dimanche, 23 octobre, 2011

L'écologie urbaine contre l'écologie politique ?

Bienvenue chez les pauvres, chronique n°2

On redécouvre ces dernières années que les villes aussi sont des écosystèmes. Les plantes y poussent entre les pavés malgré les coups de désherbant, les oiseaux nocturnes n'ont pas été tout à fait éloignés par l'éclairage public, les arbres sont présents dans tous les quartiers (et quand ils le sont peu on s'en désole) et on composte dans les jardins privés. Nous ne sommes pas des fleurs de béton, incompatibles avec les autres animaux et ne supportant le végétal que sous forme de salade dans une assiette. C'est une bonne nouvelle. Mais si l'écologie a sa place en ville, ce n'est pas seulement pour investir la question naturelle, mais parce qu'elle est porteuse de dimensions sociales qui restent pertinentes dans tous les milieux humains.

L'usage de la bagnole pose par exemple en ville autant de problèmes environnementaux, avec leurs gaz d'échappement, que de problèmes sociaux. Elle dégrade les transports en commun, ralentissant avec elle les bus et écartant de leur usage des fractions de la population d'autant plus nombreuses qu'on s'éloigne du centre-ville. Elle éloigne certains services et les rend finalement inaccessibles (1) aux personnes qui n'ont ni le goût ni les moyens d'investir plusieurs centaines d'euros mensuels dans une voiture. La bagnole mord sur l'espace public, le rend peu propice à la promenade ou à une circulation à vélo vraiment agréable, faisant de nos villes des lieux dont on souhaite s'échapper, avec un pavillon en banlieue ou un week-end à la campagne.

L'écologie est un corpus politique particulièrement attentif aux conditions de la vie quotidienne, qui ne s'en laisse pas compter par les grands objectifs (le Progrès, la Puissance – 4e mondiale pendant longtemps –, la Croissance du PIB) mais cherche des manières de vivre mieux, libérant le temps et l'espace pour rendre les conditions matérielles d'un certain bonheur accessibles à plus de monde que si le marché s'occupait de vendre des vies agréables. Les écolos ont donc imaginé des villes vivables. Depuis la fameuse campagne municipale de 1977 ils et elles ont tenté pour cela d'intégrer des exécutifs locaux. Dans les années 1990 et 2000, ils et elles y sont arrivé-e-s, ont finalement trouvé une oreille attentive et pu mettre en œuvre quelques réformes. Les jardins municipaux sont désormais entretenus avec des méthodes plus ou moins biologiques, le désherbage se fait au feu plutôt que par la chimie, on fait pousser des espèces végétales plus variées et mieux adaptées, on baisse l'éclairage public (moins intense, il n'est plus dirigé vers le ciel ou les hauteurs des bâtiments) pour moins perturber les chauve-souris (et notre sommeil), on ouvre des jardins partagés et on promeut même l'apiculture urbaine. Les exemples sont nombreux, et ils donnent souvent envie d'habiter à côté. Ça tombe bien, c'est fait pour ça.

Si l'écologie urbaine passe bien dans ses dimensions naturalisantes, c'est aux dépens de ses dimensions sociales et globales, qui avancent bien moins vite. Rendre un quartier agréable, en y restreignant la place des voitures ou en y ouvrant un beau jardin, renchérit le prix des loyers tout autour. Quelle action pour conserver la mixité sociale, en-dehors de pourcentages cache-sexe ? Distribuer un composteur aux habitant-e-s dotées d'un jardin, ça sert à quoi si ce n'est une première étape pour généraliser le compostage urbain et éliminer les 30 % de déchets organiques qu'on brûle inutilement et à grand peine dans les incinérateurs ? Les plus grands promoteurs de l'écologie urbaine, les personnalités politiques en pointe sur ces questions, qui « ne mangent plus de cerises en hiver » et inaugurent des « maisons de l'écologie », soutiennent par ailleurs des projets de construction de stades, de grands contournements autoroutiers, de nouveaux tronçons d'autoroute, ou de lignes à grande vitesse qui renchériront les prix du train pour tou-te-s mais rapprocheront de la capitale une classe moyenne aisée anxieuse d'y passer plus de week-ends culturels.

Les derniers budgets publics avant la faillite, ces visionnaires les réservent à des équipements forts de béton, pauvres en emploi, incompatibles avec la réduction des émission de gaz à effet de serre. Les logements des propriétaires pauvres ou des locataires ne sont toujours pas équipés pour passer l'hiver, la tuberculose revient pour les gamins des familles démunies, les factures d'énergie bouleversent les budgets de la classe moyenne et donnent aux plus pauvres le choix entre le froid et les dettes, mais qu'à cela ne tienne, nous avons déjà fait beaucoup d'efforts en accordant des crédits d'impôts pour rénover le bâti de la classe moyenne aisée de bonne volonté écologique (2). Alors l'écologie, ça a assez duré. Maintenant, tou-te-s au stade !

A quoi sert donc l'écologie urbaine, si ce n'est à redessiner le monde autour des villes, dans toutes ses dimensions ? Elle sert à policer la ville en mettant dans le même sac écologie et propreté. Elle sert à normer les comportements de ses habitant-e-s (trie tes déchets, dis bonjour à la dame), à rendre la ville plus attractive dans la compétition nationale pour accueillir les classes sociales les plus aisées. Elle envoie les pauvres dans des banlieues où la bagnole n'est plus une nuisance, comme quand on boit un verre à une terrasse de centre-ville, mais un outil indispensable pour aller tous les matins de la zone résidentielle à la zone de bureaux. De beaux objectifs. Cette écologie-là sert en un mot de marketing urbain, elle fait des écolos les dindons de la farce.

(1) Ou pas loin : à Bordeaux la CAF, un service dont ont besoin les plus fragiles, se trouve ici (et inutile de préciser que dans ce riant paysage, distant d'une dizaine de kilomètres de la gare St-Jean, les bus ne passent pas toutes les cinq minutes).
CAF Bordeaux
(2) Voir « De bons pères de famille. Bienvenue chez les pauvres, chronique n°1 ».

samedi, 15 octobre, 2011

Peut-on verbaliser les cyclistes ?

A l'heure où les autorités lilloises nous promettent un mouvement sans précédent de verbalisation des cyclistes, il est bon de se demander si l'on peut légitimement coller aux personnes à vélo les mêmes prunes qu'aux automobilistes...

Même si on a pu mettre en place avant 1921 certaines dispositions règlementaires concernant la circulation des véhicules, le code de la route formalisé à cette époque n'est pas aussi vieux que la route, mais que la généralisation des automobiles. De même que le trottoir et le piéton n'ont pas surgi avec l'apparition des jambes. La voiture a créé tout un monde autour d'elle (du bitume aux stations-service, du trottoir au parking), et les risques qu'entraîne sa vitesse pour les autres ont contraint la société à se doter d'abord d'un code de bonne conduite, puis d'un code administratif, étoffé et complexifié au fil des ans. La bicyclette est à peu près contemporaine des premières automobiles, mais ce n'est pas à elle qu'on doit le bitume et le code de la route... elle peut faire sans. Les chemins pierreux des campagnes sont encore pratiqués à vélo, et nous partageons relativement bien la route, entre nous et avec les piéton-ne-s, en raison de notre faible vitesse, de notre prise (visuelle, auditive, sensible) avec l'environnement et de notre intérêt bien compris, puisque c'est dans notre chair que nous sentirons la chute ou le choc. Certaines contraintes auxquelles sont soumises les automobiles et leurs conducteurs/rices ne nous concernent pas (le contrôle technique, le permis de conduire...), alors pourquoi celle-ci le ferait ?

Les piéton-ne-s peuvent recevoir une prune d'une dizaine d'euros s'ils ou elles traversent la chaussée en-dehors des clous ou au feu rouge. Cette mesure est rarement appliquée, donc encore moins souvent interrogée. L'argument le plus classique en sa défaveur est « je fais ce que je veux, s'il m'arrive quelque chose c'est moi qui en subirai les conséquences ». C'est un argument douteux : mon intérêt est bien d'atteindre le trottoir d'en face sain-e et sauf/ve, et comptez sur moi pour tout mettre en œuvre pour le faire, certes... mais une société qui met à ma disposition dans le cas contraire toute une batterie de services médicaux a peut-être son mot à dire. Voilà qui va dans le sens d'une légitimité de la verbalisation des cyclistes. Mais dans quelles conditions ?

Utiliser le même barème d'amendes pour les automobilistes et pour les cyclistes est par exemple un non-sens. Les formulaires le disent bien, qui parlent de « véhicule » et doivent être remplis avec le nom de la marque, du modèle, mais aussi le numéro de la plaque d'immatriculation ! Et le prix de l'amende pour un feu ignoré se rapproche fort d'un budget vélo annuel alors que pour les automobilistes il équivaut à deux pleins hebdomadaires. Difficile de ne pas ressentir l'absurdité et l'injustice de tout cela pendant qu'on remplit votre amende. La moindre des choses serait donc d'établir un barème d'amendes spécifique aux cyclistes, plus proche de celui qui a cours pour les piéton-ne-s... et d'imprimer les formulaires qui vont avec.

Faire du vélo en ville, c'est déjà le parcours du combattant. Si on peut le rapprocher de l'expérience des usagèr-e-s de la voiture, ce serait de celle d'un-e passagèr-e surpris-e par un-e conducteur/rice spécialement désinvolte, trop rapide, à la conduite décidément dangereuse. Assis-e à la bien nommée place du mort, on n'arrête pas d'écraser le plancher, à la recherche d'une pédale de freins imaginaire. Même chose à vélo : un doublement en-deçà de la distance de sécurité, le bruit d'une accélération un peu virile, d'un cliquetis qui ressemble à une ouverture de portière, tout ça nous rend le vélo plus désagréable qu'il devrait être. Nous sommes les usagèr-e-s les plus fragiles de la route, et nous méritons des égards. Il n'en est rien, bien au contraire. Ce qui nous nuit le plus n'est jamais verbalisé. Avez-vous vu un-e automobiliste recevoir une prune pour ne pas avoir vérifié son angle mort de droite ? ouvert sa portière sans un regard ? klaxonné indûment ? doublé sans respect pour la distance de sécurité ? Certains de ces comportements peuvent vous valoir d'être recalé-e au permis, mais pas une prune. Et les autres, même s'ils sont interdits par le code de la route, ne sont jamais sanctionnés. « Comment pouvez-vous coller une prune à une personne qui a klaxonné n'importe comment », disait un jour un policier à vélo ? « Même si cela m'énerve moi aussi, je ne me sens jamais en droit de le faire. »

Si aujourd'hui les policièr-e-s à moto ou en voiture se mettent à nous verbaliser, ce sera de manière arbitraire. Un changement de direction non-signalé, à 45 euros ? « Mais la chaussée est ici complètement défoncée, comment voulez-vous que j'enlève une seule main de mon guidon ? » Un feu grillé, 90 euros ? « Et si je préférais passer en ne gênant personne plutôt que de rester sur la chaussée la nuit sans éclairage ? » Nous faire verbaliser par des personnes qui ne connaissent rien de notre expérience de cyclistes, et pour qui le vélo c'est le truc qu'on met à l'arrière de la voiture quand on va à la campagne, c'est se mettre en mesure de faire naître un énorme sentiment d'injustice. Les magistrats savent qu'une peine n'est utile que lorsqu'elle est comprise. En donnant l'ordre de nous verbaliser, pour des sommes aussi élevées, à des policièr-e-s, dont très peu à Lille circulent à vélo et partagent notre expérience, les autorités accroîtront la tension du côté des cyclistes, et feront naître une génération spontanée de vélos en colère.

Ce fut le cas à Bordeaux entre fin 2005 et début 2009, presque quatre années de verbalisation intense des cyclistes. Le pic fut atteint ce jour où trois camions verbalisèrent toute une après-midi sur l'axe ville-campus les cyclistes (souvent étudiant-e-s et désargenté-e-s) qui roulaient sur les voies de tram. C'est dangereux certes, mais l'agglomération ne s'était-elle pas la première mise en délicatesse avec les textes de loi en refaisant un axe important sans prévoir de place pour les cyclistes ? Des voies trop étroites pour se faire doubler (et encore moins doubler en toute sécurité) engageaient les cyclistes à passer où ils et elles pouvaient... avec le risque d'une prune à 90 euros. Le résultat de ce mouvement inédit (que la mairie disait regretter alors qu'à Lille Martine Aubry semble l'avoir commandé), c'est des vélorutions à 200 personnes, mamies et étudiant-e-s en colère, quasiment tou-te-s ayant été verbalisé-e-s et réprimandé-e-s par des policièr-e-s motorisé-e-s. Les entretiens entre Vélo-Cité et l'hôtel de police restaient stériles, et ce n'est que début 2009 que les cyclistes ont eu la peau du chef de la police, suite au tollé provoqué par la nuit passée en cellule de dégrisement par une cycliste qui avait certes bu quelques verres de bordeaux, mais ne méritait pas un tel traitement et s'en est bien vengée en mobilisant tous ses réseaux médiatiques et politiques. Faudra-t-il en arriver là à Lille ?

Martine Aubry justifie ce mouvement par l'arrivée avec le V-lille de cyclistes peu expérimenté-e-s, qui ont un usage plutôt... poétique du vélo et peuvent en effet se mettre en danger. Mais la meilleure des réponses politiques ne serait-elle pas de contraindre les cyclistes qui n'ont pas respecté le code de la route à suivre des formations à la conduite à vélo en ville ? Certains comportements interdits peuvent être plus sûrs, et des comportements tout à fait légaux, bêtement calqués sur un modèle automobile, être au contraire très dangereux. Défend-on une conduite dans les clous, ou une conduite sûre ? Au fond, veut-on normaliser la conduite des cyclistes, ou assurer leur sécurité ? Il est vrai que verbaliser à tout-va les cyclistes rapporte plus que de les former. Mais comme disait Victor Hugo, si l'école coûte cher, essayez donc l'ignorance...

lundi, 10 octobre, 2011

Pourquoi avons-nous besoin d'espaces non-mixtes ?

Pas facile de défendre la non-mixité de certains projets politiques... Si la non-mixité informelle ne pose aucun problème, et que personne ne s'insurge de voir déserté par les hommes un groupe qui s'attaque aux questions de genre, la non-mixité formelle reste compliquée à défendre. Quand on interdit au sexe opposé l'accès au groupe ou au lieu qui s'est formé sur ces principes-là, on a l'impression qu'on mutile, qu'on enlève, qu'on appauvrit. Mais la non-mixité n'est qu'un outil de plus, pas un idéal qui a vocation à remplacer la mixité. L'ouverture d'un espace formellement non-mixte augmente la diversité : à côté des espaces mixtes et des espaces de non-mixité informelle s'ajoutent des espaces où des femmes (mais pourquoi pas des hommes ?) ont décidé d'être entre elles, et de profiter de la spécificité offerte par cette disposition. Les interactions y sont différentes, ainsi que les paroles qui sont échangées. La non-mixité informelle nous est imposée par les stéréotypes de genre (le cours de gym douce ou de couture), ou bien elle est réservée aux copines. La non-mixité formelle est au contraire un outil, au service d'un projet politique. L'occasion de voir par défaut ce que nous avions cessé de remarquer, par exemple la réception que nous faisons souvent à la parole des femmes comparée à celle des hommes. Ou bien de construire une stratégie qui fasse avancer à notre façon les droits des femmes et l'égalité femmes/hommes. Ou bien de faire l'expérience de cette divine surprise : les femmes entre elles ne se battent pas dans la boue comme chaque fois que la littérature ou le cinéma nous les montrent ensemble.

« Mais que diriez-vous si des hommes prétendaient vous exclure, comme ils l'ont longtemps fait, de leurs lieux de sociabilité ? » Non seulement la phrase se décline très bien au présent, et nous restons exclues de nombreux lieux : les CA des grandes entreprises nous montrent imperturbablement des brochettes de vieux mâles blancs cravatés, dans la ville la nuit on compte 4 % de femmes (1), il n'est pas jusqu'aux comptoirs des bistrots qui ne soient des espaces non-mixtes (2), et la liste n'est pas close. Si des hommes prétendaient nous exclure de certains moments de leur lutte pour l'égalité des sexes et la déconstruction du genre, nous serions ravies de les retrouver de temps à autre en mixité. Mais si ces exclusions se font pour la défense des privilèges masculins (citons en bloc de bien meilleurs salaires à travail égal, plus de temps libre à la maison, etc.), alors oui, nous serions aussi choquées que vous l'êtes par cette pratique. Mais le défaut d'universalité de certaines de nos pratiques féministes ne signifie pas pour autant que nous abandonnions le caractère universel du féminisme : la défense des femmes est aussi la lutte pour une société plus juste, plus sensible au sort réservé aux plus faibles. Il est nécessaire que les hommes soient associés à cette lutte... mais pas au point d'y prendre la part prédominante qu'ils ont partout ailleurs. C'est à nous de décider si la réouverture des maisons closes (sujet qui, bizarrement, suscitait jadis le plus grand intérêt chez les hommes pro-féministes Verts, loin devant l'accès à la contraception pour toutes ou l'égalité salariale, moins sexy) sera ou ne sera pas l'objet de notre action pour l'émancipation des femmes...

Si les sans-papiers ne pouvaient s'organiser qu'en compagnie de la classe moyenne blanche militante qui fournit l'essentiel de leurs soutiens, le biais apparaîtrait d'emblée : la lutte serait de fait encadrée par des personnes qui n'ont aucune raison de se rendre compte jour après jour de ce que représente le fait de vivre sans papiers, mais qui apportent un fort capital social et symbolique. Mais si leur avis est précieux, il n'a pas à dominer, il lui faut donc de temps en temps s'effacer. La non-mixité s'assoit sur les mêmes ressorts. Sauf qu'à vivre ensemble femmes et hommes, comme nous le faisons peu Blanc-he-s et Noir-e-s, bourgeois-es et ouvrièr-e-s, nous vivons dans l'illusion que les rôles sociaux que nous nous forçons à endosser tant bien que mal ne changent au fond pas grand chose : on est pour l'égalité femmes/hommes où on ne l'est pas, et si on l'est alors c'est automatiquement tou-te-s ensemble, sans regret, sans hésitation, avec le même risque de perdre et la même chance de gagner. Il suffit de nommer le même ennemi (ici le patriarcat) pour être d'emblée d'accord sur le constat et les moyens à engager, comme s'il n'y avait qu'une manière de lutter. Une illusion unanimiste qui rejoint celle du « eux et nous », les méchants capitalistes contre nous qui luttons, tou-te-s ensemble, parce que nous sommes les exploité-e-s, disposé-e-s à tout mettre en branle pour ne plus accepter l'injustice d'un monde où l'on peut travailler pour un dollar par jour dans des conditions sanitaires effroyables, à coudre des fringues ou assembler du matériel électronique, tous biens de consommation qui finiront dans les supermarchés occidentaux... Euh, vraiment, tou-te-s ensemble ? Même risque de perdre et même chance de gagner ? Si beaucoup d'hommes qui en toute sincérité pensent ne pas faire usage de leurs privilèges de sexe peuvent se sentir injustement tenu-e-s à l'écart des pratiques féministes non-mixtes, qu'ils se rappellent leur hésitation au moment d'acheter un paquet de café.

Notes
(1) Voir les travaux de Luc Gwiazdzinski.
(2) Comme le notait une « géographe du genre », racontant son épopée pour une tasse de café dans les abords immédiats de la radio où elle intervenait.

mercredi, 5 octobre, 2011

Eux et nous ?

Je ne souscris généralement pas aux analyses qui mettent face à face « nous » et « eux », le capitalisme et ses méchants serviteurs contre nous, le gentil peuple exploité. Il m'arrive cependant d'y céder, par exemple quand les « élites » de la région Aquitaine sont plus sensibles aux charmes d'Eiffage qui tient à construire une autoroute entre Bordeaux et Pau qu'à ceux des technicien-ne-s de l'Équipement qui dénigrent le projet, mal ficelé ;
quand ces dignes représentants du peuple de gauche (1), bien avant le « ça suffit l'écologie » de Sarko, promeuvent la première autoroute de l'après-Grenelle, 180 km qui filent à travers huit zones Natura 2000 (Natura quoi ?) ;
quand ils ignorent une décroissance des transports sensible depuis 2003 et les engagements pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, et continuent à rêver leur rêves de mômes des années 1960, qu'on irait le w-e sur la Lune et qu'on mangerait du magret en tubes ;
quand ils s'appuient sur une opinion publique favorable... qui depuis 1992 que le projet est dans l'air pense avoir un avis informé, mais ne connaît pas même le tracé de l'autoroute qui rallonge le trajet Sud Gironde-Bordeaux de 6 km (2).
Même si l'honnêteté de nos élu-e-s n'est pas en question, ce projet d'autoroute sent au moins l'imposition par une classe dirigeante de sa vision bien particulière du bien public et du long terme. Les deux partis qui structurent la vie politique française, main dans la main pour défendre l'A65, le sujet absent de la campagne des élections régionales de 2004 qui donne à Alain Rousset ce qu'il imagine être un mandat (« J'ai été élu pour... »), tout cela se nourrit des limites du gouvernement représentatif : absence de mandat et de comptes à rendre, survalorisation de la liberté de choix et ignorance des phénomènes de captivité au moment du vote, création d'élites politiques dont on apprend régulièrement qu'elles n'ont pas la moindre idée du prix d'une baguette ou d'un ticket de bus urbain (« 5 euros ? »). L'A65 est le pur produit de ce système politique (3).
Et pourtant... c'est peut-être la faute des associations qui ont peiné à mobiliser, à faire connaître les failles du dossier, à trouver et à utiliser les arguments qui nourrissent l'indignation et suscitent un mouvement social, mais cette question n'a pas passionné les foules. Pas évident, entre 8h de boulot quotidien, 1h30 de transports, les gosses, la maison et la télé pour se vider la tête, de s'intéresser à des questions, et d'autant moins quand notre avis n'est pas requis ! Le manque de vertu politique qu'on peut déplorer a des causes structurelles, qui ne dépendent pas de nous.

Néanmoins... reste de cet échec l'impression désagréable que tout de même, tout ça nous arrange bien. Pouvoir rêver d'un w-e à filer sur l'autoroute vers les Pyrénées, pouvoir profiter de barrières douanières symboliques pour nous acheter tout un équipement réalisé à des prix défiant toute concurrence par des travailleurs/ses asiatiques sous-payé-e-s, pouvoir rouler avec un pétrole relativement bon marché, merci les guerres « justes » et « préventives », pouvoir nous baffrer d'une viande élevée au soja cultivé sur ce qui était hier encore une forêt tropicale... nous sommes malgré tout les bénéficiaires d'une violence bien supérieure à celle que fait l'A65 aux contribuables aquitains, aux paysan-ne-s landai-se-s, aux promeneurs sud-girondin-e-s.
Mais quand nous sommes jeté-e-s à la porte du festin de la classe moyenne occidentale par le chômage, l'emploi indécent ou les retraites injustes, là on trouve plus de monde pour s'indigner. Et le consensus néo-libéral auquel se plient nos gouvernements, la bride sur le cou d'entreprises dont la puissance dépasse celle des États, la prédation organisée par l'oligarchie qui profite de notre vote contraint, tout cela nous choque de nouveau, simplement parce que les miettes ne sont plus assez grosses ! Quand elles l'étaient, nous fermions les yeux, trop occupé-e-s à télécharger la dernière appli ou à chercher un crédit pour la bagnole. Les Grec-que-s qui hier faisaient du non-paiement des impôts un sport national (4) prennent aujourd'hui la rue en pestant contre les élites politiques qui les ont plongé-e-s dans la dette. Les Espagnol-e-s qui ont profité d'une prospérité illusoire gueulent maintenant contre les mécanismes qui ont favorisé la bulle immobilière (et l'autodérision est rarement au rendez-vous, comme elle l'est dans cet impeccable dessin animé d'Aleix Saló). Comme disait l'ami Nicolas Bacchus, « Si le seul moyen de s'apercevoir du monde de merde dans lequel on vit est de se faire virer, alors tout le monde à la porte ! On pourra peut-être passer plus vite à autre chose ». Nous y sommes, ou presque.

Au moment d'aller manifester contre les retraites, au moment de protester avec les Indigné-e-s, l'honnêteté consiste à se demander si on souhaite seulement avoir accès à un revenu décent et à un pouvoir d'achat qu'on juge suffisant grâce au système économique actuel, avec les miettes de l'exploitation des ressources mondiales, ou si on est vraiment prêt à mettre une croix dessus pour construire un autre monde...

Ce texte est dédié à Élie Spirou, directeur commercial délégué aux Pouvoirs Public, Collectivités Locales et Grands Comptes, Eiffage Travaux Publics (anciennement directeur de cabinet d'Alan Rousset au Conseil régional Aquitaine), ainsi qu'à l'écrevisse à pattes blanches, espèce disparue pendant les travaux de l'A65, en septembre 2008, suite à un écoulement de chaux dans la rivière.

(1) Soyons justes, Alain Rousset et Henri Emmanuelli ont trouvé en François Bayrou et en Alain Juppé (après sa conversion au grand effort pour sauver la planète) des partisans pour défendre le projet dans une lettre adressé au Premier ministre.
(2) Les quelques commerçant-e-s de Bazas (sortie 1) à qui j'ai demandé de poser une affichette contre l'A65 en mai 2008 me répondent non, ils et elles sont favorables à cette autoroute « écologique » et la défendent ardemment. Il a suffit de leur montrer le tracé de l'autoroute pour les convaincre de rejoindre les opposant-e-s.
(3) Abondamment décrit dans ma brochure « Élections, piège à cons ? ».
(4) Je doute que la fraude fiscale répandue en Grèce puisse être assimilée à l'action de désobéissance civile d'un Henry David Thoreau refusant de financer par ses impôts une guerre-prétexte contre le Mexique, visant l'annexion d'une partie du Texas, de la Californie et de tout ce qui est aujourd'hui le Sud-Ouest des USA.

mercredi, 3 août, 2011

De bons pères de famille

Bienvenue chez les pauvres, chronique n°1

Malgré la crise et les faillites évitées de justesse, les États continuent à investir dans l'avenir.

On a vu l'Espagne construire, à l'initiative ou avec la bénédiction des autorités, des éléphants blancs :

  • aéroports dans des villes moyennes déjà bien desservies (les 178.000 habitant-e-s de Castellón, à 75 km de la troisième ville d'Espagne, sont équipé-e-s : illes peuvent désormais aller se balader le dimanche sur des pistes désespérément vides),
  • méga projets de construction dont les appartements ne trouvent pas preneurs malgré les difficultés de logement qui demeurent (voir le reportage de Magali Corouge sur Ciudad Valdeluz),
  • lignes de train à grande vitesse déjà décevantes,

le tout impeccablement décrit dans un petit film d'Aleix Saló, Españistán, de la burbuja inmobiliaria a la crisis (trouvez un-e ami-e pour vous le traduire, ça vaut la peine).

La France est plus solide, elle tiendra plus longtemps. Elle peut encore lancer des projets pharaoniques. Citons au hasard

  • le « grand projet du Sud-Ouest » de LGV,
  • le grand contournement qui ressort de la poubelle pour faire miroiter aux automobilistes bordelai-se-s des heures de pointe où on sera entre soi dans les embouteillages sur la rocade,
  • et des stades en veux-tu en voilà (Lille, Valenciennes, Bordeaux encore, rénovation coûteuse à Saint-Étienne, une des villes les plus endettées du pays),
  • et autres « projets (d'infrastructures) inutiles » contre lesquels les résistances se fédèrent.

Pendant ce temps, les hivers se font plus rigoureux, les familles pauvres finissent par ne plus faire tourner un chauffage électrique trop dispendieux, la tuberculose fait un retour significatif, et on continue à mettre sur le marché des appartements mal isolés, dotés de fenêtres simple vitrage. La rénovation du bâti dans lequel vivent les plus fragiles n'est pas vraiment à l'ordre du jour, et les maigres résolutions pour aider les classes moyennes à habiter des logements plus écologiques sont bientôt épuisées faute de nouveaux volontaires. Des scénarios de transition énergétique existent, qui ont des vertus autant sociales qu'environnementales, mais la crise n'est pas anticipée. Fin des crédits, fin du pétrole bon marché, et nos dernières ressources sont consacrées à s'équiper dans le sens d'une certaine modernité depuis longtemps rancie... eh oui madame, plus vite, eh oui monsieur, plus puissant.

Les porteurs de ces projets sont pour la plupart des hommes vieillissants qui, gamins dans les années 60, rêvaient de l'an 2000. Ils sont fiers de se comporter en « bons pères de famille » face à un peuple irresponsable qui depuis longtemps demande que les exigences écologiques prennent le pas sur celles de l'économie : un sondage de 1994 (1) faisait déjà état d'une majorité de l'opinion demandant un tel arbitrage, et en 2003 (2) D. Boy a mesuré le fossé : 63 % de la population générale demandait cette option, recommandée par seulement 19 % des parlementaires. Nos bons pères de famille croient encore majoritairement que le progrès technique règlera la crise climatique, qu'il faut continuer à construire des autoroutes et renouveler le parc nucléaire... Et malgré ce fossé qui se comble bien lentement, ils prennent notre vote (contraint (3)) en leur faveur pour une confiance renouvelée. Quand ils auront pris conscience du danger, il sera trop tard pour agir.

Notes
(1) Cité dans Dominique Bourg, Les Scénarios de l'écologie, Hachette, 1996.
(2) Daniel Boy, « Les parlementaires et l'environnement », Cahiers du CEVIPOF, 2003. Cette étude a été réactualisée en 2010 (in Cahiers du CEVIPOF n° 52), sans que nous en ayons encore vraiment pris connaissance.
(3) Voir ici-même la brochure consacrée à ce sujet.

lundi, 25 avril, 2011

La visite au garage, remboursée par la Sécu ?

L'impression est de moins en moins vague, quand on va chez le médecin, d'amener son corps en révision au garage. « Qu'est-ce qui vous amène ? » Mal à la gorge, bougies encrassées, douleurs au genou ou au dos, problème au démarrage... On en ressort un quart d'heure plus tard, délesté-e d'une vingtaine d'euros et assez confiant-e : la panne n'est pas réparée, là tout de suite, mais c'est en bonne voie. Que voulez-vous, c'est de l'humain, il faut être un peu patient-e.
Il semble désormais impossible de ressortir d'un premier rendez-vous avec celui ou celle qui sera son médecin référent en ayant donné plus d'informations sur soi que le sexe et l'âge. Des enfants ? Un boulot prenant, plaisant, ou pas de boulot du tout ? De bonnes nuits ou des insomnies ? Sans intérêt. La prise de tension a disparu, les questions générales aussi. On ne soigne plus rien que ce qui aura été préalablement identifié comme un dysfonctionnement par le/la propriétaire du corps en question.
Et la prévention, où est-elle, si on ne soigne que les problèmes déjà déclarés ? Dans des dispositifs complexes, des campagnes coûteuses : chaque jour pendant cinq jours, prenez deux échantillons de vos selles, éloignés l'un de l'autre et recueillis avec deux instruments en plastique différents... Voilà qui doit être bien plus efficace que de demander à chaque visite et à tou-te-s les patient-e-s si on fait caca mou ou dur, quotidien ou moins fréquent. Une attention aux signes de bonne ou de mauvaise santé qui est décidément indigne de notre médecine high tech. Cet intérêt minuscule mais vital était justement l'objet d'une question qu'on n'entend plus jamais dans les cabinets médicaux : « Comment ça va ? ».

garage_clinique.JPG Un garage (pardon, une clinique automobile) à Olympa, WA.

lundi, 20 septembre, 2010

Mobilité et inégalités

Un texte pour préparer mon intervention à la Semaine de l'immobilité, mercredi 22 octobre au Centre culturel libertaire.

Aller vite et changer le monde

Malgré l’idée dominante selon laquelle la technique est « neutre », tout nous prouve qu’elle modèle le monde autour d’elle, y compris pour ses non-usagèr-e-s. Dans le cas des transports, le choix individuel d’un mode ou de l’autre est une illusion, c’est une société toute entière qui fait le choix du train, de l’automobile, du TGV ou de l’aviation de masse. Bitumer une route et la rendre accessible aux voitures, c’est en ôter l’usage aux piéton-ne-s. Rendre accessible de manière massive une vitesse donnée, c’est influencer les temps sociaux et les exigences sociales de mobilité individuelle. Au fur et à mesure que l’usage de la voiture est banalisé, les lignes de train ou de car baissent leur fréquentation ou ferment, les services publics s’éloignent, comme se concentrent les commerces et les entreprises en profitant d’économies d’échelle sans perdre leur clientèle motorisée, qui reste dans le même rayon de trente minutes ou une heure. Si à la campagne on peut parfois croiser des allocataires du RMI RSA faire du stop pour rejoindre l'ANPE le Pôle emploi à 20 km, c’est une image trop rare pour que nous puissions prendre la mesure des exclusions qui accompagnent la diffusion de chaque pratique de mobilité.

Énergie et équité

Aussi notre appréhension de cette question des inégalités induites par les techniques modernes de transport doit-elle beaucoup aux analyses d’un Européen immigré au Mexique à l’époque de la rédaction de ses œuvres-phares : Ivan Illich. « Passé un certain seuil de consommation d’énergie, l’industrie du transport dicte la configuration de l’espace social. La chaussée s’élargit, elle s’enfonce comme un coin dans le cœur de la ville et sépare les anciens voisins. La route fait reculer les champs hors de portée du paysan mexicain qui voudrait s’y rendre à pied. Au Brésil, l’ambulance fait reculer le cabinet du médecin au-delà de la courte distance sur laquelle on peut porter un enfant malade. A New York, le médecin ne fait plus de visite à domicile, car la voiture a fait de l’hôpital le seul lieu où il convienne d’être malade. Dès que les poids lourds atteignent un village élevé des Andes, une partie du marché local disparaît. » Dans Énergie et équité (1973), il dépasse l’image flatteuse d’une mobilité qui libère pour s’attacher à décrire comment cette mobilité peut asservir le commun des mortels, au-delà de l’exemple d’une minorité assise sur des « tapis volants », qui se fait transporter à des échelles qui resteront interdites aux autres.

La voiture, arme de destruction massive

Mike Davis, auteur du Pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, consacre quelques pages à la question des transports dans les métropoles qu’il étudie. A Managua (Guatemala) il nous donne l’exemple de ronds-points systématiquement préférés dans les projets d’aménagement pour éviter le car-jacking aux classes sociales favorisées qui empruntent ces routes. Ailleurs c’est un espace public conséquent qui est utilisé pour construire des infrastructures utilisées par une minorité. Dans des villes où 80 % de l’espace bâti est réservé à 20 % des habitant-e-s, la construction d’une route à péage est une prédation supplémentaire de ressources précieuses. La polarisation violente de ces sociétés (avec l’aide des programmes d’ajustement structurel) met en danger les systèmes de transports en commun : même si les plus pauvres, relégués aux marges de la métropole, doivent consacrer la moitié de leur revenu aux transports, les recettes dégagées ne permettent pas d’offrir un service de qualité, attractif pour les classes moyennes… lesquelles se reportent sur la voiture. Les accidents de la route dans les pays pauvres, sans compter la pollution, sont un des plus grands risques sanitaires des urbains miséreux, et « les personnes les plus en danger sont celles qui ne pourront jamais s’offrir une voiture de toute leur vie » (réseau OMS accidents de la route). La mobilité des classes moyennes et supérieures est une des raisons objectives de la dégradation de la qualité de vie des pauvres, elle participe aussi d'une désinsertion de la société : les plus riches « cessent d’être des citoyens de leurs propres pays pour devenir des nomades appartenant, et devant allégeance, à la topographie déterritorialisée de l’argent : ils se transforment en patriotes de la fortune, en nationalistes d’un nulle part évanescent et doré » (Jeremy Seabrook, In the cities of the South).

Vitesse différenciée

Revenons au cas français tellement moins inégalitaire, et à nos deux chômeurs croisés en route pour le Pôle emploi. Ou postons-nous gare Lille Flandres, entre les voies TGV et les voies TER, pour peser d’un coup d’œil le profil sociologique des différent-e-s usagèr-e-s (client-e-s !) de ces deux modes de transport à la vitesse si différente. La mobilité est un privilège social. Mais en France, pays républicain, le progrès et les illusions de mobilité, ça se partage. Si l’on prend l’exemple de la SNCF, c’est pour cela que nous adoptons une tarification au kilomètre à peu près égale quelque soit le train, ce qui nous met les 40 km en TER à 8 euros (en Italie on parcourt 120 km avec la même somme). Si l’on ajoute à cela une tarification dégressive au fur et à mesure que le kilométrage augmente, le résultat, c’est que tou-te-s contribuent à financer l’effort d’équipement en LGV, alors que le TGV continue à correspondre au mode de vie de classes relativement privilégiées et à dessiner un réseau ferré plus inéquitable, polarisé sur les métropoles et sur certains axes, et capable de laisser le reste du territoire à l’abandon. Nous n’aborderons pas ici les questions purement écologiques liées au TGV, l’aménagement irrégulier du territoire, l’origine nucléaire de l’électricité, la faible efficience à trop haute vitesse, le report illusoire depuis l’avion (Air France abandonne la desserte Paris-Lyon 25 ans après la mise en route du TGV), la plus grande attractivité des longues distances… et l’emprise au sol, qui est la première raison de la grogne sur les territoires concernés.

Des luttes populaires contre les LGV

Les luttes contre les projets de nouvelles LGV font se rencontrer considérations environnementales, socio-économiques et démocratiques. La « démocratie locale », fortement promue, se ridiculise avec l’impuissance des élu-e-s locaux/ales ; les dispositifs participatifs n’ont que l’apparence de la concertation (ah, les débats publics !) ; l’intérêt d’une petite classe d’usagèr-e-s régulièr-e-s est paradoxalement tenu pour l’intérêt général, parce que c’est un intérêt déterritorialisé. Le TGV doit passer, même au mépris évident des populations : elles sont touchées, mais pas concernées. Les luttes anti-LGV remettent donc en cause le caractère démocratique des projets d’aménagement, comme elles disent l’éloignement des intérêts des un-e-s et des autres, et la polarisation de la société : campagnes et petites villes contre métropoles régionales, électeurices et petit-e-s élu-e-s contre élites politiques, personnes implantées dans leur territoire contre nomades attiré-e-s par la perspective de passer ses samedis soirs à la capitale. Voir son lieu de vie devenir non-lieu à traverser sans s’arrêter, alors qu’on a soi-même une mobilité presque strictement locale, et qu’on ne prendra jamais de vacances en famille en TGV avec voiture de location à l’arrivée, crée des tensions sociales fortes. La divergence des intérêts entre des élites économico-politiques (les chantiers d’équipement sont des marchés qui font saliver l’industrie du BTP) nourries d’un imaginaire de la modernité qui date des années 1970 se double d’une divergence des modes de vie. La construction d’un aéroport (HQE) ou d’une LGV coalise contre elle un large front des exclu-e-s de la mobilité moderne, propre, efficiente… et plus légitime que celle de la voiture d’occasion en bout de course partagée par des jeunes précaires. Les nuisances d’une nouvelle autoroute (emprise au sol plus large, bruit continu pour nous en tenir aux nuisances locales) n’ont pas créé un aussi large consensus contre elles, parce que l’autoroute fait partie du mode de vie populaire. La réponse des écologistes est à peu près inverse, très négative vis-à-vis de l’autoroute, mais plus complaisante vis-à-vis du TGV, témoignant de la difficulté à se saisir de la question d’une manière qui intègre la question technicienne et la question sociale sans les faire disparaître derrière un bilan carbone qui paraît flatteur au premier abord.

jeudi, 9 septembre, 2010

L'agriculture, au cœur du projet écologiste

Texte co-écrit avec Jacques Caplat pour EcoRev', dans le cadre du dossier "L'agriculture, au cœur du projet écologiste". Les passages en gras sont inédits, la version des auteur-e-s ayant été réécrite par la direction sans leur consentement.

L'agriculture est désormais vécue comme une activité marginale dans nos sociétés dites "post-industrielles". Pourtant, l’activité agricole joue un rôle central dans la manière dont une société s’inscrit dans son territoire, c’est-à-dire à la fois dans l’espace et dans le temps, et dans sa fonction centrale de nourrir l’humanité. Il est tentant de croire à l’avènement d’une civilisation dématérialisée et d'une production agricole hors-sol mais de nombreux signes nous laissent envisager à quel point un socle matériel reste déterminant, des sociétés les plus pauvres aux plus avancées. Il est ainsi acquis que l’explosion des prix agricoles des années 2007-2008 – due entre autres aux agrocarburants – ne s’est pas limitée à provoquer des émeutes dans les pays du Sud, mais qu’elle a également eu une influence importante sur la déstabilisation des marchés financiers, avec les conséquences que l’on sait ("Une crise financière et… environnementale", Sandrine Rousseau, juin 2009, ecolosphere.net). Aujourd’hui, l’agriculture retrouve sa place dans un projet de société plus écologique, et suscite un enthousiasme nouveau : refus des OGM, demande en produits bio et équitables, engouement pour les circuits courts avec les AMAP, ou encore succès de documentaires dans les cinémas, de Notre pain quotidien au récent Solutions locales pour un désordre global.

Repenser l’agriculture implique naturellement une critique sans concession de la mainmise des multinationales sur les mécanismes néolibéraux de l’OMC et sa prétendue régulation "par le marché". Mais cette critique, de plus en plus connue et admise, ne suffit pas à construire une alternative : abattre les multinationales sans avoir d’abord identifié et soutenu les moyens d’une production relocalisée, ce serait s’enfermer dans le cercle sans fin de la répartition a posteriori d’une production centralisée, c’est-à-dire d’une primauté permanente accordée au capital – dont les effets néfastes seraient alors simplement "corrigés" par une politique sociale, comme le fait l’actuelle PAC tant critiquée. C’est justement ce dont les communautés paysannes du Sud ne veulent plus : l’heure est à l’exercice d’une démocratie agricole, basée sur les fondamentaux de l’acte de production (la terre, les semences, le paysan, le milieu naturel et le milieu social) et la reconnaissance du droit de chaque société à définir sa propre politique agricole et assurer sa souveraineté alimentaire. Par ailleurs, il est insuffisant de combattre l’agro-capitalisme sans identifier d’abord ses présupposés scientifiques et la représentation du monde qu’il traduit.

Parce que l’avènement d’une agriculture centralisée, industrialisée et chimique a conduit à mettre en danger le facteur de production (la terre, l’eau, le climat) et à aliéner les paysans (accaparement des terres, intrants chimiques, semences standards, non-reconnaissance des savoirs paysans), nous commencerons par un premier tour d’horizon des impasses et dangers de l’industrialisation de l’agriculture sur le climat (Diane Vandaele puis Claude Aubert), les sols (Emmanuel Bourguignon), le foncier (Michel Merlet puis Joseph Comby) et les semences (Guy Kastler). Dans un deuxième temps, Jacques Caplat (qui coordonne pour nous ce numéro), Michel Pimbert et Marc Dufumier démontreront qu’une fois débarrassés des mythes et impostures de ce modèle, nous pouvons mettre en œuvre une autre agriculture : bio, paysanne et adaptée aux communautés, aux terroirs et aux climats. Nous ébaucherons alors avec Aurélie Trouvé, Geneviève Savigny, José Bové et le groupe PAC 2013 quelques- uns des enjeux d’une agriculture en rupture avec les politiques néolibérales et replacée au cœur des territoires et des attentes sociales. Xavier Poux enfin rappellera en quoi les choix agricoles sont indissociables des paysages et des espaces de vie.

Adoptant un point de vue planétaire, nous nous attacherons donc dans ce numéro à dessiner les contours d’une agriculture inscrite dans une approche propre à l’écologie politique : humaine, environnementale et systémique. Ce dossier, inauguré par un classique de Henry David Thoreau, adressera aussi des clins d’œil à nos autres rubriques, lectures et kit militant. Après un n° 9, consacré en juin 2002 aux "Modernités de la ruralité" et disponible comme les autres en intégralité sur notre site ecorev.org, nous avons le plaisir de vous emmener sur de nouveaux chemins de campagne.

mardi, 23 mars, 2010

De la démocratie économique à la démocratie écologique ?

Autour d’une proposition de D. Bourg et K. Whiteside
Publié dans EcoRev' n°34, "Urgence écologique, urgence démocratique"

Si aujourd’hui la démocratie économique n’est plus qu’une des modalités de la gouvernance des relations entre actionnaires et directions, il fut un temps où des projets politiques forts mettaient la question économique au centre de leurs préoccupations. Au XIXe siècle, des courants socialistes comme l’associationnisme créaient une continuité entre "l’espace public" et l’économie à travers des modalités de production qui résolvaient dans le même temps la question sociale et celle de l’auto-organisation populaire (1). Production, secours et revendication démocratique étaient ainsi mêlés. Si des traces de cette tendance demeurent aujourd’hui dans l’économie solidaire, les différents mouvements de démocratisation de l’économie se sont heurtés à la fois au rôle croissant de l’état comme garant des droits sociaux et régulateur de la redistribution des richesses, mais aussi aux fondamentaux de la démocratie libérale telle qu’elle s’est dessinée à la fin du XVIIIe et au début du XIXe. Le gouvernement représentatif, théorisé à l’époque par des auteurs comme Sieyès puis Constant, consiste entre autres en une déprise des devoirs du citoyen, qui pourra ainsi mieux se consacrer à l’activité productive (2).

L’Etat, accepté de part et d’autre comme arbitre, peut ainsi "élaborer un mode spécifique d’organisation, le social, qui rend praticable l’extension de l’économie marchande en la conciliant avec la citoyenneté des travailleurs. La sécurité obtenue se paie toutefois d’un abandon de l’interrogation politique sur l’économie" (3). Cette impossibilité à mettre véritablement en regard l’initiative économique privée avec le bien commun est le régime sous lequel nous vivons encore aujourd’hui. Il a pourtant été mis en cause à de nombreuses reprises par la critique anti-capitaliste. André Gorz prônait une subordination de la production et de la consommation au projet collectif (4) et Cornelius Castoriadis mettait au centre du "projet d’autonomie" la remise en cause de l’imaginaire capitaliste par une "démocratie en réalité et non pas en paroles" (5), mais les tenants de l’écologie politique tentent désormais pour la plupart une conciliation entre le privé, l’économique, et le collectif, le politique, à qui il échoit de préserver la biosphère.

C’est le cadre dans lequel s’inscrivent Dominique Bourg et Kerry Whiteside pour proposer une "démocratie écologique" : "C’est un nouvel équilibre entre les droits de l’individu, et ce qui conditionne leur exercice, les biens publics en question, et plus largement l’intérêt collectif, qu’il va falloir inventer" (6).

"L’Etat est la seule instance qui permette de préserver et de promouvoir l’intérêt général" : même s’ils sont conscients de sa faillite à préserver cet intérêt général (7), nos auteurs y voient le seul lieu d’arbitrage possible dans une nouvelle démocratie. Ils proposent moins une révolution des structures du gouvernement représentatif que leur rénovation, à travers deux propositions principales, l’une concernant le rôle des organisations non gouvernementales environnementales et l’autre celui d’une chambre haute élue sur des principes nouveaux.

La question du rôle des ONG occupe depuis un certain temps une place importante dans les réflexions sur démocratie et écologie, notamment en France depuis le Grenelle de l’environnement (8). En les investissant d’une responsabilité importante (9), Bourg et Whiteside sont conscients de leur légitimité fragile. Même choisies sur des critères clairs – leur indépendance ou leur capacité de mobilisation – comme cela fut le cas en 2007, les ONG sont "auto-investies" et n’ont pas vocation à représenter. Elles participent à des dispositifs non pas décisionnaires mais délibératifs, qui impliquent "un dialogue dans lequel les participants échangent des raisons et tentent de se persuader les uns les autres par la force de leurs arguments". Elles y acquièrent un statut officiel, mais il est bienvenu que certaines d’entre elles restent dans des postures de critique et d’opposition. Dernière proposition des auteurs à leur égard, la possible rotation des responsabilités dont elles sont chargées, pour s’assurer "qu’une diversité suffisante de programmes et d’agendas environnementaux obtienne des porte-paroles au sein des organismes officiels". Outre les craintes à leur égard, Bourg et Whiteside rappellent quelques-unes des attentes suscitées par leur présence dans les organismes officiels, internationaux ou nationaux : "Elles offrent un contact direct avec des populations très dispersées. Leurs ordres du jour ne sont pas liés au court terme des cycles électoraux. Dans de nombreux cas, en opposition à la politique passive, au comportement consumériste favorisé par la représentation moderne, elles promeuvent une éthique activiste dans laquelle et les politiques publiques et les modes de consommation sont soumis à une critique écologiquement bien informée. À l’appui de leurs positions critiques, les ONG environnementales ont souvent mis en place de la recherche et des programmes de suivi environnemental." Plutôt que de court-circuitage de la représentation, il s’agit de mettre les ONG en position de contre-pouvoir, et ceci dans une société où la question environnementale serait abondamment informée et commentée. des principes de démocratie participative (conférences de citoyens) ou directe (référendums) sont nécessaires aussi bien pour permettre la prise en compte d’enjeux complexes que pour susciter cet intérêt sociétal qui renforce la capacité des ONG.

Le gouvernement représentatif – dont Bourg et Whiteside tentent de surmonter les failles dans leurs propositions pour une démocratie écologique – est tout entier tourné vers le présent. Quand ce n’est pas le passé, avec des structures conservatrices comme les chambres hautes, Sénat ou chambre des Lords. Et la démocratie écologique doit être "orientée vers le futur", ouverte à la prospective. D’où l’idée d’une chambre haute "dont les membres seraient élus sur des programmes divergents certes, mais touchant exclusivement la défense du long terme, tant en matière environnementale qu’en ce qui concerne d’autres enjeux comme le devenir du soubassement biologique de notre condition humaine commune". Les débats qui y auraient cours y seraient sensiblement différents de ceux de la chambre basse : "Les études d’impacts préalables recouvriraient une importance capitale ; elles permettraient de faire clairement apparaître l’orientation et le bienfondé des décisions de la chambre haute ; elles devraient s’appuyer sur des indicateurs qualitatifs et quantitatifs, environnementaux et sociaux, mais non monétaires". Elle se fait ainsi accompagner "d’autres instances composées de sages/experts – du type conseil constitutionnel, conseil d’état à la française, commissions de sages ad hoc, etc.".

Et en cas de conflit avec la chambre basse, c’est elle qui est décisionnaire. Mais les nouveaux "sénateurs" joueront-ils le jeu de ne pas représenter leurs électeurs ? Entre une proposition qui est dans l’air du temps et une autre qui s’attaque à l’un des bastions de la politique française et repose sur beaucoup de bonne volonté, la contribution de Dominique Bourg et Kerry Whiteside constitue néanmoins un jalon important dans la discussion de notre changement nécessaire de régime au vu de l’urgence écologique... et d’exigences démocratiques toujours plus fortes.

(1) Jean-Louis Laville, "Repenser les rapports entre démocratie et économie", in Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un débat, La Découverte, Paris, 2006.
(2) C’est le sens que donnent, à la suite de nombreux auteurs, Bourg et Whiteside à la "liberté des modernes" de Constant : "en déléguant l’autorité publique à leurs représentants, les individus libèrent eux-mêmes le temps nécessaire à la poursuite de leurs "plaisirs privés". le gouvernement représentatif supporte ainsi le sens moderne de la liberté : non la liberté d’exercer la souveraineté avec ses concitoyens, mais bien plutôt celle d’épanouir son individualité en exprimant ses opinions, en choisissant ses croyances, en déterminant ses investissements, en exerçant la profession de son choix et en tirant du plaisir de la consommation, et ce avec un minimum d’interférences des autorités publiques." D. Bourg & K. Whiteside, "Pour une démocratie écologique", 01/09/2009.
(3) Jean-Louis Laville, "Repenser les rapports entre démocratie et économie", in Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un débat, La Découverte, Paris, 2006.
(4) "Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne." André Gorz," Leur écologie et la nôtre", Les Temps modernes, mars 1974.
(5) Cornelius Castoriadis, "L’écologie contre les marchands" (1992), in Une Société à la dérive, le seuil, 2005.
(6) Dominique Bourg & Kerry Whiteside, art.cit. toutes les citations seront désormais tirées de cet article.
(7) "L’Etat doit veiller à ce qu’aucune logique sociale partielle ne s’autonomise, ne devienne à elle-même sa propre fin. Et ce n’est guère ce à quoi nous avons assisté." Dominique Bourg & Kerry Whiteside, art.cit.
(8) Citons notre mini-dossier "Dans les friches de l’écologie politique", qui faisait état d’une ongisation de l’écologie politique : EcoRev’ n°27, été 2007, coordonné par Erwan Lecoeur.
(9) "Notre revendication pour une démocratie écologique est que les ONG environnementales aient un rôle particulier à jouer dans les organes délibératifs : mettre en lumière, avec preuves et raisons, les jalons environnementaux – pour le présent et l’avenir, pour les territoires proches et lointains – des politiques publiques à travers l’ensemble des activités gouvernementales." Dominique Bourg & Kerry Whiteside, art.cit.

lundi, 22 mars, 2010

Pourtant, que la montagne est belle…

On a pu, à l’occasion du décès de Jean Ferrat, réécouter la chanson qu’il consacrait dans les années 1960 à la vie montagnarde. Depuis, « le formica et le ciné » de la vie industrielle ont laissé place au silicone et au home cinema. Et sa « Montagne » est désormais comprise comme un appel à retrouver les espaces montagnards, le temps d’un week-end RTT parapente ou d’une semaine de rando en t-shirt ultra-léger Quetchua. Avec un moment de nostalgie pour les plus ancien-ne-s, qui se rappellent certaine dégustation de tome brebis-vache… que l’on trouve désormais chez tous les bons fromagers. Mais repenser à l’époque à laquelle Ferrat a créé sa chanson, c’est mesurer le courage d’un homme à contre-courant, qui fait l’éloge d’un mode de vie voué à disparaître, et ce en pleine époque yéyé-Beatles et au milieu d’un mouvement de modernisation /standardisation sans précédent de la société française, sommée de se débarrasser de ses paysan-ne-s et de mettre sur pied une industrie agro-alimentaire avec des circuits de distribution modernes et centralisés.

On a depuis lors pu peser l’échec écologique et social de ce mouvement, et c’est à la montagne que se construisent ou se réinventent sans cesse les alternatives : causses du Larzac et hauteurs ardéchoises accueillant les communautés des années 1970, plateau de Millevaches aujourd’hui… La moyenne montagne, particulièrement dans le Massif central, n’est décidément pas convertible en grande banlieue, comme tant de territoires ruraux situés trop près des villes, où s’établissent des migrant-e-s pendulaires titulaires d’un abonnement travail à la semaine et où les loyers grimpent en flèche. Si nous devons réécouter « La Montagne » aujourd’hui, que ce soit en gardant à l’idée qu’elle reste un des derniers lieux du possible… et du nécessaire.

« La Montagne », Jean Ferrat, 1964

lundi, 8 mars, 2010

Écologie et féminisme, retour sur une polémique

Texte rédigé en collaboration avec Sandrine Rousseau pour la revue EcoRev'

La cause est entendue : l'écologie ne peut que renvoyer les femmes à la maison... A l'automne 2008, Nicolas Sarkozy et le magazine Marianne faisaient pour une fois front commun pour dénoncer « le mode de vie écolo », couches lavables et allaitement. Cet hiver, Élisabeth Badinter peaufine sa position pour défendre la capacité d'émancipation du mode de vie industriel. Cela fait pourtant belle lurette que les femmes ont compris que la machine à laver a libéré une part de leur temps mais que l'égalité ne leur est pas venue à mesure qu'elles équipaient leur cuisine. Le petit pot de malbouffe pour bébé, les couches jetables qui font rougir les fesses, les biberons remplis de lait Nestlé sont certes plus pratiques, mais rien ne garantit que leur usage pourtant pas compliqué soit enfin partagé par les hommes et les femmes. Et de fait, il n'en est rien, le partage du (temps de) travail domestique demeure – décennie après décennie – sensiblement le même, c'est à dire foncièrement inégalitaire. Cette association imperturbable des femmes à la sphère domestique est au cœur de l’inégalité de genre, et se répercute largement dans l’espace public. Faciliter superficiellement les tâches qui y sont associées ne constitue pas un projet politique pour espérer la dépasser.

Le projet écologiste passe certes par une interrogation du mode de vie au quotidien, mais il ne se résume pas à quelques comportements de consommation vertueux, devenus emblèmes du développement durable. L’écologie politique remet en cause un modèle socio-économique bâti autour de l’activité rémunérée, stable et à longs horaires de travail : ceux et celles qui ont la « chance » d’y être conformes peuvent acheter à d’autres les services que – faute de temps – ils et elles ne sont plus en mesure d’assumer. L’émancipation de certaines femmes ne passe ainsi plus par l’égalité et le partage avec les hommes, mais par un modèle de vie qui entraîne la sujétion d’une armée de travailleurs et travailleuses pauvres, de l’industrie agro-alimentaire à la grande distribution. Et à l’emploi à domicile pour les ménages les plus aisés, désormais encouragés financièrement par des politiques publiques aux répercussions sociales et environnementales désastreuses.

A l’heure du développement des très longs horaires de travail, le modèle que l’on propose aux femmes est celui d’hommes cadres suractifs qui travaillent 50 à 70 heures par semaine. Mais la réalité du travail féminin, c’est surtout un temps partiel subi et un revenu qui ne leur permet pas d’émancipation économique. 70 % des travailleurs pauvres sont des femmes, et elles sont aussi plus durement touchées par le chômage. La question posée par les écologistes est donc celle du partage du travail et de la diminution de la durée légale du travail pour tou-te-s, hommes et femmes. L’enjeu n’est pas uniquement de manger des fruits et légumes bio achetés au marché et cuisinés à la maison, il est surtout de ne pas passer sa vie à la gagner et de ne pas consacrer son salaire à un mode de vie peu soutenable. S’il existe avec le réinvestissement de la sphère domestique un risque de fragilisation des acquis des femmes, il est incomparable avec celui que fait courir le mythe du « travailler plus ». Le projet écologiste est bien celui d’une société où chacun-e aura la possibilité de travailler moins tout en percevant sa part des richesses produites, avec le loisir de s’investir dans d’autres activités que le travail rémunéré, telles l’auto-consommation, la culture, la transmission de certaines valeurs à travers l’éducation, ou la vie civique.

Le dossier que notre revue a consacré aux liens entre écologie et féminisme ne défend pas de vision naturaliste des sexes, et il faudra cesser de peser grossièrement l’écologie politique au regard de ses courants les plus marginaux. Nous ne nous réclamons pas d'une nature féminine, en lien avec les éléments, mais faisons le constat d'un usage du monde qui a souvent été imposé aux femmes et les met en première ligne des contradictions les plus flagrantes de notre société. Elles se voient, en raison de leur genre, dicter des modèles : le monde médical déconseille puis recommande fermement l’allaitement, la pub fait d’elles des maman-lessive ou des icônes hyper-sexualisées. Plutôt que de nous inscrire dans une polémique sur le modèle qui devra leur être imposé, nous souhaitons que leur expérience entre enfin en politique pour orienter nos choix socio-économiques.

vendredi, 22 janvier, 2010

Démocratie et réseaux virtuels, de la nécessité d'un regard critique

Article publié en septembre 2011 dans le n°31 sur « La contre-révolution informatique » de la revue Offensive, et écrit en janvier 2010 dans le cadre d'une polémique au sein d'une revue d'écologie politique.

Savoir, est-ce pouvoir agir ?

Au lendemain de la guerre de 1939-1945, le monde découvre stupéfait l'extermination des Juifs d'Europe. La possibilité de l'exécution de ce plan semble avoir résidé dans son secret. On ne savait pas, et c'est ce qui a empêché l'action, disait-on alors. Mais si cette extermination était inconnue et même inimaginable, la déportation et son lot de malheurs n'étaient pas un mystère, et pourtant l’opposition a été un geste rare.
Malgré cela, au moment de la généralisation de chaque nouvelle technique de la communication, plane l'idée qu’« on ne pourra plus dire qu’on ne savait pas », et que l'on pourra enfin s'indigner et agir. Avec une télévision dans chaque foyer, les images du Biafra, de l'Éthiopie, de la Somalie puis du Soudan ne manqueront pas d'émouvoir et de susciter l'action... Les espérances à propos d'Internet reprennent ce schéma, et Gordon Brown (par exemple) les exprime bien : le réseau permet la circulation d'images et de témoignages de réfugiés climatiques, il rend disponibles des informations nombreuses et précises sur l'effet de serre et pose les bases d'une prise de conscience globale qui aura nécessairement une expression politique (1).
Il ne s'agit pas ici de nier ou de refuser les possibilités ouvertes par l'existence de telle ou telle technique de communication, mais de faire état d'une confiance excessive à leur sujet. Cette confiance largement répandue, de la droite à la gauche, nous semble à même de désamorcer toute réflexion politique sur nos structures démocratiques, la renvoyant à un avenir déterminé par la seule technique. S’il y a à l’origine de cet imaginaire des théories ambitieuses de la communication (2), nous nous attacherons plutôt à la traduction de ces théories dans le discours politique actuel, et plus particulièrement à la façon dont ce discours, quand il est repris par des personnalités proches du pouvoir comme l'emblématique Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d'État chargée de la Prospective et du Développement de l’économie numérique, sert une vision du monde qui reste peu ou mal discutée.

Rêves d'horizontalité

« Internet est (...) un réseau d'échange collaboratif et communautaire, qui perturbe résolument le circuit linéaire, hiérarchique et univoque de la transmission de l'information, du savoir et de la communication publique. » La collaboration « est partout la règle », et « les contributeurs sont déliés des hiérarchies traditionnelles, de la "verticalité" » (3).
Le réseau serait un tissu, ni trop lâche ni trop serré, où chaque nœud compte et contribue au succès de la structure (4). L'organisation « en réseau », parce qu'elle est promesse d'égalité, séduit aussi nombre de militants de gauche (5).
L'arrivée d'Internet a ainsi donné lieu (chez eux plus qu'ailleurs ?) à de grandes espérances, dont certaines ont pu être accomplies. Rappelons, parmi les success stories du net militant, les critiques au TCE d'un enseignant en droit de Marseille, qui essaiment très vite dans les milieux « nonistes » et contribuent, parmi d’autres mieux établies, à nourrir des débats, de visu et sur la toile, d'une qualité rare. Ou l'audience des « nouveaux militants » (6). Les petites structures trouvent avec Internet le moyen de communiquer à bien moindres frais, en interne comme en externe. Elles mettent en place d'abord des listes de diffusion qui remplacent des publipostages coûteux, investissent ensuite les réseaux sociaux, et s'adapteront aussi vite aux nouvelles habitudes du public. Leur possibilité d'envoyer des messages à un large public... ne garantit pas cependant des pratiques de réception satisfaisantes. Mais puisqu'il est malgré tout possible de voir son propos repris en raison de son originalité ou de sa pertinence, et que le buzz est techniquement à la portée de tous, les inquiétudes sur la reproduction des inégalités de moyens viennent rarement assombrir le tableau.
Et la campagne sur Internet de Barack Obama animée par l’entreprise Blue State Digital, avec son caractère plus que jamais systématique, où l'animation de réseaux de visu (traditionnelle aux USA) se double d'une mémoire dangereusement démultipliée, enthousiasme plus qu'elle n'inquiète.

Prise de décision magique

La seule réserve de nos apologistes tient dans la fracture numérique, soit l'inégal accès à Internet, qui n'est vécu que comme une question matérielle, pouvant être résolue par l'équipement de chaque foyer. Il est aujourd'hui avéré que l'équipement ne suffit pas, de même que, pour rendre accessible la culture, il n'a pas suffi de faire tomber les barrières économiques. Aujourd'hui, l'usage le plus assidu d'Internet est le fait des classes sociales les plus cultivées (7), celles aussi qui participent le plus fortement à la vie politique.
Il est dans le même temps un manque flagrant dans les discours autour de la démocratie 2.0, ou e-démocratie, c'est celui qui décrirait le moment de la prise de décision dans ces (méga) groupes mouvants et virtuels. La question n'est pas abordée par Nathalie Kosciusko-Morizet au cours du livre qu’elle consacre pour une bonne part à la question, tout au plus lit-on sous sa plume que « les circuits traditionnels de la décision comme de la transmission de l'information vont continuer d'être transformés par la part croissante des contributions latérales ou distantes » (8). On n'en saura pas plus. Ou plutôt on comprendra plus tard que la décision revient malgré tout aux élites élues du gouvernement représentatif, car le forum n'est pas l'assemblée (9). Même leurre chez Bernard Stiegler, apologiste de gauche de l'usage citoyen des réseaux et des foules intelligentes (10). On les comprend... La prise de décision est un processus complexe, dont le psychologue social Serge Moscovici nous a décrit la mécanique sensible (11). Et communiquer, même bien, ce n'est pas la même chose que décider ensemble.
La transmission d'informations, l'expression des opinions et la possibilité d'entendre ou de lire celle des autres, leur superposition (telles des disponibilités sur un agenda Doodle) ou l’agrégation des créations, tout cela peut fonctionner dans les mondes d'Internet. Mais qu'il s'agisse de choisir, d’effectuer un arbitrage, et la touche finale manque. Comme une de ces pages Wikipedia qui, la faute à une polémique trop aiguë ou des luttes d'influence entre groupes et à une modération a minima, échouent à publier un contenu pluraliste et quasi-unanime, et sont reléguées dans la catégorie des contenus sans valeur, dénués de fiabilité.
Le modèle du logiciel libre est ainsi bâti sur l'ouverture et la disponibilité du code, qui permettent son amélioration constante et autant de versions qu'il y a d'utilisateurs. Mais la politique, c'est le choix d'une seule version : une constitution à la fois, un système législatif unifié. Aussi, parmi les nombreux dispositifs qui proposent de renouveler ou de dépasser le gouvernement représentatif (12), il est intéressant de noter que, malgré le vif intérêt suscité par la démocratie numérique – de la gauche à la droite, chez les élu-e-s comme dans la société civile – aucun ne s’invente autour des techniques de la communication ni ne prétend sérieusement pouvoir le faire un jour.

Une atomisation bienvenue

Revenons au propos de Nathalie Kosciusko-Morizet : Internet est « une extension féconde de la communauté politique »… L'appel de la ministre UMP à investir la sphère virtuelle avec des préoccupations citoyennes, alors même que c’est un lieu où rien ne doit/ne peut se décider, sonne comme une version moderne du projet néo-libéral pour la démocratie, un « apaisement » bénéfique au déchaînement de l'oligarchie en place. Ce projet se construit contre l'engagement, en particulier collectif et à gauche, qu’elle dénigre systématiquement dans la première partie de son ouvrage. Comment, à ce compte, ne pas comprendre la « démocratie 2.0 » qu’elle promeut comme l'invitation à venir se perdre seul dans une foule d'individus également atomisés, qui ne partagent plus que de la simultanéité ?
Laisser les corps intermédiaires que sont les associations et les partis s’effacer naturellement en vertu du lien direct entre le pouvoir et le peuple, c’est se priver autant de leur possibilité de remettre en cause l’agenda politique (13) que de la socialisation qu’ils offrent. Ils sont (ou devraient être) un lieu de formation intellectuelle, d'apprentissage au respect de l'autre et à sa parole, de responsabilisation enfin, et c'est tout le sens du mot engagement.
S'il est légitime que les organisations politiques utilisent les nombreux outils qu'offrent les réseaux virtuels, il est aussi nécessaire que, dans le cadre d'une réflexion sur la démocratie, elles mettent en perspective leurs usages et leurs conséquences. Et exercent leur esprit critique sur les discours (des) dominants sur le sujet...

Notes
(1) Citons par exemple Gordon Brown, « Tisser une toile pour le bien de tous », mis en ligne en juillet 2009 sur TED, http://www.ted.com/talks/lang/fre_fr/gordon_brown.html.
(2) Apparue dans les années 1940, la cybernétique laissait imaginer aux esprits les plus brillants du temps une gouvernance (les deux mots ont la même étymologie) enfin rationnelle, à travers la possibilité de synthétiser de la décision politique à partir du recueil et du traitement informatisé de données brutes.
(3) Nathalie Kosciusko-Morizet, Tu viens ?, Gallimard, 2009, pp. 134-135.
(4) Pierre Musso, dans « Utopie des réseaux », EcoRev’ 25, exprime bien comment le réseau correspond moins à une description de la structure sociale qu’à son image fantasmée.
(5) Difficile de rendre compte ici, sans caricaturer ni être injuste, de l’engouement autour des réseaux dans la gauche critique. Faisons remarquer toutefois combien est présente désormais dans le moindre groupuscule l’idée que l’organisation en réseau est capable de désamorcer les enjeux de pouvoir, de faire disparaître aussi bien les hiérarchies que les effets de centre/périphérie. Le sociologue Lilian Mathieu, étudiant les « nouveaux militants », en montre les limites : « Il se pourrait bien (…) que la bureaucratie et la hiérarchie explicites soient dans la pratique gages de davantage de démocratie que l’informalité et l’horizontalité proclamées. » Lilian Mathieu, « Un "nouveau militantisme" ? A propos de quelques idées reçues », Contretemps, novembre 2008, http://www.contretemps.eu/socio-flashs/nouveau-militantisme-propos-quelques-idees-recues.
(6) Voir la lecture critique de Un nouvel art de militer par Mikaël Chambru, EcoRev', mars 2010.
(7) La fréquence de l'utilisation d'Internet à des fins personnelles est corrélée à la fréquentation des cinémas, théâtres, musées, et à la lecture. Elle reproduit des phénomènes d'exclusion bien connus des sociologues de la culture. L'équipement des foyers, qui encourage la fréquence de l'utilisation d'Internet, varie certes selon des critères sociaux ou (les plus décisifs) générationnels... mais à chaque foyer équipé peut correspondre une utilisation intense ou faible, selon les variables "culturelles". Il y a par exemple 12 % de non utilisateurs en foyer équipé. Le fossé géographique est devenu anecdotique : 7 % de connexions bas débit dans les communes rurales (la moyenne nationale est de 4 %), et 43 % de connexions haut débit (52 % au niveau national). Tout cela nous laisse penser que la question de l'usage n'est pas celle de l'accès matériel. Pratiques culturelles 2008, respectivement synthèse par Olivier Donnat et chapitre 2, ministère de la Culture et de la Communication, 2009.
(8) Nathalie Kosciusko-Morizet, op. cit., p. 143.
(9) « Une agora, ce n'est pas une assemblée. On devra veiller à ne pas confondre les deux et à bien comprendre que l'agora virtuelle est une extension féconde de la communauté politique, mais qu'elle ne peut se substituer à elle. Elle n'en a pas la légitimité, et ce n'est pas sa vocation. » Nathalie Kosciusko-Morizet, op. cit., pp. 159-160.
(10) Marc Crépon et Bernard Stiegler, De la démocratie participative. Fondements et limites, Fayard, 2007.
(11) S. Moscovici et Willem Doise, Dissensions et consensus. Une théorie générale des décisions collectives, PUF, 1992.
(12) Florent Marcellesi et Hans Harms en font une liste étendue et un tableau comparatif, « Critères et mécanismes participatifs pour repenser la démocratie », EcoRev' 34, mars 2010. Et Loïc Blondiaux (Le Nouvel Esprit de la démocratie, Le Seuil, 2008) décrit plus précisément les plus répandus.
(13) C’est une des limites également des dispositifs participatifs selon Yves Sintomer, qui les connaît bien. Le Pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, La Découverte, 2007.

mardi, 8 décembre, 2009

Athènes en décembre

Texte paru dans Karpouzi-info n°5

Depuis mon arrivée fin octobre à Athènes, j'entendais parler du 6 décembre, qui commémorerait le décès d'Alexis Grigoropoulos, un ado tué par la police en 2008, et serait suivi de jours (semaines ?) de rébellion anti-capitaliste et/ou anti-autoritaire. Nous y sommes. Et l'attente n'est pas déçue.

Ça commence en fin de matinée dans le centre, l'Athènes des institutions, de la Bibliothèque nationale rue Panepistimiou au Parlement place Syntagma (de la Constitution) et retour, un circuit complet qui nous ramènera au point de départ, un peu crevé-e-s et ému-e-s. Les services d'ordre gueulent des slogans et encadrent leurs sympathisant-e-s par des matraques/hampes de drapeaux mises bout à bout en une barrière serrée. Entre ces blocs de partis, reste quand même tout un peuple de désorganisé-e-s. Sur les côtés, ceux qu'on englobe sous le nom d'anarchistes, des casseurs très politisés et prêts à en découdre, qui font tomber les fenêtres des grands magasins dans un vacarme impressionnant, ou jettent des pierres sur les groupes de flics en kaki, et reviennent se cacher parmi les (autres) manifestant-e-s. Parfois un petit instant de panique et un mouvement de foule, on comprend qu'il y a eu une charge de la police, et ça s'éteint vite.

Tout le monde est habitué, la pièce est rodée. Elle peut changer d'un jour sur l'autre : dimanche rassemblait un public large, lundi a commencé avec les lycéen-ne-s, rejoint-e-s plus tard par des étudiant-e-s et des militant-e-s jeunes ou plus âgé-e-s. Rares sont les groupes qui refusent clairement la violence, tout le monde s'est résigné à s'enduire de Malox avant chaque représentation (un liquide crayeux qui protège la peau et laisse des taches blanches sur le visage, les vêtements ou le bitume) ou à venir avec son masque chirurgical ou son foulard imbibé. Dames d'un certain âge comprises, qui partagent le costume ou le maquillage des jeunes énervé-e-s. Les gaz d'ici ne s'attaquent pas tant aux yeux qu'à la peau du visage et à la bouche, qui brûlent... pas mal. On me parle ici en rigolant des lacrymos de Sarko testés à Strasbourg, et de l'immunité conquise par les participant-e-s aux émeutes et manifs de « décembre ». Je n'aurai pas le plaisir d'essayer, les stocks israéliens des années 70 ont été épuisés et renouvelés.

Plus tard dans la journée, la scène se déplace vers Exarhia, le quartier derrière l'université, rendez-vous des amoureux des livres, des junkies, des étudiant-e-s et des anars. Quartier apprécié pour ses tavernes ou rendez-vous militant, on s'y sent vite bien, même s'il est entouré par des groupes de flics casqués et bottés, toute la journée, depuis des mois. Les affrontements y sont très localisés, et pendant ces soirées de décembre 2009 le quartier continue à vivre, au ralenti. Les rues sont encore accessibles aux piéton-ne-s sans trop de danger, comme celle où se trouve la plaque en hommage à Alexis, et autour de laquelle on vient se recueillir et poser des gerbes. Quelques rues plus loin, un dialogue bruyant a lieu à coup de poubelles renversées ou brûlées (ça tombe bien, on est en pleine grève des éboueurs), de bombes de gaz ou de coups de matraques. Pas encore vu de voiture brûlée, est-ce un objet trop emblématique du mode de vie athénien ? Difficile ici de décrire la répression qui s'abat sur les émeutiers quand on n'y est pas confronté et qu'on regarde tout ça du haut de la colline qui surplombe le quartier. Les spots sont rivés sur la rue, pas sur les commissariats.

A côté de la relative complaisance qui accompagne l'usage de la violence dans les manifs grecques, la position pacifiste du parti « vert écologiste » suscite un peu de mépris. Parce qu'il s'accompagne d'une très faible présence dans le mouvement social grec, comme me l'explique Orestes, ancien de Chiche ! Toulouse. Passons sur les questions de l'engagement plus désinvolte que chez les gauchos, de l'institutionnalisation, et sur une comparaison avec les Verts françai-se-s... La société grecque est décidément plus auto et macho qu'écolo, comment voulez-vous. C'est aussi bien le cœur de la question environnementale que la non-violence, qui y est étroitement attachée, qui sont mal perçues ou mal prises en compte ici. Le romantisme de la révolte, façon Gaza du dimanche, fait meilleure recette, et les enfants des quinquas écolos s'enrôlent dans les partis trostkos et maos, dont on sent bien la pêche. Ça donne plus envie qu'une conférence sur les semences paysannes...

La nuit tombe vite, les affrontements continuent sous le bruit de l'hélico au-dessus d'Exarhia, mais le lendemain tout est calme, les voitures reprennent la rue et les poubelles (toujours débordantes) leur place à côté des trottoirs. Retour vers midi au point de départ, et c'est reparti pour un tour. C'est exaltant, impressionnant, mais à tourner entre Panepistimiou et Syntagma, ne finit-on jamais par se lasser ?

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jeudi, 26 novembre, 2009

Les trois failles du développement durable

Le développement durable, ou soutenable selon une traduction plus précise, « répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » (1). Il se définit donc par ses buts (consensuels) et non par les moyens qui seront mis en jeu pour y arriver, qui eux laissent place au débat.

 

Qu'y a-t-il derrière le développement durable ?

On peut adopter une lecture historique, qui considère que le mot même de développement – idéologiquement très marqué, comme l'ont montré les théoriciens dont se réclame le mouvement pour la décroissance (2) – porte un projet politique fort, où l'activité humaine est réduite à sa dimension économique. Mais attachons-nous plutôt à l'idée majoritaire qui sous-tend le développement durable dans le contexte où nous sommes. Celle-ci est reprise en chœur par les entreprises et les gouvernements, elle ignore l'écologie politique telle qu'elle s'est construite dans les années 1970 autour des questions d'autonomie et de restauration du lien avec la nature. Elle emprunte beaucoup, au contraire, à la « modernisation écologique », mouvement de pensée essentiellement anglo-saxon qui refuse deréfléchir le rôle de la technique et le véritable culte qui ne cesse de grossir autour de ses objets, mais aussi de penser la lutte contre les inégalités. Au-delà du projet politique (social, démocratique) de la modernisation écologique, cette idée met-elle en œuvre, sous le nom de développement durable, des moyens suffisants pour éviter la catastrophe ?

 

Des objectifs inadaptées

L’état de ce que la nature met à notre disposition et que nous avons pu dégrader est bien connu. Les experts du GIEC (3), pour prendre l’exemple des désordres climatiques, voient leurs rapports réguliers acceptés par les institutions politiques qui les publient, et reconnus par la communauté scientifique dont sont issu-e-s les membres du groupe. Le grand public et les décideurs politiques, placés pendant de nombreuses années devant des « polémiques » scientifiques qui n’en étaient pas, sont désormais sensibles à ces questions et disposés à s’y attaquer de front.

Néanmoins, les objectifs du protocole de Kyoto en 1997, comme de ceux qui ont suivi, sont  ridiculement bas (8% pour l'Union européenne, maintenant 20%) comparés aux exigences écologiques. Il ne s’agit pas d’objectifs correspondant à des nécessités physiques (les émissions doivent diminuer de moitié au niveau mondial (4)), mais de compromis politiques.

De la même façon, 0,9% d’OGM dans une production classique ne garantissent pas d’une pollution génétique globale, n’assurent pas une quelconque sécurité sanitaire. Il s’agit encore une fois d’un compromis autour d’un chiffre.

Ces « petits pas » d'une trop grande modestie peuvent participer à un processus de compréhension de la question environnementale, et d'acceptation des efforts nécessaires pour répondre à l'urgence... Mais ne servent-ils pas à cacher le problème, en focalisant l'attention sur des objectifs inadaptés ?

D’autre part, leur efficacité est tronquée par certains biais de pensée qui doivent être mieux connus si nous voulons une élaboration véritablement démocratique (car c’est aussi une exigence mise en avant par le projet de développement durable) des politiques écologiques à venir. Parmi ces autres failles du développement durable, l'effet-rebond et l'énergie grise.

 

Effet rebond

Notre capacité à désirer est illimitée… si ce n’est que nous ne disposons que de 24h par jour, pas une de plus. Ou que notre revenu nous impose des limites bien en amont de celles de notre civilité. Si mon revenu augmente, il y a fort à parier que je ne pourrai pas pour autant faire plus d’économies. Mes désirs vont s’ajuster à mes possibilités. Tant qu’ils ne correspondent pas à une réflexion plus globale, qu’elle soit politique, éthique ou spirituelle, ils rebondiront sur la paroi des limites qui me sont imposées de l’extérieur. La croissance des besoins est garantie… mais pas le bonheur. Si le coût de l’électroménager baisse, je pourrai m’équiper d’un appareil supplémentaire avec la même somme. Si ma voiture consomme moins de carburant… je pourrai rouler plus : aller plus loin, partir plus souvent.

On voit le lien entre ce phénomène et le développement durable, et comment il en brise une des notions-clefs, celle de l’efficacité et du progrès technique, et de leur capacité à faire baisser un bilan environnemental global. L’amélioration d’un produit qui consommera moins de ressources ou sera plus efficace ne pourra jamais aboutir à une baisse de la consommation totale de ressources. Elle sera toujours compensée par l’explosion des besoins (4). L’équipement sans cesse renouvelé en objets toujours plus efficaces est un puits sans fond. Les inconvénients ? On perd ainsi l’occasion de repenser le besoin, pendant que cette idée contribue à une croissance continue de notre prédation, toujours compensée par le rêve que « demain, avec le progrès, on polluera moins, d’ailleurs on a déjà commencé ».

 

Énergie grise

Et très concrètement, on ne considère que certaines des économies en ressources naturelles de ces équipements. Celles qui sont faites à l’usage, et pas forcément à la production. Et que l’on nomme « énergie grise ». L'équation « 50 bouteilles en plastique = un pull en polaire » que l'on voit dans les pubs oublie un élément... aux bouteilles en plastique, matériau de départ, il faudra ajouter l'eau et l'énergie nécessaires à cette opération pour obtenir au final le fameux pull. Il s'agit bien là d'un refus de penser dans leur totalité les usages qu'on associe au développement durable.

Que l’on applique le calcul « fabrication + usage » à tous les équipements « de haute qualité environnementale », et leur vertu écologique fond. Aussi, entre aménagement de l’existant et renouvellement selon les standards du développement durable, nous devons effectuer des calculs plus complets avant d’adopter d’emblée la seconde solution pour la plus écologique.

 

Récapitulons...

Un exemple pour nos trois failles, la « voiture propre »… on comprend bien que la différence entre une vieille Ford Fiesta qui dégage 190g de CO2 par kilomètre et les 135g de la dernière Mégane ne permettra pas de diviser nos rejets par quatre ou cinq (5). On a bien là un objectif inadapté.

Effet rebond oblige, il y a fort à parier que l’intérimaire/précaire/travailleuse à temps partiel (rayer les mauvaises réponses) au volant de la première consomme moins, tous comptes faits, que la personne plus aisée au volant de la seconde, qui se permet des trajets plus longs et plus fréquents.

Pensons maintenant au cycle de vie complet de ces deux équipements, en prenant en compte l'énergie grise. Avant son premier kilomètre, une voiture a déjà nécessité 300 000 litres d’eau et 30 tonnes de matières premières (6). La renouveler à chaque progrès technique a un coût loin d’être négligeable.

 

A la recherche de la cohérence

C’est à une réflexion plus complète que nous amène toujours la critique du développement durable. Avant de faire des choix en apparence simples, il s’agit de remonter des chaînes de causalité, de faire des bilans globaux, de trouver la cohérence propre aux systèmes naturels… et sociaux. A quoi bon décréter que la cantine des écoles sera approvisionnée en bio si aucune politique publique (enseignement agricole, statut social des agriculteurs/ices, foncier rural, etc.) n’assurera pas, au moins à l’échelle nationale, cette production ? Encore une chaîne dont on préfère considérer les derniers maillons, les plus proches et les plus reluisants, plutôt que s’assurer la solidité de chacun… et de l’ensemble. Faute des moyens de comprendre la complexité des enjeux écologiques, le développement durable constitue, tel qu'il est pensé majoritairement, une série de mécanismes psychologiques de protection... pour éviter de réfléchir ?


(1) Selon la définition proposée en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement dans le rapport Bruntland : « un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de "besoins", et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir. »

(2) Parmi eux et elles, Gilbert Rist (Le Développement, histoire d’une croyance occidentale, 1996), Serge Latouche (Faut-il refuser le développement ?, 1986).

(3) Groupe international d’experts sur le climat.

(4) Citons ici l'exemple des nano-particules d'argent, qui permettent d'utiliser dans des quantités infinitésimales ce minéral aux précieuses qualités anti-bactériennes... On est séduit par des nanos si écolo. Mais désormais on met de l'argent partout, dans tous les réfrigérateurs, dans les vêtements « anti-odeurs », sur les claviers des ordinateurs, et la consommation d'argent dans l'industrie a explosé ! Ajoutons que puisque nous ne mourrions pas d'infections bactériennes avant cela, cet usage est pour le moins injustifié, mais il risque aussi de nous mettre en danger en éliminant en tous lieux les bactéries dont nous avons parfois un besoin... vital.

(5) « Maîtriser l'effet de serre excédentaire avec une élévation maximale de 2°C de la température moyenne de la planète revient à diviser par plus de deux les émissions globales, c'est-à-dire, compte tenu des écarts dans les émissions par habitant (...), par quatre à cinq celles des pays industrialisés, vers le milieu de ce siècle. », « Une réduction de moitié des émissions mondiales bien avant la fin du siècle est indispensable », http://www.ecologie.gouv.fr/Communique-de-presse-publie-a-l,2496.html, 3 juin 2004.

(6) Plus exactement, vingt fois plus de matières premières que son seul poids, source T&E Bulletin, n° 89, juin 2000, citée par Vincent Cheynet, « L'impossible voiture propre », Casseurs de pub, novembre 2001.

lundi, 6 avril, 2009

Cultures d'exportation contre cultures vivrières, la grande arnaque ?

Un texte qui doit beaucoup, ne serait-ce que l'envie de l'écrire, à la lecture de Le Sucre et la faim. Enquête dans les régions sucrières du Nord-Est brésilien, par Robert Linhart

Beaucoup de clichés courent sur les pays pauvres du Sud, spécialement sur l'Afrique. On imagine des terres difficilement cultivables, sujettes à la sécheresse, tous obstacles naturels à ce que l'abondance règne. En bref : la malédiction. Celle, indécrottable, qui rendrait nécessaire le recours à la charité, sacs de riz portés sur des épaules musclées, sourire dentifrice inclus. Les structures sociales de ces pays et leur place dans la mondialisation sont rarement interrogées. Cela fait pourtant belle lurette que les associations de solidarité internationales nous alertent : ces pays ont tout à fait les moyens de se nourrir, ils ont surtout besoin qu'on leur lâche la grappe.

Lopin ou plantation ?

Dans le Brésil d'après le coup d'État de 1964, l'une des raisons principales de la malnutrition qui règne dans le Nordeste, c'est la disparition des lopins confisqués par les gros propriétaires. Les ouvriers agricoles qui triment dans les plantations de canne à sucre n'ont alors plus qu'une source de nourriture : l'importation depuis les autres régions du pays, épargnées par la monoculture, de haricots secs (les fameux feijõas) et de manioc. Passées par le marché national, par des chaînes de distribution longues et coûteuses, acheminées sur des milliers de kilomètres (c'est l'échelle brésilienne), ces denrées se retrouvent dans les bodegas du Nordeste à des prix prohibitifs. Alors que le minuscule reço des ouvriers agricoles, 20m2 à cultiver pour l'usage familial, apportait une nourriture d'appoint, variée et gratuite, qui ne coûtait que le temps qu'on consacrait à la faire pousser, le salaire ne suffit jamais à nourrir la famille dans les mêmes proportions et la même qualité.

Aujourd'hui, avec une mécanisation accrue du travail agricole, l'emploi n'est même plus assuré, d'où un exode rural qui amène les plus pauvres dans les bidonvilles de Lagos ou de Rio. La filière soja brésilienne emploie une personne pour 50 hectares, avec des conditions de travail et sociales qui sont restées souvent indigentes. Le maïs et la canne à sucre font à peine mieux (1). Et ce sont toutes des cultures concernées par les agrocarburants. Dans le même temps, on considère qu'un hectare de terres suffit à faire vivre une famille indienne (2).

Boycott de la banane !

Alors, comment mieux soutenir les pays pauvres qu'en n'achetant justement pas leurs produits ? Ce n'est pas un choix démocratique ou populaire qui est à l'origine des plantations de bananes, palmiers à huile, canne à sucre. C'est l'expression des intérêts des plus gros acteurs économiques, dont les populations locales n'ont eu aucun moyen de se protéger. On s'est habitué à l'idée qu'acheter un produit, c'était soutenir, même dans de petites proportions, la personne qui le fabrique. Le raisonnement dans le cas des produits agricoles doit être radicalement différent. L'agriculture est une activité accessible à tou-te-s, et on n'a pas besoin d'attendre un gros investissement (privé ou coopératif), la mise en place de structures de production de haute technologie, pour produire sur une terre. Une graine qui germe, et c'est parti. Au contraire de ce qui peut se passer dans l'industrie, quand on achète un produit agricole de plantation on ne soutient pas l'emploi généré par cette activité, on soutient la prédation de terres que les populations locales se voient confisquer.

La ruée vers les terres agricoles

L'Amérique latine est marquée par le régime foncier latifundiaire : la latifundia est la grosse plantation d'un colon européen, espagnol ou portugais, qui emploie des locaux sur ses terres, esclaves puis « libres ». Pendant tout le long du XXe siècle, on a vu le recul de cette forme de propriété coloniale... au profit non pas de réformes agraires, mais de l'achat des terres par des multinationales. Agro-alimentaires évidemment, mais aussi industrielles parfois (Ford s'était implanté en Amazonie pendant les riches heures du caoutchouc naturel).

Le renchérissement des prix agricoles, suite entre autres aux tensions provoquées sur le marché par les agrocarburants, rend ce genre d'agissement d'autant plus profitable. Et crise alimentaire oblige, les spéculateurs aussi investissent dans les terres du Sud, c'est une véritable ruée vers les terres agricoles bon marché, qu'on appelle le land grab et qui est surveillée de près par les ONG, autant pour ses conséquences environnementales que sociales, toutes désastreuses (3).

La malédiction qui pèse sur la faculté des pays du Sud à se nourrir, c'est désormais l'inclusion toujours plus pressante de leurs agricultures dans le marché mondial. Marché des terres, marché des produits, qui rendent impossible économiquement une agriculture orientée vers la satisfaction des besoins alimentaires locaux.

Une agriculture mondialisée

Ajoutons à ce tableau le dumping auquel se livrent les pays riches. Notre agriculture, dopée au engrais, pesticides et médocs, produit trop ? « Il est devenu politiquement plus intéressant, et en général économiquement plus avantageux, d’exporter les excédents – souvent sous forme d’aide alimentaire – que de les stocker. Ces excédents, fortement subventionnés, font baisser les prix sur le marché international de denrées telles que le sucre et ils ont créé de sérieux problèmes pour plusieurs pays en développement, dont l’économie se fonde sur l’agriculture » (4).

Plus de vingt ans après le rapport Bruntland, qui posait les bases d'un développement durable, la situation n'a pas beaucoup changé et l'Europe continue à « être vache avec l'Afrique » (5) en y exportant du lait en poudre à prix bradé. La disparition des jachères, décidée par la PAC dans un monde où la crise alimentaire se fait sentir, est une façon de redire la vocation exportatrice de l'agriculture européenne. A priori, c'est tout bon pour les consommateurs africains, qui paieront moins cher leurs aliments. Mais c'est la catastrophe pour l'agriculture de type familial, moins compétitive. Notre lait fortement subventionné vient concurrencer de manière déloyale celui qui est produit localement (oui, il y a des vaches en Afrique), fermant ainsi les débouchés des petits paysans. Et les condamnant économiquement.

Autonomie, camarade !

Pour permettre à tout le monde de bouffer sur cette planète, il ne s'agit donc ni de produire plus (version révolution verte ou version OGM), ni de faire la charité (commerce inéquitable ou moins inéquitable), mais d'accepter la demande qui est faite au système politique mondial que l'agriculture des pays pauvres se relocalise, qu'elle se réoriente sur les besoins des populations locales plutôt que de rester tributaire des nôtres. Et ça passe par une sacré remise en question, personnelle et politique, de notre mode de vie...

(1) Amis de la Terre Brésil et fondation Heinrich Böll, Agrobusiness and biofuels: an explosive mixture, 2006), cités dans Maryline Cailleux et Marie-Aude Even, « Les biocarburants : opportunité ou menace pour les pays en voie de développement ? », Prospective et évaluation, n°3, janvier 2009, agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/analyse30901.pdf.

(2) C'est le propos d'Ekta Parishad, mouvement populaire de lutte pour la défense des droits des paysans sans terre et des peuples indigènes en Inde.

(3) « Main basse sur les terres agricoles du Sud », Guy Debailleul, 26 février 2009, alternatives.ca/article4557.html. Signalons aussi le blog animé par l'ONG Grain, farmlandgrab.blogspot.com.

(4) Rapport Brundtland (1987), chapitre 5, « Sécurité alimentaire : soutenir le potentiel », fr.wikisource.org/wiki/Rapport_Brundtland/Chapitre_5.

(5) Du nom d'une des campagnes menées conjointement par le CFSI, le CCFD, Oxfam-Agir ici, la Confédération paysanne, ATTAC et on en oublie.

samedi, 17 janvier, 2009

Que vaut votre université ?

Noter les universités, cela peut sembler a priori une idée amusante, quand l'École a été un si grand fournisseur d'évaluations. Mais elle fait tache d'huile, et désormais de nombreux acteurs privés proposent leur classement des meilleures universités du monde. Comment ? Et avec quelles conséquences ?

Penchons-nous sur le système d'évaluation proposé par l'entreprise Quacquarelli Symonds (1), qui est basée à Londres. Comment procède l'équipe de Ben Sowter, son directeur de recherches ? Elle définit des critères, qui doivent être :

- nombreux, pour assurer une certaine justesse statistique ;

- quantifiables, car seuls des chiffres sont capables d'être additionnés et pondérés ;

- symptomatiques de l'une ou l'autre de ces qualités que l'on cherche à évaluer ;

Ce qui est déjà un premier défi : la qualité est-elle si facilement traduisible en quantités ? lesquelles quantités sont-elles vraiment additionnables, comme ne le sont pas des pommes et des oranges ? Et qui décide de la pertinence d'un symptôme pour témoigner de la valeur d'un objet ? On doit aussi pouvoir trouver ces chiffres, établis sur le même modèle dans toutes les universités de la planète. Il faudrait à la rigueur les établir soi-même, ce qui est plus sûr... mais plus coûteux, donc hors de question. Deuxième difficulté.

Vient ensuite la pondération de ces critères. Quelle place accorder à, par exemple,

- la qualité pédagogique des enseignements (tutorat compris ?) ;

- à la reconnaissance par les pairs des enseignants-chercheurs (reconnaissance exprimée majoritairement en quantité de publications... laquelle peut dépendre, sans que cela soit corrélé avec leur talent, de leur langue d'expression, de leur réseau social... mais aussi, avec les conséquences désastreuses que l'on imagine pour les savoirs, de la discipline ou du sujet qu'ils étudient, lesquels sont plus ou moins propices à la publication) ; - à la qualité de la vie des étudiants ?

QS a décidé d'accorder 40 % de la note finale au jugement des enseignants-chercheurs par leur pairs, 10 % au jugement des entreprises susceptibles d'accueillir les jeunes diplômés, 10 % aux efforts de l'université portant sur l'international, 20 % sur le student faculty ratio et 20% enfin sur la performance de recherche comparée à la taille du corps de chercheurs/ses. Un choix tout à fait arbitraire, et qui pourra correspondre aux attentes d'un usager de l'université sans satisfaire du tout l'autre.

Car à qui s'adressent ces classements ? En priorité aux consommateurs sur le marché de l'éducation supérieure. Et accessoirement aux pouvoirs publics, qui souhaitent avoir connaissance des résultats effectifs des universités qu'ils financent.

Revenons au but affiché des premières initiatives de classement, à savoir offrir sur le marché de l'éducation supérieure une offre d'information fiable. Un étudiant n'aura pas les mêmes critères de choix d'un établissement, qu'il soit plutôt faible ou très brillant, en premier cycle ou en troisième cycle, avide de savoir théorique ou désireux de rejoindre très vite le marché du travail. La réponse ? Personnaliser la pondération des critères pour permettre à chacun d'échafauder son classement personnel. Un système de my-ranking qui permet de dépasser le caractère arbitraire de toute pondération, sans toutefois satisfaire tout à fait la difficulté à collecter des chiffres significatifs et fiables, et à choisir les critères de cette collection...

On imagine aussi que la multiplication de ces classements permettra au public d'établir des moyennes entre eux, pour éliminer à terme tous ces biais que nous venons d'esquisser. Peut-être même aura-t-on un jour la brillante idée de mettre sur le marché un classement des meilleurs classements des meilleures universités...

Mais ces chiffres, quelle que soit leur pertinence, ne risquent-ils pas à terme de changer la réalité même qu'ils prétendent décrire ? Quels effets peuvent avoir de tels classements ?

Ils offrent enfin « une information fiable pour les consommateurs ». Mais avant toute chose, ils font de l'offre universitaire un marché. On hésite entre parler d'effet secondaire ou d'intention affichée, selon que le concept soit défendu par un ministre social-démocrate flamand de l'Éducation (2) ou par l'OCDE. Et ce classement influence le marché. Car le prestige vaguement plus affirmé par la rumeur publique ne suffisait pas à une famille aisée pour envoyer son enfant à l'autre bout du pays, ce qu'elles pourront désormais faire en connaissance de cause, tandis que les camarades moins fortunés ne pourront faire autrement que de rester dans l'université mal considérée de leur région d'origine. Et le recrutement de cet établissement renforcera sa piètre réputation (auprès des étudiants, des enseignants, des employeurs...) en une sorte de cercle infernal. On aura donc des effets de polarisation incompatibles avec des exigences de justice sociale.

Les pouvoirs publics sont désireux de mettre en place des outils de même type, certifiés cette fois par la commande qu'ils auront passée. Il est nécessaire, nous dit-on, de connaître ces classements pour mieux agir sur les inégalités qu'ils constatent... Une bonne volonté qui en ces temps difficiles nous paraît peu crédible.

(1) http://www.topuniversities.com

(2) Frank Vandenbroucke, à l'Ethical Forum de la Fondation universitaire, 20 novembre 2008, Bruxelles.

lundi, 11 août, 2008

Écologie et féminisme

Édito du dossier "Écologie et féminisme", coordonné à l'été 2008 avec Sandrine Rousseau pour la revue EcoRev'

Écologie et féminisme... autant les deux engagements se retrouvent fréquemment chez les mêmes personnes, autant le lien est rarement explicité. Au-delà de l'exigence d'égalité entre hommes et femmes, la présence même, au sein de l'écologie politique, de valeurs humanistes – ces "luttes non-prioritaires en matière d'environnement" et dont les écologistes se mêlent curieusement – serait-elle un simple épiphénomène et non une nécessité idéologique ? Ce dossier d'EcoRev' s'attachera donc dans un premier temps à clarifier le lien entre ces deux mouvements, leur proximité idéologique et leur offensive simultanée sur la citadelle politique.

Écologie et féminisme… donc écoféminisme ? La première traduction française de l'introduction du Rethinking Ecofeminist Politics de Janet Biehl permet de faire un point rapide sur les dérives essentialistes et folkloriques – essentiellement anglo-saxonnes – d'un écoféminisme ayant pu être tenté de déserter un moment le champ politique. Francine Comte et Alain Lipietz se situent résolument dans ce champ-là. Et répondent à nos questions sur quarante ans de féminisme et d'écologie politique à la française.

Noël Burch interroge ce qu'on en commun les images qui nourrissent les adversaires du féminisme et de l'écologie en politique, tandis que Bertram Dhellemmes se penche sur la remise en cause du fonctionnement politique qu'induisent les deux mouvements de pensée. Florence Jany-Catrice, Sandrine Rousseau et François Devetter, en partant de situations concrètes et avec un certain pragmatisme, interrogent dans un second temps le modèle d'égalité hommes/femmes au regard de ses conséquences écologiques. Et ouvrent des pistes qui permettront à la position spécifique des femmes de nourrir la critique du productivisme et de l'organisation sociale du travail.

Alors que les écoféministes au Sud recueillent aujourd'hui le fruit de leurs travaux – prix Nobel de la Paix accordé à Wangari Maathai en 2004, reconnaissance unanime du micro-crédit et du rôle positif de l'investissement des femmes dans l'économie – Bruno Boidin fait le point sur ces nouvelles approches genrées, leurs qualités et leurs limites. Mathilde Szuba, à partir d'un ouvrage ancien de Francis Ronsin, nous permet de nous repencher sur la question de la limitation des naissances, qui a pu lier émancipation féminine, révolution sociale et nécessités environnementales. Un kit militant, en clin d'œil au dossier, présente en fin de numéro les bases de l'écomaternage.

A y regarder de plus près, comme nous avons tenté de le faire, l'écologie et le féminisme peuvent entretenir un dialogue fructueux. En se nourrissant l'un l'autre plutôt qu'en suivant des chemins simplement parallèles, ils mettent en lumière les fonctionnements les plus aberrants de notre société, et lui font des propositions à proprement parler révolutionnaires.

jeudi, 7 août, 2008

L’écologie politique, petite sœur ou jumelle du féminisme ?

Propos recueillis dans le cadre du dossier "Écologie et féminisme", coordonné à l'été 2008 avec Sandrine Rousseau pour la revue EcoRev'

Francine Comte-Segrestaa et Alain Lipietz sont membres des Verts. Elle a présidé la commission Féminisme, et participe à l'animation du Collectif national pour les droits des femmes depuis sa création. Il est député européen. Économiste, il n’a jamais négligé la situation économique et sociale spécifique des femmes. Comment concilient-ils écologie politique et féminisme ? Deux réponses croisées, en forme de retour sur quarante ans d’histoire politique et personnelle.

EcoRev' : On vous sait engagé-e-s pour l’écologie politique et pour le féminisme. Beaucoup de femmes et d’hommes partagent ces deux engagements, sans forcément les lier. Comment se rejoignent-ils dans votre pensée ? dans votre expérience ?

Francine Comte-Segrestaa : Ces deux mouvements, bien qu’ayant des racines antérieures, sont jaillis dans le bouillonnement engendré par Mai 68. Ils portent bien des aspirations communes, mais leur dessein, leur dynamique sont différentes.

Alain Lipietz : Féminisme et écologie ne dérivent pas en effet l’un de l’autre. Disons qu’ils sont jumeaux.

FCS : Tous deux s’enracinent dans un sens aigu de la solidarité. La solidarité fut d’ailleurs le moteur de mon premier engagement (social, tiers-monde). Puis Mai 68 apporta le grand vent de la liberté. Et d’abord la libération de la parole. Pour les femmes, se parler signifia la sortie de l’isolement, et la mise en commun de la vie privée, d’une oppression partagée. Le féminisme naissant s’enracinait bien dans la solidarité : "Nous sommes toutes sœurs". Agir était urgent : divorce, contraception et avortement, viols... Mais le fondement du féminisme, c’était la mise au jour de l’inégalité profonde entre les sexes. Aucun combat pour la liberté, pour la solidarité n’ont de sens sans le bouleversement de cette inégalité, une inégalité qui n’est pas seulement de position inférieure dans une société donnée, mais pérenne, affirmée comme naturelle : aux hommes toutes les valeurs positives, le rôle d’acteurs, aux femmes des valeurs plutôt négatives et la dévolution absolue au rôle maternel. Aux hommes la culture, l’histoire, la technique et les progrès de l’humanité, aux femmes la nature, la prolongation de l’espèce et des normes. C’est tout cela que le féminisme dénonce. L’égalité entre les sexes est une révolution ontologique. La force de cette aspiration fit une brèche dans le schéma simpliste des militants de l’époque, fonctionnant sur la seule opposition binaire capital/travail et remisant les autres combats à plus tard, les traitant comme des contradictions secondaires. Le féminisme s’affirmait comme un nouveau paradigme, une nouvelle façon de considérer la société.

EcoRev' : L'image de mouvements écologistes et féministes surgissant au même moment est-elle correcte, ou le féminisme est-il premier ? Comment se nourrissent-ils l'un l'autre ?

AL : En 1965, j’avais 17 ans, mon amie (future mère de mes deux filles) m’a d’emblée fait lire Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, pour mettre les choses au point ! Cette année-là, René Dumont ne se définissait pas encore comme écologiste, mais De Gaulle avait déjà créé le ministère de l’Environnement. Et déjà aux Etats-Unis des associations faisaient de l’écologie une "political issue". En mai 68, les deux mouvements n’étaient guère présents, ils émergent en tant que mouvements politiques dans les années suivantes. Mais en France le féminisme est en avance sur l’écologie. À cette époque, nous militons, Francine et moi, à la GOP (Gauche ouvrière et paysanne, NDLR) qui est fermement féministe, avec des règles de parité et un grand souci pour les luttes sur la question des territoires (la GOP a animé les premières marches sur le Larzac). Et pourtant la GOP faisait référence au maoïsme. C’est-à-dire que la lutte des femmes et les luttes sur la question des territoires y sont des "fronts secondaires", subordonnés au front principal, l’affrontement capital-travail. Du coup, le féminisme finira par mette en crise toutes les organisations post-soixante-huitardes.

FCS : C’est dans ce contexte basé sur la complexité et le bouleversement des schémas qu’ont pu se développer bien d’autres mouvements, en particulier le combat homosexuel. Mais aussi l’écologie. Bien sûr, il y avait déjà des écologistes, des luttes pour le "cadre de vie", l’environnement, la santé. Mais l’écologie politique, vue comme un nouveau paradigme ayant vocation à relier les rapports sociaux et le rapport des hommes à la nature, à prendre en compte la complexité et l’unité profonde de ces combats, a pour creuset la maturation permise par le féminisme. La prise de conscience de cet élargissement qu’apportait à son tour l’écologie me tourna vers ce combat. J’ai adhéré aux Verts en 1991. Les liens entre ces mouvements sont évidents. L’homme n’est plus le démiurge qui façonne, forge la nature. Il en est un élément. Le rapport que tout être humain entretient avec elle s’enracine dans le rapport avec l’autre qui se tisse en premier dans la relation homme-femme. L’éducation qu’il reçoit à ce sujet est primordiale. Le premier environnement de l’humain n’est-il pas le ventre maternel ? Cela ne signifie pas que les femmes sont forcément plus sensibles à l’écologie que les hommes. Mais cela implique que le combat féministe pour l’égalité soit essentiel pour tout progrès écologiste.

AL : La réconciliation théorique du féminisme avec d’autres mouvements sociaux n’aura lieu en effet que vers la fin des années 70 au sein d’un paradigme plus général : l’écologie politique, qui respectait leur autonomie relative et la convergence de leurs combats. Car cette gémellité entre écologie et féminisme, et leur lien avec la lutte des exploités (mouvement ouvrier, tiers-mondisme) avait des racines profondes. À l’époque, ce n’était pas contre le "libéralisme" mais contre une forme très organisée, planiste, du capitalisme : le fordisme. C’est contre la planification capitaliste fordiste que s’est fait Mai 68. Pour l’écologie, cela signifiait la lutte contre le "déménagement du territoire" et la dictature des "Etats dans l’Etat" (EDF, CEA, etc.). Pour le féminisme, le fordisme érodait la subordination patriarcale (grâce au plein emploi qui permettait l’indépendance économique des femmes) mais ne rendait que plus claire leur subordination politique et domestique. Par ailleurs les femmes, non "par nature", mais de par leur position sociale, étaient plus sensibles aux réalités du travail concret, de la "colonisation de la vie quotidienne" par la société marchande planifiée. En tant que chercheur sur les espaces économiques, j’avais vite compris que j’en apprenais beaucoup plus dans n’importe quel pays en parlant une demi-heure avec une femme qu’en discutant interminablement avec un collègue masculin. Cela vient entre autres de ce que les femmes, insérées (en plus exploitées) dans les mêmes rapports capitalistes ou bureaucratiques que les hommes, font vivre en plus le "premier étage de la civilisation matérielle" selon Braudel : travail domestique, entraide, voisinage, etc. Elles ont davantage à se soucier de la valeur d’usage, les hommes de la valeur d’échange. Or le basculement de l’anti-capitalisme à l’écologie, c’est justement la prise en compte du travail concret et de la valeur d’usage : qu’est-ce qu’on fait ? Comment (dans quels rapports interpersonnels) ? pourquoi ?Le paradigme écologiste était donc particulièrement apte à prendre en compte le féminisme sous sa vaste ombrelle…

EcoRev' : Les mouvements féministes et écologistes ont fait, avant que cela ne devienne un cliché, de la "politique autrement", en renouvelant les pratiques politiques, aussi bien dans leur fonctionnement interne que dans leurs apparitions publiques. Lesquelles de ces pratiques vous paraissent aujourd'hui les plus intéressantes ?

FCS : Le féminisme, dans la droite ligne de Mai 68, mettait l’imagination au pouvoir, les manifestations étaient riches d’invention, d’humour, tous les pouvoirs brocardés. Plus profondément, pour les féministes, la "politique autrement", ce fut d’abord le rejet de tout embrigadement : l’autonomie des mouvements sociaux par rapport au politique était en soi une pratique politique nouvelle. Ce n’était pas évident, vu l’emprise des groupes d’extrême gauche. Mais ce respect de l’autonomie jouait aussi à l’intérieur même du mouvement qui refusait toute unification factice. Le foisonnement des approches féministes était une bonne chose, même si c’était difficile à gérer. Aujourd’hui, les différentes tendances se regardent en chiens de faïence.

Pour les écologistes, le respect de la diversité des approches était une nécessité, car ce mouvement était issu d’une multitude d’actions de terrain différentes. La principale révolution des pratiques fut avant tout la mise en cause des pouvoirs. Des règles de fonctionnement originales ont cherché à limiter, partager les pouvoirs, d’où une complexité rare des statuts des Verts… Mais le premier souci fut d’établir un réel partage des pouvoirs entre les femmes et les hommes : des règles de parité édictées dans les statuts des Verts dès leur fondation. Si elles ont été respectées dans les élections internes, du moins aux niveaux les plus élevés, les places à pourvoir dans les joutes électorales ont toujours été la foire d’empoigne, et les rééquilibrages difficiles. D’autres pratiques ont tenté de changer les donnes au niveau de la parité : partage du temps de parole, parité dans les tribunes, etc. Pour ma part, j’ai surtout lutté à ce niveau ras des pâquerettes, où se joue la place des femmes de façon très concrète. Tout ceci, dans le recul général qui se manifeste depuis quelques années, paraît presque enterré.

AL : D’accord : sous le vernis formel de la parité, les ambitions ordinaires sont réapparues, avec l’institutionnalisation des Verts. Mais celle-ci dérive de l’urgence absolue de mener des politiques publiques face à la crise écologique. Finalement, c’est ce qui me paraît rester le plus "autrement" dans le féminisme et l’écologie : faire de la politique pour des enjeux réels, des contenus, pas la politique pour les places ni la pose critique "radicale". Mais maintenir ce cap est un travail de Sisyphe.

EcoRev' : Aujourd'hui encore, beaucoup d'écologistes sont actives (et actifs ?) dans le mouvement féministe. Le féminisme et l’écologie politique sont-ils restés séparés malgré ce recrutement commun, ou ont-ils su faire se rejoindre leurs préoccupations ? Puisque l'écoféminisme n'a pas fait florès en France, d'autres pensées ont-elles pu nourrir ce rapprochement, et si oui, lesquelles ?

FCS : Les militant-e-s écologistes ne sont pas en nombre dans les mouvements féministes. Il y a chez beaucoup une certaine prise en compte du féminisme – plutôt sous l’angle trop restrictif de l’égalité des droits – mais peu d’engagement. D’ailleurs cela se comprend, même chez des femmes écolo, par le manque de temps. Mais plus profondément, si les deux mouvements restent séparés, ce n’est pas dû au recrutement, mais à la volonté d’autonomie des démarches. Certes il y a des militants politiques au sein du mouvement féministe, mais les associatives sont heureusement présentes et vigilantes sur cette question.

Autonomie, séparation, ne devraient pas signifier ignorance : l’imprégnation entre ces mouvements s’opère trop peu. Pour autant, un écoféminisme fondé sur l’idée que les femmes sont plus proches que les hommes de la nature, de la "Mère Nature", n’est pas une bonne réponse : le féminisme ne peut reposer sur des schémas simplistes d’opposition binaire entre les sexes, ni sur l’appropriation d’un mouvement par l’autre. Par contre, sur des luttes concrètes, l’unité des actions serait à rechercher. Par exemple, sur les questions de santé, de précarité, ou sur la consommation, l’urbanisme, l’éducation, etc., bref, des combats qui concernent les deux mouvements. C’est à travers de telles actions que les deux mouvements peuvent se nourrir mutuellement, et élargir leurs perspectives.

AL : L’écoféminisme n’a été porté, chez les Verts, que par une des "mères fondatrices" de l’écologie française, la regrettée Solange Fernex. Les militant-e-s françai-se-s ont été en effet façonné-e-s par cette crise du "sujet principal unificateur" dans les années 70 (en fait cela remontre à l’althussérisme) ; et les féministes françaises détestent l’idée d’une "nature féminine" (ça, ça remonte à Pétain !). C’est plutôt par la sociologie et la psychanalyse (Guatarri), qui considèrent le rapport entre genres ou entre l’individu et son environnement familial comme des rapports sociaux, que le féminisme apparaît comme une "écologie de l’esprit" et de la vie quotidienne. D’où l’engagement concret des Verts non seulement pour la parité mais pour l’économie sociale et solidaire, appelée à se substituer au travail gratuit millénaire des femmes. René Dumont, fondateur de l’écologie politique française, avait bien compris (sans doute sous l’influence de Charlotte Paquet) que le changement des modes de vie viendrait des femmes.

Francine Comte-Segrestaa, gravement malade à l'heure de cet entretien, est décédée en octobre 2008. Nous souhaitons lui renouveler nos remerciements pour l'énergie qu'elle a consacrée à répondre à nos questions.

dimanche, 9 septembre, 2007

« Ça dépend ce qu'on en fait »

Brouillon de réflexion sur un lieu commun... On ne s'improvise pas grand exégète ;-).

On dit souvent que la technique est neutre, que ce qui compte est l'usage qu'on en fait, bon ou mauvais selon ceux et celles qui l'ont entre les mains. Malgré la puissance de l'œuvre de Jacques Ellul, qui n'a cessé de prouver le contraire en quarante ans d'écriture, il n'est pas jusqu'à un colloque consacré à cet important penseur où l'on n'entende le président du Conseil régional local revenir en guise d'introduction à cette litanie : « Bla bla j'ai l'honneur en ces lieux dont je suis le maître bla bla Ellul bla bla même s'il a dit des âneries contre la neutralité de la technique bla bla. » Si Jacques Ellul, décédé en 1994, voit maintenant son nom donné à des collèges et à des rues dans sa région d'origine, sa pensée est loin d'irriguer la compréhension actuelle du monde... Des livres ardus, un contexte économico-politique franchement défavorable sont peut-être à l'origine de cette ignorance. Voici quelques exemples qui pourraient contribuer à la dépasser.

La technique concentre

Pendant des siècles, l'être humain a utilisé des techniques simples, dont l'invention pouvait être exigeante et fastidieuse, mais dont la reproduction était relativement facile. Une roue, une faux ou un cadran solaire, mais aussi une semence paysanne, un boulier ou un livre de comptes, furent des avancées techniques que chacun-e pouvait se réapproprier, tant par la compréhension de son fonctionnement que dans sa fabrication et dans son utilisation.

Aujourd'hui, alors que la technique est devenue beaucoup plus complexe, la mise en œuvre de chaque nouvelle avancée technique nécessite un chantier économico-scientifique aux proportions hors du commun. Un réacteur nucléaire, une plante génétiquement modifiée, une crème solaire aux nanoparticules sont les résultats d'années de recherches, de milliards d'investissements, que seuls des États ou des entreprises multinationales peuvent se permettre d'assurer. Plus la technique est complexe, plus la structure qui la promeut ne peut être autre chose qu'une mégamachine, ou concentration de pouvoir et d'argent. Au stade de la production aussi, la technique oblige à des économies d'échelle, dès que le produit ou le matériel nécessaire à sa fabrication atteint un certain degré de complexité. Les outils nécessaires à la fabrication d'un objet artisanal sont facilement reproductibles, dans leur simplicité et leur prix encore accessible. Mais une machine très élaborée est souvent trop chère pour chaque petit atelier, elle ne peut être acquise que par une structure dotée de gros moyens financiers.

Il ne s'agit pas ici de parler de choix économico-politiques de concentration, mais de ce qui en fait une obligation, une conséquence logique de l'utilisation de certaine technique.

La technique modifie l'environnement

Le recours à une technique donnée est, nous l'avons vu, un effort important, compensé par des retombées non moins importantes. Quel intérêt de mettre en œuvre une technique si l'environnement dans lequel elle s'exprimera est inadapté ? Il est obligatoire dans un tel cas de modifier l'environnement pour le rendre favorable.

Le remembrement des terres agricoles mis en place dans les années 1950 et 1960 est la conséquence des avancées de la motorisation en agriculture. Un tracteur reste un investissement inutile si la parcelle qu'il laboure ou moissonne est de taille trop modeste. La communauté agricole est obligée de réunir les terres pour former de grands champs, tout en rasant les nombreuses haies qui délimitaient chaque petite parcelle. Cette organisation des champs se traduit dans l'organisation sociale, avec la concentration des exploitations agricoles, mais aussi bien dans l'environnement, avec la disparition des haies et de la faune variée qui pouvait y vivre et s'y reproduire.

La société française a, plus récemment, fait un autre choix technique lourd de conséquences. L'adoption du TGV au profit d'autres techniques susceptibles de réduire les temps de transport en train s'est faite sur un détail : la possibilité d'épater le monde entier avec des records renouvelés de vitesse en ligne droite. Or, les lignes préexistantes n'étaient pas aussi rectilignes que nécessaire, et la technique du train pendulaire (qui n'a pas besoin de freiner dans les virages et dont la vitesse moyenne reste très élevée... à la différence de la vitesse de pointe qui est trop modeste pour nos ambitions nationales) leur convenait mieux. Le TGV une fois choisi, un tout nouveau réseau de lignes est à construire, pour un prix élevé qui se répercute sur celui des billets. La quantité d'énergie nécessaire à la grande vitesse rend impensable techniquement des arrêts (et reprises de vitesse ?) trop fréquents, et les villes moyennes sont donc exclues du réseau destiné à devenir le monopole du transport en commun à l'échelle nationale. Car, investissements obligent, le TGV ne pourra être cantonné à un usage particulier, celui d'usagers aisé-e-s se déplaçant de métropole à métropole... C'est la technique TGV qui induit un aménagement du territoire peu harmonieux et des déséquilibres entre régions. La SNCF n'a pas une politique peu judicieuse, elle est simplement captive des choix technologiques qu'elle a fait dans les années 1970.

Le mythe qui asservit

Si au moment des choix, individuels, collectifs ou publics, du recours à une technique, quelques unes des conséquences sont appréhendées, la plupart reste méconnue. Et le mythe de la neutralité de la technique permet de refuser de reconnaître comme des choix induits automatiquement les conséquences de la technique que l'on adopte : « les conséquences de la technique ne sont pas aussi automatiques, l'être humain ou la société a une marge de manœuvre qu'il s'agira d'utiliser à bon escient... » C'est donc le refus même de voir que la technique n'est pas neutre qui fait que l'être humain ou la société perd son libre-arbitre sans même comprendre qu'il vient de le perdre. C'est au contraire en se rendant compte de sa captivité que l'on a des chances de conserver son autonomie.

Pour partir à la découverte : Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu de Jean-Luc Porquet, Le Cherche-midi, 2002.

samedi, 31 mars, 2007

Sens de la décroissance

Édito d'un dossier coordonné au printemps 2007 pour la revue EcoRev'

Conviviale, sélective, durable, la décroissance se décline selon les goûts. Et les dégoûts ? L’apparition du mot en 2002, dans les revues lyonnaises S!lence et Casseurs de pub, a suscité depuis les plus grands enthousiasmes et les réprobations les plus sévères, aussi bien en dehors qu’au sein de la mouvance écologiste/altermondialiste. Le terme même de décroissance fait question. Décliné sur une vaste palette de thèmes et de mots d’ordre, son usage suscite les débats les plus vifs. Il en va de la question sociale, quand la simplicité volontaire souvent mise en avant paraît reléguer au second plan la question de la répartition des richesses ; mais aussi de nos modes de vie, quand la spiritualité ou les valeurs de solidarité sont érigées comme les principes cardinaux de pratiques, de styles ou d’univers de vie alternatifs dans une société dominée par le marché. Ou encore de la question du développement, fustigé comme un outil de domination néo-colonial qui ne dit pas son nom. Enfin, la notion de décroissance brouille le sens même de l’action politique, que certain-e-s militant-e-s de la décroissance sont tenté-e-s de limiter aux relations proches et à une action individuelle alors que d’autres préconiseraient des aménagements du système existant ou que d’autres encore demanderaient d’en passer par une action collective empreinte d’utopies ou d’idéaux révolutionnaires.

Notre première ambition a été d’offrir un panorama des mouvements se réclamant de la décroissance. Et, au-delà des ambitions contradictoires, des malentendus sémantiques, de dégager les problèmes théoriques qui sous-tendent certains conflits entre la vision de l’écologie politique, du développement durable et de la décroissance. Pour un numéro à la fois dedans et dehors, qui donne la parole à des figures du paysage "décroissant" mais aussi à des exégètes ou des critiques.

Dedans, pour Serge Latouche, référence incontournable, Jean Aubin, Jean-Pierre Tertrais, Paul Ariès, Vincent Cheynet, qui par leurs textes et leurs conférences proposent une société qui place la décroissance au cœur de l’organisation politique. Dedans encore, pour des militant-e-s politiques ou du quotidien qui nous présentent leurs interrogations, leurs actions ou leurs références. Dehors, pour Luc Semal et les membres de la rédaction d’EcoRev’ qui ont tenté de décrire, comprendre ou dépasser les théories et le vocabulaire "décroissants". Contre, pour Jean-Marie Harribey, farouche opposant, qui nous livre ici ses arguments.

Le dossier se prolonge par une piste et un kit militant qui présentent les enjeux et la pratique de ce qui est devenu le symbole, attractif ou répulsif, de la décroissance : les toilettes sèches ! Mais aussi par nos les lectures où nous recensons quelques-uns des derniers ouvrages sur le sujet, qu’ils s’en réclament, la condamnent ou en partagent simplement les préoccupations.

Dans l’actualité éditoriale pléthorique de la décroissance, nous espérons ne pas avoir ajouté une référence supplémentaire, mais donné, dans une configuration pas si fréquente, l’occasion d’une réflexion plus sereine.

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