A la recherche de la "sexualité naturelle"
Par Aude le samedi, 5 janvier, 2013, 08h02 - Textes - Lien permanent
Voici une lettre envoyée en privé à l'animateur d'un blog écolo, en guise de réponse énervée à un billet qui se targuait de critiquer la technique pour justifier son homophobie. Sans réponse de sa part, je décide de la mettre ici à disposition. Entre temps, Stéphane Lavignotte et moi avons publié une tribune dans le cadre du même débat et avec un angle assez proche.
Je lis dans les pages de votre
blog des lignes naïves sur la sexualité et la nature. La sexualité est un
phénomène social et culturel, c'est entendu, mais une fois cela dit vous jugez
tout à l'aune de la satisfaction de l'ordre dit naturel : l'homosexualité ne
serait pas naturelle, elle serait "bizarre", "déviante", un "succédané" de la
relation hétéro. Et cela semble devoir fonder votre appréciation morale
extrêmement négative, pour ne pas dire discriminante. "Ce type de relation
sexuelle reste du point de vue biologique « contre-nature ». La nature nous a
fait homme et femme pour faire l'amour ensemble, sinon nous serions
unisexe."
Je ne vais pas vous faire un cours d'histoire naturelle sur les pratiques
sexuelles des autres animaux (encore que j'aime beaucoup l'histoire de la mante
religieuse qui mange ses "amants" - vive l'anthropomorphisme). Mais j'ai
beaucoup de questions :
-est-ce les lesbiennes qui ne pratiquent que les caresses et le sexe oral
(elles sont nombreuses) sont plus naturelles (donc plus méritantes) que celles
qui pratiquent la pénétration ? est-ce que celles qui utilisent leurs doigts
pour pénétrer leur partenaire sont plus naturelles (dont plus méritantes) que
celles qui utilisent des objets sexuels ? est-ce que celles qui utilisent des
jouets sexuels dans des matières naturelles sont plus naturelles (donc
méritantes) que celles qui utilisent des jouets sexuels en matières
artificielles ?
-est-ce que les femmes qui se masturbent à l'aide de jouets sexuels sont plus
"contre-nature" que celles qui se caressent la partie externe du clitoris ?
quel est le bilan carbone d'un godemiché ?
-est-ce les gays qui ne pratiquent que les caresses et le sexe oral (ils sont
nombreux) sont plus naturels (donc plus méritants) que ceux qui pratiquent la
sodomie ?
-est-ce que les couples qui pratiquent la sodomie en lubrifiant avec de la
salive sont plus naturels que ceux qui utilisent des gels artificiels à base
d'eau ?
-est-ce que les 20 % de couples hétéro qui pratiquent la sodomie sont aussi
"bizarres" et "déviants" que les homosexuel-les ? est-ce que les (plus rares)
couples hétéros qui pratiquent la sodomie avec des jouets sexuels sont encore
plus "contre-nature" ?
-quelle est la manière la plus naturelle de pratiquer le coït vaginal ? en
levrette on ressemble aux autres mammifères, mais la position du missionnaire
correspond à l'idée traditionnelle qu'on ne doit baiser que quand on s'aime, et
s'aimer c'est se regarder dans les yeux (et c'est la seule position tolérée par
les confesseurs au Moyen-Âge, lire Jean-Louis Flandrin) ?
Les faits sont tirés de la remarquable
enquête sur la sexualité des Français-es par Nathalie Bajos et Michel
Bozon, à laquelle je vous renvoie pour vous faire une idée plus juste de la
variété des pratiques sexuelles de vos contemporain-e-s.
Vous n'êtes pas non plus sans ignorer que si l'hétérosexualité est un phénomène
récent (il y a encore un siècle, les relations hétéro ou homosexuelles
n'entraînaient pas d'identification automatique de l'individu-e à une identité
ou à l'autre, lire Foucault), en revanche cela fait des siècles que des
personnes que nous définirions comme gays ou lesbiennes ont des enfants (par la
voie naturelle). Et la PMA est utilisée indifféremment par des couples hétéro
et lesbiens. Il y a un siècle ou deux, l'identité sexuée passant par le
vêtement plus que par les caractères sexuels superficiels (pilosité, tessiture
de la voix), des cas de transsexualité accomplie sont documentés, sans
opération chirurgicale. Il est donc un peu réducteur d'associer homosexualité,
transsexualité et errements de notre modernité technicienne.
C'est juste injurieux et discriminant, donc contraire à l'idéal d'égalité qui
anime un bon nombre d'entre nous. Et faire de l'anthropologie sans citer
Françoise Héritier et son travail de dévoilement de la construction du masculin
et du féminin dans nos sociétés, pour au contraire rappeler le caractère
naturel et la différence essentielle entre femmes et hommes (vous me permettrez
d'utiliser l'ordre alphabétique plutôt que l'ordre "naturel" que vous
choisissez pour citer les deux), c'est donner l'occasion de conforter
l'inégalité. Les anthropologues qui s'intéressent à la construction du genre
(le genre étant grosso modo la construction sociale fondée sur la différence
sexuée) montrent bien que les différences les plus essentielles entre hommes et
femmes ne sont pas physiologiques mais sociales, dans les fonctions différentes
et inégales que l'on assigne, avec un certain succès, à l'un et à l'autre
sexe.
Une copine doctorante me disait récemment que les écolos français-es n'ont
toujours pas su s'emparer de la question naturelle, à l'exception peut-être de
Serge Moscovici (qui ne figure pas dans la biblio qui m'a fait découvrir votre
site). Même Ellul, dont nous semblons apprécier tou-te-s deux les analyses,
fait piètre figure quand il parle de la nature et de la différence fondée en
nature entre femmes et hommes.
Il nous faudrait travailler un peu plus fort la question de la nature avant de
la convoquer pour justifier les exclusions et les inégalités. Et je tiens que
nous devons, sur des questions comme celles que vous évoquez, mettre en avant
un projet de société fondé sur l'égalité et le droit de chacun-e à simplement
exister. Ce n'est pas le droit à la PMA ou à l'adoption que demandent les
lesbiennes et les gays, mais les mêmes droits que les personnes et les couples
hétéro ont déjà, à l'adoption et à la PMA. Les leur refuser, en mettant en
avant un ordre naturel ou divin, ou le caractère peu écologique de ces
techniques, c'est vouloir nous faire vivre dans une société où certain-e-s sont
plus égaux/ales que d'autres. Que cela se fasse sous prétexte d'écologie, ce
n'en est que plus accablant, et je vous renvoie à une dernière saine lecture,
celle de l'ellulien Stéphane Lavignotte qui s'est attaqué à ces questions dans
La décroissance est-elle souhaitable ? (Textuel, 2010, prix
Rêvolutives du livre écolo).