dimanche, 9 septembre, 2007

« Ça dépend ce qu'on en fait »

Brouillon de réflexion sur un lieu commun... On ne s'improvise pas grand exégète ;-).

On dit souvent que la technique est neutre, que ce qui compte est l'usage qu'on en fait, bon ou mauvais selon ceux et celles qui l'ont entre les mains. Malgré la puissance de l'œuvre de Jacques Ellul, qui n'a cessé de prouver le contraire en quarante ans d'écriture, il n'est pas jusqu'à un colloque consacré à cet important penseur où l'on n'entende le président du Conseil régional local revenir en guise d'introduction à cette litanie : « Bla bla j'ai l'honneur en ces lieux dont je suis le maître bla bla Ellul bla bla même s'il a dit des âneries contre la neutralité de la technique bla bla. » Si Jacques Ellul, décédé en 1994, voit maintenant son nom donné à des collèges et à des rues dans sa région d'origine, sa pensée est loin d'irriguer la compréhension actuelle du monde... Des livres ardus, un contexte économico-politique franchement défavorable sont peut-être à l'origine de cette ignorance. Voici quelques exemples qui pourraient contribuer à la dépasser.

La technique concentre

Pendant des siècles, l'être humain a utilisé des techniques simples, dont l'invention pouvait être exigeante et fastidieuse, mais dont la reproduction était relativement facile. Une roue, une faux ou un cadran solaire, mais aussi une semence paysanne, un boulier ou un livre de comptes, furent des avancées techniques que chacun-e pouvait se réapproprier, tant par la compréhension de son fonctionnement que dans sa fabrication et dans son utilisation.

Aujourd'hui, alors que la technique est devenue beaucoup plus complexe, la mise en œuvre de chaque nouvelle avancée technique nécessite un chantier économico-scientifique aux proportions hors du commun. Un réacteur nucléaire, une plante génétiquement modifiée, une crème solaire aux nanoparticules sont les résultats d'années de recherches, de milliards d'investissements, que seuls des États ou des entreprises multinationales peuvent se permettre d'assurer. Plus la technique est complexe, plus la structure qui la promeut ne peut être autre chose qu'une mégamachine, ou concentration de pouvoir et d'argent. Au stade de la production aussi, la technique oblige à des économies d'échelle, dès que le produit ou le matériel nécessaire à sa fabrication atteint un certain degré de complexité. Les outils nécessaires à la fabrication d'un objet artisanal sont facilement reproductibles, dans leur simplicité et leur prix encore accessible. Mais une machine très élaborée est souvent trop chère pour chaque petit atelier, elle ne peut être acquise que par une structure dotée de gros moyens financiers.

Il ne s'agit pas ici de parler de choix économico-politiques de concentration, mais de ce qui en fait une obligation, une conséquence logique de l'utilisation de certaine technique.

La technique modifie l'environnement

Le recours à une technique donnée est, nous l'avons vu, un effort important, compensé par des retombées non moins importantes. Quel intérêt de mettre en œuvre une technique si l'environnement dans lequel elle s'exprimera est inadapté ? Il est obligatoire dans un tel cas de modifier l'environnement pour le rendre favorable.

Le remembrement des terres agricoles mis en place dans les années 1950 et 1960 est la conséquence des avancées de la motorisation en agriculture. Un tracteur reste un investissement inutile si la parcelle qu'il laboure ou moissonne est de taille trop modeste. La communauté agricole est obligée de réunir les terres pour former de grands champs, tout en rasant les nombreuses haies qui délimitaient chaque petite parcelle. Cette organisation des champs se traduit dans l'organisation sociale, avec la concentration des exploitations agricoles, mais aussi bien dans l'environnement, avec la disparition des haies et de la faune variée qui pouvait y vivre et s'y reproduire.

La société française a, plus récemment, fait un autre choix technique lourd de conséquences. L'adoption du TGV au profit d'autres techniques susceptibles de réduire les temps de transport en train s'est faite sur un détail : la possibilité d'épater le monde entier avec des records renouvelés de vitesse en ligne droite. Or, les lignes préexistantes n'étaient pas aussi rectilignes que nécessaire, et la technique du train pendulaire (qui n'a pas besoin de freiner dans les virages et dont la vitesse moyenne reste très élevée... à la différence de la vitesse de pointe qui est trop modeste pour nos ambitions nationales) leur convenait mieux. Le TGV une fois choisi, un tout nouveau réseau de lignes est à construire, pour un prix élevé qui se répercute sur celui des billets. La quantité d'énergie nécessaire à la grande vitesse rend impensable techniquement des arrêts (et reprises de vitesse ?) trop fréquents, et les villes moyennes sont donc exclues du réseau destiné à devenir le monopole du transport en commun à l'échelle nationale. Car, investissements obligent, le TGV ne pourra être cantonné à un usage particulier, celui d'usagers aisé-e-s se déplaçant de métropole à métropole... C'est la technique TGV qui induit un aménagement du territoire peu harmonieux et des déséquilibres entre régions. La SNCF n'a pas une politique peu judicieuse, elle est simplement captive des choix technologiques qu'elle a fait dans les années 1970.

Le mythe qui asservit

Si au moment des choix, individuels, collectifs ou publics, du recours à une technique, quelques unes des conséquences sont appréhendées, la plupart reste méconnue. Et le mythe de la neutralité de la technique permet de refuser de reconnaître comme des choix induits automatiquement les conséquences de la technique que l'on adopte : « les conséquences de la technique ne sont pas aussi automatiques, l'être humain ou la société a une marge de manœuvre qu'il s'agira d'utiliser à bon escient... » C'est donc le refus même de voir que la technique n'est pas neutre qui fait que l'être humain ou la société perd son libre-arbitre sans même comprendre qu'il vient de le perdre. C'est au contraire en se rendant compte de sa captivité que l'on a des chances de conserver son autonomie.

Pour partir à la découverte : Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu de Jean-Luc Porquet, Le Cherche-midi, 2002.

samedi, 31 mars, 2007

Sens de la décroissance

Édito d'un dossier coordonné au printemps 2007 pour la revue EcoRev'

Conviviale, sélective, durable, la décroissance se décline selon les goûts. Et les dégoûts ? L’apparition du mot en 2002, dans les revues lyonnaises S!lence et Casseurs de pub, a suscité depuis les plus grands enthousiasmes et les réprobations les plus sévères, aussi bien en dehors qu’au sein de la mouvance écologiste/altermondialiste. Le terme même de décroissance fait question. Décliné sur une vaste palette de thèmes et de mots d’ordre, son usage suscite les débats les plus vifs. Il en va de la question sociale, quand la simplicité volontaire souvent mise en avant paraît reléguer au second plan la question de la répartition des richesses ; mais aussi de nos modes de vie, quand la spiritualité ou les valeurs de solidarité sont érigées comme les principes cardinaux de pratiques, de styles ou d’univers de vie alternatifs dans une société dominée par le marché. Ou encore de la question du développement, fustigé comme un outil de domination néo-colonial qui ne dit pas son nom. Enfin, la notion de décroissance brouille le sens même de l’action politique, que certain-e-s militant-e-s de la décroissance sont tenté-e-s de limiter aux relations proches et à une action individuelle alors que d’autres préconiseraient des aménagements du système existant ou que d’autres encore demanderaient d’en passer par une action collective empreinte d’utopies ou d’idéaux révolutionnaires.

Notre première ambition a été d’offrir un panorama des mouvements se réclamant de la décroissance. Et, au-delà des ambitions contradictoires, des malentendus sémantiques, de dégager les problèmes théoriques qui sous-tendent certains conflits entre la vision de l’écologie politique, du développement durable et de la décroissance. Pour un numéro à la fois dedans et dehors, qui donne la parole à des figures du paysage "décroissant" mais aussi à des exégètes ou des critiques.

Dedans, pour Serge Latouche, référence incontournable, Jean Aubin, Jean-Pierre Tertrais, Paul Ariès, Vincent Cheynet, qui par leurs textes et leurs conférences proposent une société qui place la décroissance au cœur de l’organisation politique. Dedans encore, pour des militant-e-s politiques ou du quotidien qui nous présentent leurs interrogations, leurs actions ou leurs références. Dehors, pour Luc Semal et les membres de la rédaction d’EcoRev’ qui ont tenté de décrire, comprendre ou dépasser les théories et le vocabulaire "décroissants". Contre, pour Jean-Marie Harribey, farouche opposant, qui nous livre ici ses arguments.

Le dossier se prolonge par une piste et un kit militant qui présentent les enjeux et la pratique de ce qui est devenu le symbole, attractif ou répulsif, de la décroissance : les toilettes sèches ! Mais aussi par nos les lectures où nous recensons quelques-uns des derniers ouvrages sur le sujet, qu’ils s’en réclament, la condamnent ou en partagent simplement les préoccupations.

Dans l’actualité éditoriale pléthorique de la décroissance, nous espérons ne pas avoir ajouté une référence supplémentaire, mais donné, dans une configuration pas si fréquente, l’occasion d’une réflexion plus sereine.

samedi, 18 novembre, 2006

Haro sur le purin d’ortie

Le 31 août 2006, des fonctionnaires de la répression des fraudes rendent visite à Eric Petiot. Celui-ci produit et étudie des produits biologiques pour l’agriculture, sur la base de ces recettes traditionnelles dont le purin d’ortie est devenu le symbole. Les dossiers de son ordi filent dans les clefs USB des deux inspecteurs. Le contrevenant risque deux ans de prison et 75 000 euro d’amende. De quel crime s’agit-il ?

Une loi contre les décoctions

Le 1er juillet est entrée en application une loi qui interdit désormais l’usage mais aussi l’information sur ces recettes naturelles (loi d’orientation agricole du 5 janvier 2006). Eric Petiot, auteur de livres pratiques sur l’usage de ces produits qu’il connaît bien, est le premier bio-délinquant. Il raconte la façon d’agir de ces produits qu’il refuse d’appeler phytosanitaires et qui peuvent être fertilisants, phytostimulants ou biocides. C’est cette dernière qualité qui les fait passer sous le même régime que les produits de l’industrie chimique.

Une plante, que l’on soumet à un traitement bien précis (décoction, broyage, etc.), libère non pas un, deux ou trois principes actifs utiles face à un ravageur, mais des centaines. Les produits phytosanitaires de l’industrie chimique et leur trop grande simplicité moléculaire voient leur efficacité remise en cause par des phénomènes de résistance des ravageurs. Une préparation naturelle n’a donc pas que le mérite d’être moins nocive pour l’écosystème et moins gourmande en énergie, elle est aussi simplement plus efficace et adaptée.

La science des plantes, bien moins avancée que d’autres disciplines de la biologie, appuie ses recherches sur des savoirs traditionnels empiriques pour expliquer dans un second temps comment ces recettes fonctionnent. Un aller-retour entre deux types de savoirs qui n’a qu’un défaut : celui de ne pas nourrir de secteur économique particulier et d’être au contraire un facteur d’autonomisation des paysanNEs et des jardinièrEs du dimanche.

Des obligations sanitaires ?

Comme en témoigne la visite du 31 août et l’intérêt des deux inspecteurs pour l’ordinateur d’Eric Petiot, le contrôle de l’Etat s’attache moins aux produits et à leur éventuelle nocivité qu’aux mécanismes de leur transmission. L’interprétation de la loi par le ministère de l’Agriculture laisse une tolérance en ce qui concerne l’usage de ces recettes traditionnelles, mais redit l’interdiction de divulgation. Comment peut-on tolérer encore l’usage de ces substances si elles sont douteuses ?

C’est que cette interdiction est due moins à des risques sanitaires qu’à la nécessité d’éliminer ces substances de l’imaginaire collectif... et du marché des produits biocides. Au profit de grosses firmes chimiques auxquelles la directive européenne REACH (gigantesque programme d’homologation {a posteriori} de substances déjà sur le marché) a porté un sacré coup économique qu’il s’agit de réparer.

Chaque homologation nécessitant des dizaines de milliers d’euros, qui pourrait se soumettre à ces obligations très lourdes, pour le profit de chacunE puisque ces produits appartiennent à touTEs et sont patrimoine commun ?

La transmission des savoirs sous contrôle

Ce sont les savoirs et leur transmission qui sont visés. Une, ou plutôt des cultures traditionnelles sont en danger. On est tenté de mettre en avant tout simplement la liberté d’expression pour protéger les livres de jardinage bio, les formations en agriculture écologique, les pratiques naturelles de nos parents et grands-parents. Mais, malgré la surprise que cela peut représenter pour qui croit vivre sous une démocratie libérale, il est peut-être plus juste de parler du saccage d’un patrimoine culturel.

On s’émeut au récit de la lacération d’un tableau de Munch ou de la destruction de statues de Buddha, et on accepterait de voir nos sociétés privées de leurs savoirs séculaires ? On s’émerveille devant une statue dogon du quai Branly et on méprise l’usage traditionnel des plantes, aussi bien que la diversité incomparable des semences paysannes, elles aussi en danger.

La croissance ne consiste pas seulement en l’augmentation de l’activité économique, mais aussi en l’augmentation de cette sphère d’activité, c'est-à-dire en la marchandisation de ce qui est encore gratuit. A ce titre, une décoction de plantes cueillies dans les fossés est un crime de lèse économie. On peut imaginer le jour où cuisiner à la maison une soupe au lieu de s’en remettre à l’industrie agro-alimentaire sera interdit pour des motifs sanitaires. Est-ce si fou ? Avant les mésaventures d’Eric Petiot, le milieu du bio n’arrivait pas à croire à ce qui allait lui arriver.

NB : Article écrit d'après les informations glanées dans « Terre à terre » du samedi 28 octobre 2006 sur France Culture.

vendredi, 10 novembre, 2006

Pour la biodiversité militante

Il semble évident de vouloir unir le milieu militant d’une ville. Nous nous retrouvons souvent dans les manifs, mu-e-s par des valeurs communes. Pourquoi ne pas travailler plus étroitement, dans de très larges collectifs, associé-e-s pour plus d’efficacité ?

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lundi, 15 mai, 2006

Vivre heureux/se chichement : le revenu d’autonomie par Chiche !

Texte rédigé pour Chiche ! pour le n°23 (été 2006) d'EcoRev', "Le revenu garanti en ligne de mire". Merci à Josselin et Claire S. pour la relecture.

Les jeunes écolos alternatif/ves de Chiche ! présentent le revenu garanti comme une revendication-clef en dix ans d’activité : "Mesure à la fois sociale et environnementale : oui le revenu garanti doit permettre à chacun-e de vivre dignement ! Non il ne doit pas servir à relancer la consommation ! Et peut-être même constitue-t-il une chance de faire une objection de conscience au système délétère de production/consommation."

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jeudi, 13 octobre, 2005

Du blé de toutes les couleurs

Jean-François Berthellot est un agriculteur bio et un boulanger passionné. Nous l'avons rencontré à Port Sainte Marie (Lot-et-Garonne) dans le cadre de notre banquet annuel en septembre 2005. Voici des extraits de ce qu’il nous a appris à cette occasion.

Des variétés anciennes

Jean-François est venu dans le sud pour faire des fruits bio mais plusieurs années de suite la grêle a ravagé ses cultures. Comme il ne souhaitait pas avoir recours à des protections de plastique, il a décidé de cultiver du blé pour en faire du pain. Après chaque culture, il fait pousser de la luzerne et du trèfle sur la terre pour la nourrir. Son blé est moulu par une meule de pierre. Son pain est au levain, il ne contient pas de levures (aujourd'hui toutes les levures sont transgéniques !). Les gens de la communauté de l'Arche lui ont fait découvrir des variétés anciennes de blé. Aujourd'hui, il fait du pain à partir de quinze à vingt variétés qu'il mélange, cela donne un pain plus coloré et plus parfumé. Les analyses révèlent un taux de protéines plus élevé mais une valeur boulangère très mauvaise. En fait, l'explication tient au fait que toutes les variétés modernes ont été sélectionnées seulement pour leur valeur boulangère, c'est-à-dire pour répondre aux procédés de la panification industrielle, ceci au détriment de la valeur nutritive. Les protéines des variétés modernes sont grosses et complexes, peu digestes. Ainsi, de plus en plus de gens sont allergiques au gluten.

Aujourd'hui, quarante variétés de blé sont inscrites sur le catalogue officiel, elles se ressemblent toutes très fortement. L'inscription sur le catalogue officiel correspond à une homologation des semences en vertu de quoi elles peuvent être données, échangées, et vendues. Cette homologation exige la satisfaction de trois critères : distinction, homogénéité, stabilité. La distinction signifie qu'on peut distinguer très facilement une espèce d'une autre. L'homogénéité signifie que toutes les plantes issues des semences doivent avoir le même aspect. Or il n'y a que la sélection clonale telle que la pratiquent les semenciers qui permet cela. La stabilité signifie que lorsqu'on ressème, on doit obtenir exactement la même plante. Ces critères favorisent l'appropriation du vivant par les firmes semencières.

Pour la biodiversité cultivée

Dans le milieu écolo, l'idée de la biodiversité inter-espèces est bien ancrée. On sait que les « mauvaise herbes » doivent avoir leur place dans les cultures. On sait aussi qu'arrêter les produits chimiques fait revenir les animaux et régénère ainsi de précieux écosystèmes. En revanche, il y a très peu de sensibilisation à la biodiversité intra-espèces, même chez les agriculteurs bio, et cette diversité ne figure pas dans le cahier des charges du label AB. Dans les années 80, il y a eu une prise de conscience au niveau mondial sur la baisse de la biodiversité. C'est pourquoi le FAO a exigé que les pays recensent leurs variétés et créent des conservatoires de biodiversité. En France, c'est à l'INRA de Clermont-Ferrand que sont conservé de nombreuses de variétés de blé. Une directive communautaire vise aussi à favoriser la biodiversité des cultures. Mais les semenciers et le catalogue officiel sont des freins à l’application de cette directive et de ses principes. Les semenciers ont commencé à s'approprier le vivant bien avant les OGM par l'hybridation et l'inscription sur le catalogue officiel. Les OGM représentent l'aboutissement de cette stratégie. Le meilleur moyen de lutter contre cela est de boycotter les semences de ces firmes. Malheureusement aujourd'hui 99 % des paysans bio français achètent leurs semences chez Pioneer (qui lorsqu'il ne vend pas des OGM vend des hybrides). Il faut donc cesser d'acheter ces semences hybrides et conquérir le droit d'échanger les variétés anciennes. Il faut savoir que les semences inscrites sur le catalogue officiel sont adaptées à l'agriculture moderne ; en conséquence lorsqu'on leur enlève les engrais et les produits chimiques, le résultat n'est pas brillant. Voilà pourquoi on obtient de mauvais rendements en agriculture bio avec ces variétés-là.

Paysan-ne-s délinquant-e-s !

Sur ses terres, Jean-François cultive du blé issu de vingt-cinq variétés anciennes sur différentes bandes. Ils ne sont que quatre ou cinq en France à faire ce type d'expérimentation. Bien qu'il n'ait pas le droit de vendre, échanger ou donner ce blé, il a le droit de vendre son pain, ce qu’il fait dans les Biocoops et sur les marchés. Il pourrait aussi vendre son blé comme blé de consommation sans spécifier qu'il s'agit d'une variété ancienne, mais il se refuse à faire cela. Il fait partie du réseau « Semences paysannes » qui pratique l'échange des semences anciennes, en toute illégalité bien sûr. Les variétés anciennes se sont adaptées à un milieu et à des pratiques agricoles, autrement dit à un terroir. Si les paysans les ont peu à peu abandonnées, c’est dans un contexte de pénurie, pour faire du rendement. Jean-François a un rendement de vingt-cinq à trente quintaux par hectare contre soixante-quinze pour l’agriculture productiviste. De nos jours en France le blé est utilisé à proportion de 27 % pour le pain, de 10 % pour les pâtes etc. et le reste est consacré à l'alimentation animale. Si on réduisait notre consommation de viande, il serait possible de ne cultiver que des variétés anciennes de manière biologique.

Écrit avec la collaboration de Pauline, Chiche ! Toulouse

lundi, 27 octobre, 2003

La révolution sexuelle au rayon X

Née sous le signe du plaisir et de la joie, la révolution sexuelle vécue par le monde occidental dans les années 60 et 70 a apporté dans son sillage des libertés nouvelles : le droit à l’avortement, la visibilité des gays et des lesbiennes, la liberté du discours sur la sexualité. Puisque nous vivons cet héritage, si nous souhaitons comprendre ce qui est en jeu aujourd’hui dans nos relations sexuelles et leurs représentations il nous faut aller au-delà de cette image bien connue. C’est alors qu’un autre dessin apparaît.

Entre non-jugement affecté et normes strictes

Vue de la manière la plus prosaïque, la révolution sexuelle correspond à l’apparition en masse de pratiques plus ou moins variées selon l’engagement dans l’avant-garde : triolisme, sexualité de groupe, sado-masochisme, pédophilie, sexe oral, sodomie, nécrophilie, etc. Les best-sellers de l’époque, comme The Joy of Sex du Dr Alex Comfort (1972) ou Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander du psychiatre David Reuben, (1969), veulent rendre compte de la variété de la sexualité humaine sans jugement moral et si possible de manière exhaustive. Ces guides de la sexualité, très en vue, se veulent rassurants et non-normatifs. Mais ils perdent leur but de vue sur deux points importants.

D’abord dans leur discours sur l’homosexualité. Aussi variées soient les pratiques décrites par le Dr Comfort, il hiérarchise les sexualités en plaçant au-dessus de tout « le bon vieux face à face matrimonial ». Et malgré son désir d’exhaustivité, le fait homosexuel n’apparaît pas dans son livre, on y trouve seulement une demi-page sur la bisexualité, à propos de sa possible apparition dans des scènes de sexe de groupe. Quant à Reuben, il écrit dans Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander : « De même qu’un pénis et un pénis égalent zéro, un vagin et un autre vagin égalent zéro. »

Avec l’homophobie il est un autre point qui révèle les inégalités continuées par les théoriciens de la révolution sexuelle. C’est la non-réciprocité de certaines pratiques hétérosexuelles. Nul ne s’étonne de voir dans les témoignages de pratiques SM publiés dans les journaux de l’époque que dans la position soumise et victime on ne trouve que des femmes. Au contraire, leur sexe leur ferait désirer à toutes cette même position. De même l’échangisme s’est appelé au début « échange d’épouses » (wife swapping). Et pour citer un dernier exemple d’une inégalité toujours aussi présente avant et après 1968, l’usage des jouets sexuels n’a pas empêché la sodomie de n’être toujours pratiquée que dans la même direction...

Inégalités hommes-femmes toujours d’actualité

La nouvelle norme sexuelle se construit par les hommes pour les hommes, autour de leurs désirs, sans tenir compte aucunement des désirs féminins qui, quand ils sont connus, ne sont pas reconnus. Le sexologue japonais Sha Kokken en 1960 reconnaît que les femmes éprouvent plus de plaisir quand leur vagin est stimulé par une pénétration avec des doigts que dans un coït. Il n’en interdit pas moins cette pratique au motif que « le vagin est normalement réservé au pénis ». Au fond, ce qui compte le plus, c’est le plaisir masculin. Dans un beau lapsus, un thuriféraire de Wilhelm Reich nous engage à croire dans le féminisme du grand homme, soucieux du désir de la femme et des exigences de son plaisir sexuel... à lui (article possessif masculin « his »).

C’est que biologiquement, les femmes peuvent toujours d’adapter. Alors que le désir masculin est un fleuve trop puissant pour connaître des limites... Le Moyen-Âge était plus civilisé que ça.

Dans ces conditions, beaucoup de femmes se sentent mal à l’aise devant les pratiques sexuelles auxquelles elles sont gentiment soumises. La sexologie parle alors d’inhibitions. Une façon de psychologiser une angoisse légitime pour imposer des pratiques de violence réelle ou symbolique envers les femmes. Alors elles font avec. Dans une correspondance entre femmes, celles-ci admettent ne pas pouvoir supporter d’avaler le sperme de leur partenaire. Elles s’échangent alors de véritables conseils de ménagères pour rendre ce travail sexuel moins pénible. La libération dont on parle si volontiers est l’imposition sur les femmes d’un nouveau travail et d’une forte pression sur leurs comportements sexuels. La question se pose : la révolution sexuelle a-t-elle vraiment visé à libérer les femmes ?

Elle a condamné très fortement le lesbianisme, tout comme les hommes pédophiles condamnaient l’expression de la sexualité enfantine quand le désir portait un enfant vers un autre. Ce refus de voir les femmes et les enfants se libérer quand les hommes adultes ne profitent pas de cette « libération » doit être interprété ni plus ni moins comme la conquête par les hommes de nouveaux droits sexuels sur les objets de leurs désirs, ce qu'en économie on appelle libéralisation.

La révolution sexuelle sera politique

Comfort, Reuben, auxquels on peut ajouter les célèbres Masters et Johnson, sont loin de faire de la sexualité un outil politique, il s’agit simplement pour eux de vivre mieux et de profiter de la vie. Il n’est donc pas si étonnant qu’ils n’aient aucune réflexion sur les enjeux de pouvoir dans la sexualité.

Mais alors que la révolution sexuelle était vécue et écrite comme le fer de lance de la révolution par des personnalités très politiques comme Wilhelm Reich, Herbert Marcuse, l’éditeur Maurice Girodias et leurs successeurs, jamais ceux-ci ne se sont inquiétés des inégalités qui pouvaient être reproduites ou accentuées dans les rapports sexuels. Le sexe était seulement l’expression de la liberté de l’homme et cette liberté ne pouvait être réprimée plus longtemps par le capitalisme et son bras armé, l’institution familiale.

Si la sexualité était éminemment politique, les femmes ne devaient pas s’attendre à ce que l’on acceptât de faire de cette nouvelle sexualité le moyen de leur émancipation. Les féministes les plus radicales avancent même que si les relations sexuelles des jeunes femmes célibataires ont été acceptées, c’était par peur de leur émancipation sociale et pour les garder sous le contrôle masculin de leurs amants, la sexualité devenant alors un moyen plus moderne d’entraver la liberté des femmes.

Vous avez dit libéralisation sexuelle ?

De la liberté des années 70 on est vite passé au libéralisme des années 80. L’absence de réflexion sur les rapports de pouvoir dans une relation sexuelle entre un homme et une femme, ou entre un homme et un enfant, rejoint le libéralisme capitaliste qui veut nous faire croire en des chances égales pour tous pour justifier l’absence ou la destruction de processus de redistribution de la richesse sociale. Chances égales, et chacun pour soi.

D’autre part, l’injonction à avoir du plaisir pour s’épanouir était accompagnée d’un relativisme moral certain. Il n’y avait plus de victimes d’actes de violence sexuelle, juste des femmes et des enfants à l’esprit étroit pour les unes ou affabulateurs pour les autres. Cette injonction à consommer l’autre sans tenir compte de ses désirs ressemble de très près à l’injonction capitaliste à la consommation d’objets. Le consumérisme sexuel et un individualisme forcené semblent constituer l’héritage le plus visible de ces années de révolution manquée...

NB : Les citations et les faits sont tirés de Sheila Jeffreys, Anticlimax (The Women Press, Londres, 1990). Cette historienne féministe a fait un travail de lecture essentiel des discours sexologiques dominants tout au long du XXe siècle. Ce texte est fortement influencé par le chapitre « The sexual revolution », pp.91-144.

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