Une intervention au colloque « Sortir de
l'industrialisme », où je participe à la table ronde « Quels rythmes
de vie défendre contre l'industrialisme ? »
Plus que le confort, la société industrielle nous a promis la liberté. Elle
travaille à la rupture avec les contraintes naturelles et nous fait miroiter un
être humain délivré du boulet que constituerait la nature : l'espace et le
temps, notamment, ne doivent plus être des obstacles à notre épanouissement. De
quel épanouissement s'agit-il ? Et vaut-il vraiment la peine de voir nos
vies envahies par les objets et systèmes industriels, que ce soient des
inventions hypermobiles comme la voiture et le TGV, ou des machines
énergivores ?
La voiture a considérablement accru notre champ d'action, et notre voisinage
immédiat s'étend désormais dans un rayon de 100 km. Mais ce miracle quotidien,
vite rattrapé par d'autres contraintes abondamment décrites dans l'œuvre d'Ivan
Illich (1), a perdu de sa saveur, aussi bien pour les
personnes qui en font l'usage que pour celles qui le critiquent. Lesquelles ont
d'ailleurs compris qu'après le désir d'abolir des distances c'est finalement la
volonté d'avoir en tous lieux un espace privatif qui a fini par avoir cours.
Les automobiles nous transportent toujours, certes, mais quand la plupart des
trajets se font en ville et sont inférieurs à 3 km, on comprend bien que leur
usage sert la protection, l'isolement, voire la rupture. C'est dans les villes
du Tiers-Monde que ce phénomène est le plus sensible, où la voiture
individuelle accompagne une fracture sociale entre les habitant-e-s des
bidonvilles, qui se font écraser autant qu'ils et elles meurent d'une eau
souillée (2), et les classes moyennes qui se protègent de
l'agression en prenant leur voiture... et du car-jacking (agression
des automobilistes) en faisant construire des aménagements qui limitent les
obligations de s'arrêter (3).
Le TGV présente des caractères similaires à l'usage de la voiture dans les
grandes villes des pays pauvres, à savoir la prédation de ressources publiques
pour des équipements utilisés en grande partie par les classes aisées, comme
l'a rappelé l'économiste et opposant aux infrastructures de transport Julien
Milanesi (4). Mais cette question reste marginale, et le
discours autour du TGV mobilise surtout les images les plus fortes de
l'hypermobilité et la volonté la plus claire d'effacer les contraintes
naturelles : « Toulouse ne peut, ne doit pas rester aussi loin de
Paris ». Mais alors que faire ? Certainement pas déménager
l'agglomération des bords de la Garonne vers ceux de la Loire. Plutôt tracer
dans la géographie du Sud-Ouest des lignes à grande vitesse qui mettront
Bordeaux à deux heures de Paris, et Toulouse à une heure et demie de Bordeaux.
Nier cet espace, ces 800 ou 900 km, en donnant les moyens de les franchir plus
vite, c'est aussi « libérer » le temps de ses utilisateurs et
utilisatrices, à qui une heure de lecture ou de méditation fait si peur.
De la même façon, équiper les maisons en appareils électro-ménagers, c'est
« libérer » le temps jadis consacré à laver le linge ou la vaisselle,
réchauffer une soupe ou un biberon, râper des carottes. Automatiser des
activités productives, à l'usine ou au bureau, c'est de même
« libérer » le temps des travailleurs-ses... Mais les bonds de la
productivité n'ont été consacrés qu'en une très faible partie à moins nous
contraindre à travailler. Ils ont avant tout servi à faire exploser la
production de biens et de services. Ainsi que la quantité d'énergie nécessaire
au mode de vie industriel. Alors quelle libération ? La durée légale du
travail ne compense pas les augmentations de productivité, et l'écart est
toujours plus sensible entre la quantité de travail valorisable sur le marché
et le nombre des travailleurs-ses disponibles pour l'effectuer. Écart connu
sous l'expression « chômage de masse » et que l'on considère comme le
plus grand fléau de notre société. Cette durée que l'on peine tant à diminuer
ne permet en outre pas de consacrer assez de temps à une vie sociale, amicale,
familiale, politique, culturelle, artistique ou sportive épanouie. La société
industrielle n'est pas le jardin d'Eden qu'on nous avait promis, mais une
« course de rats » toujours plus rapide, pleine d'objets et de
services pour compenser tant bien que mal l'inhumanité de notre condition.
Quelle libération encore, quand dans la plupart des ménages les rôles de
genre imposent toujours aux femmes cinq heures de travail domestique quotidien,
sans que la participation des hommes ait sensiblement varié
(5) ? Peut-on véritablement parler de libération, parce
que laver le linge ne demande plus une matinée les mains dans l'eau froide,
alors que le sexe biologique enferme toujours aussi mécaniquement dans un rôle
social ? Ni les trajets en TGV, ni les programmes « express » de
nos machines ne parviennent à libérer notre temps. Car cette libération ne peut
être l'effet de l'industrialisation de notre mode de vie. Elle doit être un
objectif collectif, politique, en rupture avec le productivisme et
l'industrialisme. Serge Moscovici, penseur essentiel des rapports entre l'être
humain et la nature, mettait cet objectif au centre de l'action pour un monde
désirable : « Le problème du temps, les cycles, c’est important
dans le rapport à la nature. (…) Je pense que les écologistes doivent penser
(...) en introduisant quelque chose auxquels les gens ne pensent pas : le
problème du rythme et du temps (6). »
Notes
(1) Ivan Illich, Énergie et équité, Le Seuil,
1973.
(2) « Les personnes les plus en danger sont celles qui ne
pourront jamais s’offrir une voiture de toute leur vie », réseau OMS
accidents de la route, cité dans Mike Davis, Le Pire des mondes possibles
(sic). De l'explosion urbaine au bidonville global, La Découverte,
2007.
(3) Mike Davis, op. cit.
(4) Julien Milanesi, « Qui utilise le TGV ? »,
publié le 8 février 2011 sur http://blogs.mediapart.fr/blog/julien-milanesi.
(5) Dominique Méda, Le Temps des femmes, Flammarion,
2001.
(6) « Le mouvement écologiste devrait se considérer comme
une minorité », entretien avec S. Moscovici par Stéphane Lavignotte, mai
2000.