est bien le nœud de nos vies trop pleines. Derrière cette course contrainte à l'activité, il y a cependant une course dans laquelle nous sommes engagé-e-s à notre initiative, mais sur des modèles sociaux que nous prenons rarement le temps de questionner. Et quand nous le faisons, quand nous réalisons que nous n'avons « pas assez de temps pour nous », les activités civiques sont les premières à disparaître. Le temps pour et avec les autres sert de variable d'ajustement. Quelques-un-e-s d'entre nous ont fait le choix de dédier le temps libéré par le chômage (volontaire ou forcé) à des activités politiques, associatives. Et les voient petit à petit désertées par les insiders, par ceux et celles qui mènent une activité productive rémunérée. Le sur-travail contraint bien trop une partie du temps pour que l'usage de l'autre partie soit véritablement libre. Et comme c'est ensemble que nous faisons société, il y a là un véritable monopole radical de ce mode de vie sur les autres : le champ des possibles, des actions à mener collectivement, en-dehors de la famille et du boulot, se restreint comme une peau de chagrin.

Industrialisme et liberté

Une intervention au colloque « Sortir de l'industrialisme », où je participe à la table ronde « Quels rythmes de vie défendre contre l'industrialisme ? »

Plus que le confort, la société industrielle nous a promis la liberté. Elle travaille à la rupture avec les contraintes naturelles et nous fait miroiter un être humain délivré du boulet que constituerait la nature : l'espace et le temps, notamment, ne doivent plus être des obstacles à notre épanouissement. De quel épanouissement s'agit-il ? Et vaut-il vraiment la peine de voir nos vies envahies par les objets et systèmes industriels, que ce soient des inventions hypermobiles comme la voiture et le TGV, ou des machines énergivores ?

La voiture a considérablement accru notre champ d'action, et notre voisinage immédiat s'étend désormais dans un rayon de 100 km. Mais ce miracle quotidien, vite rattrapé par d'autres contraintes abondamment décrites dans l'œuvre d'Ivan Illich (1), a perdu de sa saveur, aussi bien pour les personnes qui en font l'usage que pour celles qui le critiquent. Lesquelles ont d'ailleurs compris qu'après le désir d'abolir des distances c'est finalement la volonté d'avoir en tous lieux un espace privatif qui a fini par avoir cours. Les automobiles nous transportent toujours, certes, mais quand la plupart des trajets se font en ville et sont inférieurs à 3 km, on comprend bien que leur usage sert la protection, l'isolement, voire la rupture. C'est dans les villes du Tiers-Monde que ce phénomène est le plus sensible, où la voiture individuelle accompagne une fracture sociale entre les habitant-e-s des bidonvilles, qui se font écraser autant qu'ils et elles meurent d'une eau souillée (2), et les classes moyennes qui se protègent de l'agression en prenant leur voiture... et du car-jacking (agression des automobilistes) en faisant construire des aménagements qui limitent les obligations de s'arrêter (3).

Le TGV présente des caractères similaires à l'usage de la voiture dans les grandes villes des pays pauvres, à savoir la prédation de ressources publiques pour des équipements utilisés en grande partie par les classes aisées, comme l'a rappelé l'économiste et opposant aux infrastructures de transport Julien Milanesi (4). Mais cette question reste marginale, et le discours autour du TGV mobilise surtout les images les plus fortes de l'hypermobilité et la volonté la plus claire d'effacer les contraintes naturelles : « Toulouse ne peut, ne doit pas rester aussi loin de Paris ». Mais alors que faire ? Certainement pas déménager l'agglomération des bords de la Garonne vers ceux de la Loire. Plutôt tracer dans la géographie du Sud-Ouest des lignes à grande vitesse qui mettront Bordeaux à deux heures de Paris, et Toulouse à une heure et demie de Bordeaux. Nier cet espace, ces 800 ou 900 km, en donnant les moyens de les franchir plus vite, c'est aussi « libérer » le temps de ses utilisateurs et utilisatrices, à qui une heure de lecture ou de méditation fait si peur.

De la même façon, équiper les maisons en appareils électro-ménagers, c'est « libérer » le temps jadis consacré à laver le linge ou la vaisselle, réchauffer une soupe ou un biberon, râper des carottes. Automatiser des activités productives, à l'usine ou au bureau, c'est de même « libérer » le temps des travailleurs-ses... Mais les bonds de la productivité n'ont été consacrés qu'en une très faible partie à moins nous contraindre à travailler. Ils ont avant tout servi à faire exploser la production de biens et de services. Ainsi que la quantité d'énergie nécessaire au mode de vie industriel. Alors quelle libération ? La durée légale du travail ne compense pas les augmentations de productivité, et l'écart est toujours plus sensible entre la quantité de travail valorisable sur le marché et le nombre des travailleurs-ses disponibles pour l'effectuer. Écart connu sous l'expression « chômage de masse » et que l'on considère comme le plus grand fléau de notre société. Cette durée que l'on peine tant à diminuer ne permet en outre pas de consacrer assez de temps à une vie sociale, amicale, familiale, politique, culturelle, artistique ou sportive épanouie. La société industrielle n'est pas le jardin d'Eden qu'on nous avait promis, mais une « course de rats » toujours plus rapide, pleine d'objets et de services pour compenser tant bien que mal l'inhumanité de notre condition.

Quelle libération encore, quand dans la plupart des ménages les rôles de genre imposent toujours aux femmes cinq heures de travail domestique quotidien, sans que la participation des hommes ait sensiblement varié (5) ? Peut-on véritablement parler de libération, parce que laver le linge ne demande plus une matinée les mains dans l'eau froide, alors que le sexe biologique enferme toujours aussi mécaniquement dans un rôle social ? Ni les trajets en TGV, ni les programmes « express » de nos machines ne parviennent à libérer notre temps. Car cette libération ne peut être l'effet de l'industrialisation de notre mode de vie. Elle doit être un objectif collectif, politique, en rupture avec le productivisme et l'industrialisme. Serge Moscovici, penseur essentiel des rapports entre l'être humain et la nature, mettait cet objectif au centre de l'action pour un monde désirable : « Le problème du temps, les cycles, c’est important dans le rapport à la nature. (…) Je pense que les écologistes doivent penser (...) en introduisant quelque chose auxquels les gens ne pensent pas : le problème du rythme et du temps (6). »

Notes
(1) Ivan Illich, Énergie et équité, Le Seuil, 1973.
(2) « Les personnes les plus en danger sont celles qui ne pourront jamais s’offrir une voiture de toute leur vie », réseau OMS accidents de la route, cité dans Mike Davis, Le Pire des mondes possibles (sic). De l'explosion urbaine au bidonville global, La Découverte, 2007.
(3) Mike Davis, op. cit.
(4) Julien Milanesi, « Qui utilise le TGV ? », publié le 8 février 2011 sur http://blogs.mediapart.fr/blog/julien-milanesi.
(5) Dominique Méda, Le Temps des femmes, Flammarion, 2001.
(6) « Le mouvement écologiste devrait se considérer comme une minorité », entretien avec S. Moscovici par Stéphane Lavignotte, mai 2000.

dimanche, 23 octobre, 2011

L'écologie urbaine contre l'écologie politique ?

Bienvenue chez les pauvres, chronique n°2

On redécouvre ces dernières années que les villes aussi sont des écosystèmes. Les plantes y poussent entre les pavés malgré les coups de désherbant, les oiseaux nocturnes n'ont pas été tout à fait éloignés par l'éclairage public, les arbres sont présents dans tous les quartiers (et quand ils le sont peu on s'en désole) et on composte dans les jardins privés. Nous ne sommes pas des fleurs de béton, incompatibles avec les autres animaux et ne supportant le végétal que sous forme de salade dans une assiette. C'est une bonne nouvelle. Mais si l'écologie a sa place en ville, ce n'est pas seulement pour investir la question naturelle, mais parce qu'elle est porteuse de dimensions sociales qui restent pertinentes dans tous les milieux humains.

L'usage de la bagnole pose par exemple en ville autant de problèmes environnementaux, avec leurs gaz d'échappement, que de problèmes sociaux. Elle dégrade les transports en commun, ralentissant avec elle les bus et écartant de leur usage des fractions de la population d'autant plus nombreuses qu'on s'éloigne du centre-ville. Elle éloigne certains services et les rend finalement inaccessibles (1) aux personnes qui n'ont ni le goût ni les moyens d'investir plusieurs centaines d'euros mensuels dans une voiture. La bagnole mord sur l'espace public, le rend peu propice à la promenade ou à une circulation à vélo vraiment agréable, faisant de nos villes des lieux dont on souhaite s'échapper, avec un pavillon en banlieue ou un week-end à la campagne.

L'écologie est un corpus politique particulièrement attentif aux conditions de la vie quotidienne, qui ne s'en laisse pas compter par les grands objectifs (le Progrès, la Puissance – 4e mondiale pendant longtemps –, la Croissance du PIB) mais cherche des manières de vivre mieux, libérant le temps et l'espace pour rendre les conditions matérielles d'un certain bonheur accessibles à plus de monde que si le marché s'occupait de vendre des vies agréables. Les écolos ont donc imaginé des villes vivables. Depuis la fameuse campagne municipale de 1977 ils et elles ont tenté pour cela d'intégrer des exécutifs locaux. Dans les années 1990 et 2000, ils et elles y sont arrivé-e-s, ont finalement trouvé une oreille attentive et pu mettre en œuvre quelques réformes. Les jardins municipaux sont désormais entretenus avec des méthodes plus ou moins biologiques, le désherbage se fait au feu plutôt que par la chimie, on fait pousser des espèces végétales plus variées et mieux adaptées, on baisse l'éclairage public (moins intense, il n'est plus dirigé vers le ciel ou les hauteurs des bâtiments) pour moins perturber les chauve-souris (et notre sommeil), on ouvre des jardins partagés et on promeut même l'apiculture urbaine. Les exemples sont nombreux, et ils donnent souvent envie d'habiter à côté. Ça tombe bien, c'est fait pour ça.

Si l'écologie urbaine passe bien dans ses dimensions naturalisantes, c'est aux dépens de ses dimensions sociales et globales, qui avancent bien moins vite. Rendre un quartier agréable, en y restreignant la place des voitures ou en y ouvrant un beau jardin, renchérit le prix des loyers tout autour. Quelle action pour conserver la mixité sociale, en-dehors de pourcentages cache-sexe ? Distribuer un composteur aux habitant-e-s dotées d'un jardin, ça sert à quoi si ce n'est une première étape pour généraliser le compostage urbain et éliminer les 30 % de déchets organiques qu'on brûle inutilement et à grand peine dans les incinérateurs ? Les plus grands promoteurs de l'écologie urbaine, les personnalités politiques en pointe sur ces questions, qui « ne mangent plus de cerises en hiver » et inaugurent des « maisons de l'écologie », soutiennent par ailleurs des projets de construction de stades, de grands contournements autoroutiers, de nouveaux tronçons d'autoroute, ou de lignes à grande vitesse qui renchériront les prix du train pour tou-te-s mais rapprocheront de la capitale une classe moyenne aisée anxieuse d'y passer plus de week-ends culturels.

Les derniers budgets publics avant la faillite, ces visionnaires les réservent à des équipements forts de béton, pauvres en emploi, incompatibles avec la réduction des émission de gaz à effet de serre. Les logements des propriétaires pauvres ou des locataires ne sont toujours pas équipés pour passer l'hiver, la tuberculose revient pour les gamins des familles démunies, les factures d'énergie bouleversent les budgets de la classe moyenne et donnent aux plus pauvres le choix entre le froid et les dettes, mais qu'à cela ne tienne, nous avons déjà fait beaucoup d'efforts en accordant des crédits d'impôts pour rénover le bâti de la classe moyenne aisée de bonne volonté écologique (2). Alors l'écologie, ça a assez duré. Maintenant, tou-te-s au stade !

A quoi sert donc l'écologie urbaine, si ce n'est à redessiner le monde autour des villes, dans toutes ses dimensions ? Elle sert à policer la ville en mettant dans le même sac écologie et propreté. Elle sert à normer les comportements de ses habitant-e-s (trie tes déchets, dis bonjour à la dame), à rendre la ville plus attractive dans la compétition nationale pour accueillir les classes sociales les plus aisées. Elle envoie les pauvres dans des banlieues où la bagnole n'est plus une nuisance, comme quand on boit un verre à une terrasse de centre-ville, mais un outil indispensable pour aller tous les matins de la zone résidentielle à la zone de bureaux. De beaux objectifs. Cette écologie-là sert en un mot de marketing urbain, elle fait des écolos les dindons de la farce.

(1) Ou pas loin : à Bordeaux la CAF, un service dont ont besoin les plus fragiles, se trouve ici (et inutile de préciser que dans ce riant paysage, distant d'une dizaine de kilomètres de la gare St-Jean, les bus ne passent pas toutes les cinq minutes).
CAF Bordeaux
(2) Voir « De bons pères de famille. Bienvenue chez les pauvres, chronique n°1 ».

samedi, 15 octobre, 2011

Peut-on verbaliser les cyclistes ?

A l'heure où les autorités lilloises nous promettent un mouvement sans précédent de verbalisation des cyclistes, il est bon de se demander si l'on peut légitimement coller aux personnes à vélo les mêmes prunes qu'aux automobilistes...

Même si on a pu mettre en place avant 1921 certaines dispositions règlementaires concernant la circulation des véhicules, le code de la route formalisé à cette époque n'est pas aussi vieux que la route, mais que la généralisation des automobiles. De même que le trottoir et le piéton n'ont pas surgi avec l'apparition des jambes. La voiture a créé tout un monde autour d'elle (du bitume aux stations-service, du trottoir au parking), et les risques qu'entraîne sa vitesse pour les autres ont contraint la société à se doter d'abord d'un code de bonne conduite, puis d'un code administratif, étoffé et complexifié au fil des ans. La bicyclette est à peu près contemporaine des premières automobiles, mais ce n'est pas à elle qu'on doit le bitume et le code de la route... elle peut faire sans. Les chemins pierreux des campagnes sont encore pratiqués à vélo, et nous partageons relativement bien la route, entre nous et avec les piéton-ne-s, en raison de notre faible vitesse, de notre prise (visuelle, auditive, sensible) avec l'environnement et de notre intérêt bien compris, puisque c'est dans notre chair que nous sentirons la chute ou le choc. Certaines contraintes auxquelles sont soumises les automobiles et leurs conducteurs/rices ne nous concernent pas (le contrôle technique, le permis de conduire...), alors pourquoi celle-ci le ferait ?

Les piéton-ne-s peuvent recevoir une prune d'une dizaine d'euros s'ils ou elles traversent la chaussée en-dehors des clous ou au feu rouge. Cette mesure est rarement appliquée, donc encore moins souvent interrogée. L'argument le plus classique en sa défaveur est « je fais ce que je veux, s'il m'arrive quelque chose c'est moi qui en subirai les conséquences ». C'est un argument douteux : mon intérêt est bien d'atteindre le trottoir d'en face sain-e et sauf/ve, et comptez sur moi pour tout mettre en œuvre pour le faire, certes... mais une société qui met à ma disposition dans le cas contraire toute une batterie de services médicaux a peut-être son mot à dire. Voilà qui va dans le sens d'une légitimité de la verbalisation des cyclistes. Mais dans quelles conditions ?

Utiliser le même barème d'amendes pour les automobilistes et pour les cyclistes est par exemple un non-sens. Les formulaires le disent bien, qui parlent de « véhicule » et doivent être remplis avec le nom de la marque, du modèle, mais aussi le numéro de la plaque d'immatriculation ! Et le prix de l'amende pour un feu ignoré se rapproche fort d'un budget vélo annuel alors que pour les automobilistes il équivaut à deux pleins hebdomadaires. Difficile de ne pas ressentir l'absurdité et l'injustice de tout cela pendant qu'on remplit votre amende. La moindre des choses serait donc d'établir un barème d'amendes spécifique aux cyclistes, plus proche de celui qui a cours pour les piéton-ne-s... et d'imprimer les formulaires qui vont avec.

Faire du vélo en ville, c'est déjà le parcours du combattant. Si on peut le rapprocher de l'expérience des usagèr-e-s de la voiture, ce serait de celle d'un-e passagèr-e surpris-e par un-e conducteur/rice spécialement désinvolte, trop rapide, à la conduite décidément dangereuse. Assis-e à la bien nommée place du mort, on n'arrête pas d'écraser le plancher, à la recherche d'une pédale de freins imaginaire. Même chose à vélo : un doublement en-deçà de la distance de sécurité, le bruit d'une accélération un peu virile, d'un cliquetis qui ressemble à une ouverture de portière, tout ça nous rend le vélo plus désagréable qu'il devrait être. Nous sommes les usagèr-e-s les plus fragiles de la route, et nous méritons des égards. Il n'en est rien, bien au contraire. Ce qui nous nuit le plus n'est jamais verbalisé. Avez-vous vu un-e automobiliste recevoir une prune pour ne pas avoir vérifié son angle mort de droite ? ouvert sa portière sans un regard ? klaxonné indûment ? doublé sans respect pour la distance de sécurité ? Certains de ces comportements peuvent vous valoir d'être recalé-e au permis, mais pas une prune. Et les autres, même s'ils sont interdits par le code de la route, ne sont jamais sanctionnés. « Comment pouvez-vous coller une prune à une personne qui a klaxonné n'importe comment », disait un jour un policier à vélo ? « Même si cela m'énerve moi aussi, je ne me sens jamais en droit de le faire. »

Si aujourd'hui les policièr-e-s à moto ou en voiture se mettent à nous verbaliser, ce sera de manière arbitraire. Un changement de direction non-signalé, à 45 euros ? « Mais la chaussée est ici complètement défoncée, comment voulez-vous que j'enlève une seule main de mon guidon ? » Un feu grillé, 90 euros ? « Et si je préférais passer en ne gênant personne plutôt que de rester sur la chaussée la nuit sans éclairage ? » Nous faire verbaliser par des personnes qui ne connaissent rien de notre expérience de cyclistes, et pour qui le vélo c'est le truc qu'on met à l'arrière de la voiture quand on va à la campagne, c'est se mettre en mesure de faire naître un énorme sentiment d'injustice. Les magistrats savent qu'une peine n'est utile que lorsqu'elle est comprise. En donnant l'ordre de nous verbaliser, pour des sommes aussi élevées, à des policièr-e-s, dont très peu à Lille circulent à vélo et partagent notre expérience, les autorités accroîtront la tension du côté des cyclistes, et feront naître une génération spontanée de vélos en colère.

Ce fut le cas à Bordeaux entre fin 2005 et début 2009, presque quatre années de verbalisation intense des cyclistes. Le pic fut atteint ce jour où trois camions verbalisèrent toute une après-midi sur l'axe ville-campus les cyclistes (souvent étudiant-e-s et désargenté-e-s) qui roulaient sur les voies de tram. C'est dangereux certes, mais l'agglomération ne s'était-elle pas la première mise en délicatesse avec les textes de loi en refaisant un axe important sans prévoir de place pour les cyclistes ? Des voies trop étroites pour se faire doubler (et encore moins doubler en toute sécurité) engageaient les cyclistes à passer où ils et elles pouvaient... avec le risque d'une prune à 90 euros. Le résultat de ce mouvement inédit (que la mairie disait regretter alors qu'à Lille Martine Aubry semble l'avoir commandé), c'est des vélorutions à 200 personnes, mamies et étudiant-e-s en colère, quasiment tou-te-s ayant été verbalisé-e-s et réprimandé-e-s par des policièr-e-s motorisé-e-s. Les entretiens entre Vélo-Cité et l'hôtel de police restaient stériles, et ce n'est que début 2009 que les cyclistes ont eu la peau du chef de la police, suite au tollé provoqué par la nuit passée en cellule de dégrisement par une cycliste qui avait certes bu quelques verres de bordeaux, mais ne méritait pas un tel traitement et s'en est bien vengée en mobilisant tous ses réseaux médiatiques et politiques. Faudra-t-il en arriver là à Lille ?

Martine Aubry justifie ce mouvement par l'arrivée avec le V-lille de cyclistes peu expérimenté-e-s, qui ont un usage plutôt... poétique du vélo et peuvent en effet se mettre en danger. Mais la meilleure des réponses politiques ne serait-elle pas de contraindre les cyclistes qui n'ont pas respecté le code de la route à suivre des formations à la conduite à vélo en ville ? Certains comportements interdits peuvent être plus sûrs, et des comportements tout à fait légaux, bêtement calqués sur un modèle automobile, être au contraire très dangereux. Défend-on une conduite dans les clous, ou une conduite sûre ? Au fond, veut-on normaliser la conduite des cyclistes, ou assurer leur sécurité ? Il est vrai que verbaliser à tout-va les cyclistes rapporte plus que de les former. Mais comme disait Victor Hugo, si l'école coûte cher, essayez donc l'ignorance...

lundi, 10 octobre, 2011

Pourquoi avons-nous besoin d'espaces non-mixtes ?

Pas facile de défendre la non-mixité de certains projets politiques... Si la non-mixité informelle ne pose aucun problème, et que personne ne s'insurge de voir déserté par les hommes un groupe qui s'attaque aux questions de genre, la non-mixité formelle reste compliquée à défendre. Quand on interdit au sexe opposé l'accès au groupe ou au lieu qui s'est formé sur ces principes-là, on a l'impression qu'on mutile, qu'on enlève, qu'on appauvrit. Mais la non-mixité n'est qu'un outil de plus, pas un idéal qui a vocation à remplacer la mixité. L'ouverture d'un espace formellement non-mixte augmente la diversité : à côté des espaces mixtes et des espaces de non-mixité informelle s'ajoutent des espaces où des femmes (mais pourquoi pas des hommes ?) ont décidé d'être entre elles, et de profiter de la spécificité offerte par cette disposition. Les interactions y sont différentes, ainsi que les paroles qui sont échangées. La non-mixité informelle nous est imposée par les stéréotypes de genre (le cours de gym douce ou de couture), ou bien elle est réservée aux copines. La non-mixité formelle est au contraire un outil, au service d'un projet politique. L'occasion de voir par défaut ce que nous avions cessé de remarquer, par exemple la réception que nous faisons souvent à la parole des femmes comparée à celle des hommes. Ou bien de construire une stratégie qui fasse avancer à notre façon les droits des femmes et l'égalité femmes/hommes. Ou bien de faire l'expérience de cette divine surprise : les femmes entre elles ne se battent pas dans la boue comme chaque fois que la littérature ou le cinéma nous les montrent ensemble.

« Mais que diriez-vous si des hommes prétendaient vous exclure, comme ils l'ont longtemps fait, de leurs lieux de sociabilité ? » Non seulement la phrase se décline très bien au présent, et nous restons exclues de nombreux lieux : les CA des grandes entreprises nous montrent imperturbablement des brochettes de vieux mâles blancs cravatés, dans la ville la nuit on compte 4 % de femmes (1), il n'est pas jusqu'aux comptoirs des bistrots qui ne soient des espaces non-mixtes (2), et la liste n'est pas close. Si des hommes prétendaient nous exclure de certains moments de leur lutte pour l'égalité des sexes et la déconstruction du genre, nous serions ravies de les retrouver de temps à autre en mixité. Mais si ces exclusions se font pour la défense des privilèges masculins (citons en bloc de bien meilleurs salaires à travail égal, plus de temps libre à la maison, etc.), alors oui, nous serions aussi choquées que vous l'êtes par cette pratique. Mais le défaut d'universalité de certaines de nos pratiques féministes ne signifie pas pour autant que nous abandonnions le caractère universel du féminisme : la défense des femmes est aussi la lutte pour une société plus juste, plus sensible au sort réservé aux plus faibles. Il est nécessaire que les hommes soient associés à cette lutte... mais pas au point d'y prendre la part prédominante qu'ils ont partout ailleurs. C'est à nous de décider si la réouverture des maisons closes (sujet qui, bizarrement, suscitait jadis le plus grand intérêt chez les hommes pro-féministes Verts, loin devant l'accès à la contraception pour toutes ou l'égalité salariale, moins sexy) sera ou ne sera pas l'objet de notre action pour l'émancipation des femmes...

Si les sans-papiers ne pouvaient s'organiser qu'en compagnie de la classe moyenne blanche militante qui fournit l'essentiel de leurs soutiens, le biais apparaîtrait d'emblée : la lutte serait de fait encadrée par des personnes qui n'ont aucune raison de se rendre compte jour après jour de ce que représente le fait de vivre sans papiers, mais qui apportent un fort capital social et symbolique. Mais si leur avis est précieux, il n'a pas à dominer, il lui faut donc de temps en temps s'effacer. La non-mixité s'assoit sur les mêmes ressorts. Sauf qu'à vivre ensemble femmes et hommes, comme nous le faisons peu Blanc-he-s et Noir-e-s, bourgeois-es et ouvrièr-e-s, nous vivons dans l'illusion que les rôles sociaux que nous nous forçons à endosser tant bien que mal ne changent au fond pas grand chose : on est pour l'égalité femmes/hommes où on ne l'est pas, et si on l'est alors c'est automatiquement tou-te-s ensemble, sans regret, sans hésitation, avec le même risque de perdre et la même chance de gagner. Il suffit de nommer le même ennemi (ici le patriarcat) pour être d'emblée d'accord sur le constat et les moyens à engager, comme s'il n'y avait qu'une manière de lutter. Une illusion unanimiste qui rejoint celle du « eux et nous », les méchants capitalistes contre nous qui luttons, tou-te-s ensemble, parce que nous sommes les exploité-e-s, disposé-e-s à tout mettre en branle pour ne plus accepter l'injustice d'un monde où l'on peut travailler pour un dollar par jour dans des conditions sanitaires effroyables, à coudre des fringues ou assembler du matériel électronique, tous biens de consommation qui finiront dans les supermarchés occidentaux... Euh, vraiment, tou-te-s ensemble ? Même risque de perdre et même chance de gagner ? Si beaucoup d'hommes qui en toute sincérité pensent ne pas faire usage de leurs privilèges de sexe peuvent se sentir injustement tenu-e-s à l'écart des pratiques féministes non-mixtes, qu'ils se rappellent leur hésitation au moment d'acheter un paquet de café.

Notes
(1) Voir les travaux de Luc Gwiazdzinski.
(2) Comme le notait une « géographe du genre », racontant son épopée pour une tasse de café dans les abords immédiats de la radio où elle intervenait.

mercredi, 5 octobre, 2011

Eux et nous ?

Je ne souscris généralement pas aux analyses qui mettent face à face « nous » et « eux », le capitalisme et ses méchants serviteurs contre nous, le gentil peuple exploité. Il m'arrive cependant d'y céder, par exemple quand les « élites » de la région Aquitaine sont plus sensibles aux charmes d'Eiffage qui tient à construire une autoroute entre Bordeaux et Pau qu'à ceux des technicien-ne-s de l'Équipement qui dénigrent le projet, mal ficelé ;
quand ces dignes représentants du peuple de gauche (1), bien avant le « ça suffit l'écologie » de Sarko, promeuvent la première autoroute de l'après-Grenelle, 180 km qui filent à travers huit zones Natura 2000 (Natura quoi ?) ;
quand ils ignorent une décroissance des transports sensible depuis 2003 et les engagements pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, et continuent à rêver leur rêves de mômes des années 1960, qu'on irait le w-e sur la Lune et qu'on mangerait du magret en tubes ;
quand ils s'appuient sur une opinion publique favorable... qui depuis 1992 que le projet est dans l'air pense avoir un avis informé, mais ne connaît pas même le tracé de l'autoroute qui rallonge le trajet Sud Gironde-Bordeaux de 6 km (2).
Même si l'honnêteté de nos élu-e-s n'est pas en question, ce projet d'autoroute sent au moins l'imposition par une classe dirigeante de sa vision bien particulière du bien public et du long terme. Les deux partis qui structurent la vie politique française, main dans la main pour défendre l'A65, le sujet absent de la campagne des élections régionales de 2004 qui donne à Alain Rousset ce qu'il imagine être un mandat (« J'ai été élu pour... »), tout cela se nourrit des limites du gouvernement représentatif : absence de mandat et de comptes à rendre, survalorisation de la liberté de choix et ignorance des phénomènes de captivité au moment du vote, création d'élites politiques dont on apprend régulièrement qu'elles n'ont pas la moindre idée du prix d'une baguette ou d'un ticket de bus urbain (« 5 euros ? »). L'A65 est le pur produit de ce système politique (3).
Et pourtant... c'est peut-être la faute des associations qui ont peiné à mobiliser, à faire connaître les failles du dossier, à trouver et à utiliser les arguments qui nourrissent l'indignation et suscitent un mouvement social, mais cette question n'a pas passionné les foules. Pas évident, entre 8h de boulot quotidien, 1h30 de transports, les gosses, la maison et la télé pour se vider la tête, de s'intéresser à des questions, et d'autant moins quand notre avis n'est pas requis ! Le manque de vertu politique qu'on peut déplorer a des causes structurelles, qui ne dépendent pas de nous.

Néanmoins... reste de cet échec l'impression désagréable que tout de même, tout ça nous arrange bien. Pouvoir rêver d'un w-e à filer sur l'autoroute vers les Pyrénées, pouvoir profiter de barrières douanières symboliques pour nous acheter tout un équipement réalisé à des prix défiant toute concurrence par des travailleurs/ses asiatiques sous-payé-e-s, pouvoir rouler avec un pétrole relativement bon marché, merci les guerres « justes » et « préventives », pouvoir nous baffrer d'une viande élevée au soja cultivé sur ce qui était hier encore une forêt tropicale... nous sommes malgré tout les bénéficiaires d'une violence bien supérieure à celle que fait l'A65 aux contribuables aquitains, aux paysan-ne-s landai-se-s, aux promeneurs sud-girondin-e-s.
Mais quand nous sommes jeté-e-s à la porte du festin de la classe moyenne occidentale par le chômage, l'emploi indécent ou les retraites injustes, là on trouve plus de monde pour s'indigner. Et le consensus néo-libéral auquel se plient nos gouvernements, la bride sur le cou d'entreprises dont la puissance dépasse celle des États, la prédation organisée par l'oligarchie qui profite de notre vote contraint, tout cela nous choque de nouveau, simplement parce que les miettes ne sont plus assez grosses ! Quand elles l'étaient, nous fermions les yeux, trop occupé-e-s à télécharger la dernière appli ou à chercher un crédit pour la bagnole. Les Grec-que-s qui hier faisaient du non-paiement des impôts un sport national (4) prennent aujourd'hui la rue en pestant contre les élites politiques qui les ont plongé-e-s dans la dette. Les Espagnol-e-s qui ont profité d'une prospérité illusoire gueulent maintenant contre les mécanismes qui ont favorisé la bulle immobilière (et l'autodérision est rarement au rendez-vous, comme elle l'est dans cet impeccable dessin animé d'Aleix Saló). Comme disait l'ami Nicolas Bacchus, « Si le seul moyen de s'apercevoir du monde de merde dans lequel on vit est de se faire virer, alors tout le monde à la porte ! On pourra peut-être passer plus vite à autre chose ». Nous y sommes, ou presque.

Au moment d'aller manifester contre les retraites, au moment de protester avec les Indigné-e-s, l'honnêteté consiste à se demander si on souhaite seulement avoir accès à un revenu décent et à un pouvoir d'achat qu'on juge suffisant grâce au système économique actuel, avec les miettes de l'exploitation des ressources mondiales, ou si on est vraiment prêt à mettre une croix dessus pour construire un autre monde...

Ce texte est dédié à Élie Spirou, directeur commercial délégué aux Pouvoirs Public, Collectivités Locales et Grands Comptes, Eiffage Travaux Publics (anciennement directeur de cabinet d'Alan Rousset au Conseil régional Aquitaine), ainsi qu'à l'écrevisse à pattes blanches, espèce disparue pendant les travaux de l'A65, en septembre 2008, suite à un écoulement de chaux dans la rivière.

(1) Soyons justes, Alain Rousset et Henri Emmanuelli ont trouvé en François Bayrou et en Alain Juppé (après sa conversion au grand effort pour sauver la planète) des partisans pour défendre le projet dans une lettre adressé au Premier ministre.
(2) Les quelques commerçant-e-s de Bazas (sortie 1) à qui j'ai demandé de poser une affichette contre l'A65 en mai 2008 me répondent non, ils et elles sont favorables à cette autoroute « écologique » et la défendent ardemment. Il a suffit de leur montrer le tracé de l'autoroute pour les convaincre de rejoindre les opposant-e-s.
(3) Abondamment décrit dans ma brochure « Élections, piège à cons ? ».
(4) Je doute que la fraude fiscale répandue en Grèce puisse être assimilée à l'action de désobéissance civile d'un Henry David Thoreau refusant de financer par ses impôts une guerre-prétexte contre le Mexique, visant l'annexion d'une partie du Texas, de la Californie et de tout ce qui est aujourd'hui le Sud-Ouest des USA.

mercredi, 3 août, 2011

De bons pères de famille

Bienvenue chez les pauvres, chronique n°1

Malgré la crise et les faillites évitées de justesse, les États continuent à investir dans l'avenir.

On a vu l'Espagne construire, à l'initiative ou avec la bénédiction des autorités, des éléphants blancs :

  • aéroports dans des villes moyennes déjà bien desservies (les 178.000 habitant-e-s de Castellón, à 75 km de la troisième ville d'Espagne, sont équipé-e-s : illes peuvent désormais aller se balader le dimanche sur des pistes désespérément vides),
  • méga projets de construction dont les appartements ne trouvent pas preneurs malgré les difficultés de logement qui demeurent (voir le reportage de Magali Corouge sur Ciudad Valdeluz),
  • lignes de train à grande vitesse déjà décevantes,

le tout impeccablement décrit dans un petit film d'Aleix Saló, Españistán, de la burbuja inmobiliaria a la crisis (trouvez un-e ami-e pour vous le traduire, ça vaut la peine).

La France est plus solide, elle tiendra plus longtemps. Elle peut encore lancer des projets pharaoniques. Citons au hasard

  • le « grand projet du Sud-Ouest » de LGV,
  • le grand contournement qui ressort de la poubelle pour faire miroiter aux automobilistes bordelai-se-s des heures de pointe où on sera entre soi dans les embouteillages sur la rocade,
  • et des stades en veux-tu en voilà (Lille, Valenciennes, Bordeaux encore, rénovation coûteuse à Saint-Étienne, une des villes les plus endettées du pays),
  • et autres « projets (d'infrastructures) inutiles » contre lesquels les résistances se fédèrent.

Pendant ce temps, les hivers se font plus rigoureux, les familles pauvres finissent par ne plus faire tourner un chauffage électrique trop dispendieux, la tuberculose fait un retour significatif, et on continue à mettre sur le marché des appartements mal isolés, dotés de fenêtres simple vitrage. La rénovation du bâti dans lequel vivent les plus fragiles n'est pas vraiment à l'ordre du jour, et les maigres résolutions pour aider les classes moyennes à habiter des logements plus écologiques sont bientôt épuisées faute de nouveaux volontaires. Des scénarios de transition énergétique existent, qui ont des vertus autant sociales qu'environnementales, mais la crise n'est pas anticipée. Fin des crédits, fin du pétrole bon marché, et nos dernières ressources sont consacrées à s'équiper dans le sens d'une certaine modernité depuis longtemps rancie... eh oui madame, plus vite, eh oui monsieur, plus puissant.

Les porteurs de ces projets sont pour la plupart des hommes vieillissants qui, gamins dans les années 60, rêvaient de l'an 2000. Ils sont fiers de se comporter en « bons pères de famille » face à un peuple irresponsable qui depuis longtemps demande que les exigences écologiques prennent le pas sur celles de l'économie : un sondage de 1994 (1) faisait déjà état d'une majorité de l'opinion demandant un tel arbitrage, et en 2003 (2) D. Boy a mesuré le fossé : 63 % de la population générale demandait cette option, recommandée par seulement 19 % des parlementaires. Nos bons pères de famille croient encore majoritairement que le progrès technique règlera la crise climatique, qu'il faut continuer à construire des autoroutes et renouveler le parc nucléaire... Et malgré ce fossé qui se comble bien lentement, ils prennent notre vote (contraint (3)) en leur faveur pour une confiance renouvelée. Quand ils auront pris conscience du danger, il sera trop tard pour agir.

Notes
(1) Cité dans Dominique Bourg, Les Scénarios de l'écologie, Hachette, 1996.
(2) Daniel Boy, « Les parlementaires et l'environnement », Cahiers du CEVIPOF, 2003. Cette étude a été réactualisée en 2010 (in Cahiers du CEVIPOF n° 52), sans que nous en ayons encore vraiment pris connaissance.
(3) Voir ici-même la brochure consacrée à ce sujet.

lundi, 25 avril, 2011

La visite au garage, remboursée par la Sécu ?

L'impression est de moins en moins vague, quand on va chez le médecin, d'amener son corps en révision au garage. « Qu'est-ce qui vous amène ? » Mal à la gorge, bougies encrassées, douleurs au genou ou au dos, problème au démarrage... On en ressort un quart d'heure plus tard, délesté-e d'une vingtaine d'euros et assez confiant-e : la panne n'est pas réparée, là tout de suite, mais c'est en bonne voie. Que voulez-vous, c'est de l'humain, il faut être un peu patient-e.
Il semble désormais impossible de ressortir d'un premier rendez-vous avec celui ou celle qui sera son médecin référent en ayant donné plus d'informations sur soi que le sexe et l'âge. Des enfants ? Un boulot prenant, plaisant, ou pas de boulot du tout ? De bonnes nuits ou des insomnies ? Sans intérêt. La prise de tension a disparu, les questions générales aussi. On ne soigne plus rien que ce qui aura été préalablement identifié comme un dysfonctionnement par le/la propriétaire du corps en question.
Et la prévention, où est-elle, si on ne soigne que les problèmes déjà déclarés ? Dans des dispositifs complexes, des campagnes coûteuses : chaque jour pendant cinq jours, prenez deux échantillons de vos selles, éloignés l'un de l'autre et recueillis avec deux instruments en plastique différents... Voilà qui doit être bien plus efficace que de demander à chaque visite et à tou-te-s les patient-e-s si on fait caca mou ou dur, quotidien ou moins fréquent. Une attention aux signes de bonne ou de mauvaise santé qui est décidément indigne de notre médecine high tech. Cet intérêt minuscule mais vital était justement l'objet d'une question qu'on n'entend plus jamais dans les cabinets médicaux : « Comment ça va ? ».

garage_clinique.JPG Un garage (pardon, une clinique automobile) à Olympa, WA.

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