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mercredi, 20 octobre, 2010

Une brochure sur les questions de démocratie

Pour découvrir aussi comment le gouvernement représentatif s'est construit contre la démocratie, pourquoi Sarko pourrait être réélu malgré son impopularité record, et pour imaginer ce que serait une véritable démocratie, voici la première version publiable de la brochure "Élections, piège à cons ?". N'hésitez pas à l'imprimer et à la faire circuler autour de vous.

Vous trouverez la brochure en lien à la fin de cet article, sous forme de pdf dans les "annexes" ou ici. Le fichier s'ouvre mal : si ça ne marche pas, cliquez une deuxième fois.
Pour lire les textes en ligne, voir le menu à droite : Brochure > Démocratie, ou ici.

On espère sortir l'an prochain une version augmentée, avec des entretiens sur des pratiques démocratiques.

0-Édito « Élections, piège à cons ? »

La démocratie, c'est le pire des systèmes... à l'exception de tous les autres. Dit-on. Habile phrase d'un conservateur britannique qui clôt souvent les exposés de philosophie politique, nous montrant avant tout la difficulté qu'il y a à penser avec la démocratie, aussi bien que sans. Féroce bout de bois, lourde porte à laquelle se heurtent les pensées de l'émancipation (communisme ou anarchisme) et qu'elles rêvent parfois de faire voler en éclat. Fin paravent derrière lequel s'abritent ceux qui font constamment appel à elle en cachant leurs responsabilités derrière la décision des urnes... à condition qu'elle soit capable de renouveler les mêmes idées qui ne font toujours pas leurs preuves. Radeau de la dernière chance enfin, auquel s'accrochent ceux qui voient arriver l'épuisement d'une certaine démocratie et en exigent son renouvellement à coup d'adjectifs variés. Ici, l'envie de répondre à la question : pourquoi les élections ne changent-elles pas la vie ? Comment les aspirations (naïves ou généreuses) qui sont les nôtres, et que l'on entend en ouvrant ses oreilles en famille ou sur la place du marché, peuvent-elles s'incarner de cette manière ? Leur expression lors d'élections aussi régulières n'est tout de même pas si douteuse, non ? si ? Pour tenter de percer en partie ce mystère, allons donc voir aux sources de la démocratie, considérons l'évolution historique du terme et des moyens qui ont été donnés, ici ou ailleurs, au peuple pour – comme c'est le sens originel – se gouverner.

7-Écologie : stop la démocratie, ou encore ?

La catastrophe écologique à venir est le produit de notre société industrielle, qui semble inséparable du système démocratique. Le « choix du feu » et des énergies fossiles, qui est la cause de la pollution de l'air et de l'effet de serre est en effet contemporain de l'extension en Europe occidentale du suffrage universel masculin au milieu du XIXe siècle.

La démocratie au péril de l'environnement ?

Nombreux sont les auteurs qui notent cette corrélation, et qui en font le signe du caractère anti-écologique de la démocratie. C'est Bertrand Méheust qui l'exprime le mieux : « Inéluctablement, la démocratie moderne, c'est à dire la démocratie libérale où l'individu prime sur le collectif, démultiplie les besoins des hommes et augmente leur pression sur l'environnement. C'est certainement là l'objection la plus lourde que l'on puise formuler à son encontre : elle constitue certes, à court terme, le meilleur (ou plutôt, selon la formule fameuse, le moins mauvais) système connu ; seulement, (...) pour installer dans l'immensité du temps la petite bulle de justice et de prospérité qu'elle propose comme modèle à l'humanité, elle risque de commettre la faute la plus grave jamais perpétrée par une société, un crime différé et silencieux, mais qui englobera tous les crimes possibles : le crime contre la biosphère » (1). La démocratie est le régime de l'égalité, du nivellement par le haut, elle serait à l'origine de la libération de besoins matériels éminemment prédateurs. C'est le fondement politique d'une civilisation qui a perdu le sens de la mesure, la capacité d'auto-limitation et de contrainte autonome.
G. Hardin, auteur cité depuis quarante ans pour son article « The Tragedy of the Commons » (2), avait préparé le terrain de cette méfiance envers la démocratie en refaisant l'histoire de communautés paysannes incapables de ménager les terres communales dont elles se partageaient l'usage, soit incapables de ménager leur environnement en l'absence de gouvernance autoritaire (propriété privée ou étatique). Son article a pourtant depuis longtemps été réfuté et rattaché à l'offensive néo-libérale (3).

Choix oligarchiques, choix démocratiques ?

Justement... Bertrand Méheust est le premier à noter le caractère oligarchique de la société dans laquelle nous vivons, expliquant par exemple la consommation excessive des voitures par des industriels aveuglés « par l'énergie bon marché, et par la demande d'une clientèle façonnée par leur propre propagande publicitaire » (4). Il décrit ainsi un jeu subtil où la demande sociale, même privée de son autonomie, légitime l'activité économique. Le tout dans un monde où l'énergie est bon marché car produite dans des pays avec lesquels nous avons des relations inéquitables, c'est à dire hors régime démocratique.
Le constat a été dressé depuis longtemps, et il est régulièrement mis en valeur par les journalistes qui s'intéressent aux questions d'environnement (5). Le capitalisme (tout comme le capitalisme d'État dans l'URSS de l'époque) est un système prédateur qui ne suit pas des orientations démocratiques mais libère les agissements d'oligopoles, grandes entreprises de l'énergie, de la bagnole, de la grande distribution, etc. Lesquelles s'appuient sur un consentement des consommateurs interprété comme un consentement politique (voir « Impossible démocratisation de l'économie ? »).

Un souci partagé pour l'écologie

Quand on consulte le consommateur, la réponse semble être « toujours plus ». Quand on consulte le citoyen, on est surpris par la contradiction. En effet, pour peu que l'on pose des questions sur les valeurs, on s'aperçoit que celles de l'écologie touchent une grande partie de la population. De même, les Verts connaissent bien la sympathie qui entoure leurs propositions et qui fait contraste avec le peu de voix qu'ils recueillaient jusqu’à maintenant.
Contradiction entre le consommateur et le citoyen, que les écologistes travaillent à réconcilier. Mais contradiction surtout entre électeurs et élus sur ces questions. Daniel Boy a fait paraître en 2003 une étude sur « Les parlementaires et l'environnement » (6) qui recueille les réponses d'un panel représentatif de 200 députés et sénateurs sur des questions d'environnement, réponses qui nous renseignent sur l'attitude à l'égard de l'environnement et les priorités politiques des parlementaires. De nombreuses études existant déjà sur des questions similaires pour le grand public, le chercheur a choisi d'en reproduire une pour comparer les résultats des parlementaires avec ceux de leurs électeurs.

Un fossé important entre élus et électeurs

Alors que 34 % du public est conscient du changement climatique, 21 % des parlementaires l'admettent également (chiffres faibles, recueillis en 2002-2003). Sur la nécessité de ralentir la croissance économique pour préserver l'environnement, 63 % du public est favorable, contre 19 % des parlementaires. Sur l'abandon progressif du nucléaire, une majorité du public se dégage (55 %), alors que les parlementaires ne sont que 15 % à accepter cet abandon. Sur le choix entre changer de mode de vie et inventer de nouvelles techniques contre l'effet de serre, ils sont 12 % du public à faire confiance avant tout dans la technique... et 40 % de parlementaires. Sur toutes ces questions d'importance, le fossé entre parlementaires et public varie de 10 à 44 %.
Des raisons à ce fossé peuvent être avancées :
-le genre des parlementaires, les femmes parmi eux étant plus sensibles que leurs pairs à l'environnement mais moins nombreuses que dans le public... il s'agit ici d'un manque d'identité entre élus et électorat (même constat concernant leur âge, en décalage avec celui de la population) ;
-la difficulté à changer de paradigme pour des hommes et des femmes conscients de leur « supériorité » ;
-la responsabilité que se donnent les parlementaires « d'assurer l'intendance » et de se soucier avant tout des questions économiques immédiates, en bons pères de famille. Quitte à laisser la maison brûler !
Seul bémol, auquel font penser certains manques dans les conclusions de la conférence de citoyens sur l'effet de serre, le grand public a du mal à proposer une augmentation des prix du carburant...
Va-t-on pour autant considérer encore les modes de consommation, dont un usage de la voiture qui est pour une part contraint par les structures sociales (7), comme un choix anti-écolo, politique et conscient ?

Chez Casto, y'a tout ce qu'il faut

« L'écologie est subversive car elle met en question l'imaginaire capitaliste qui domine la planète. Elle en récuse le motif central selon lequel notre destin est d'augmenter sans cesse la production et la consommation. Elle montre l'impact catastrophique de la logique capitaliste sur l'environnement naturel et sur la vie des êtres humains. (...) Il ne s'agit pas donc d'une défense bucolique de la "nature" mais d'une lutte pour la sauvegarde de l'être humain et de son habitat. Il est clair, à mes yeux, que cette sauvegarde est incompatible avec le maintien du système existant et qu'elle dépend d'une reconstruction politique de la société, qui en ferait une démocratie en réalité et non pas en paroles » (8).

Pour penser la question écologique et être à la mesure de l'urgence avec laquelle elle se pose, la case éco-fascisme n'est peut-être ni désirable ni nécessaire. Pourquoi pas en effet le fascisme tout court, pour l'allocation la moins juste et la plus violente des ressources qui resteront ? Sur cette question aussi, l'exigence d'une rénovation démocratique de notre société a toute légitimité.

(1) Bertrand Méheust, La Politique de l'oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde, La Découverte, 2009, pp. 52-53. La citation ci-dessus est introduite ainsi : « Partout où l'individu devient une valeur centrale, ses besoins matériels s'accroissent avec l'étendue de sa sphère personnelle ; il ne supporte plus la promiscuité ; son espace vital minimal augmente en même temps que ses exigences de mobilité ; sa façon de se nourrir se modifie ; il lui faut manger plus de viande ; il lui faut aussi consommer davantage de produits culturels ; il veut tout cela, et plus encore, pour ses enfants. Qui osera le lui reprocher ? Qui prétendra s'exempter de ce diagnostic ? Il faut donc construire davantage de logements, davantage de voitures, davantage d'avions, davantage de bétail, demander à court terme, donc par des moyens chimiques, si l'on reste dans la logique agricole actuelle, à la terre plus qu'elle ne donnait alors, et plus sans doute qu'elle ne pourra donner dans la durée. »
(2) G. Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162, décembre 1968, pp. 1243-1248.
(3) Notamment par Elinor Ostrom, récente prix de la Banque de Suède (dit prix Nobel d’économie).
(4) Bertrand Méheust, op. cit., p.84.
(5) Citons les récents ouvrages de Marie-Monique Robin (Le Monde selon Monsanto) ou Hervé Kempf (Comment les riches détruisent la planète, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme et une dernière attaque, plus frontale : L'oligarchie, ça suffit, vive la démocratie)... et toute l'actualité éditoriale des dernières années, à l'exception des guides du gentil éco-citoyen au quotidien.
(6) Daniel Boy, « Les parlementaires et l'environnement », Cahiers du PROSES, septembre-octobre 2003, http://www.developpement.durable.sciences-po.fr/publications/cahier7.pdf.
(7) Frédéric Héran, « De la dépendance automobile », EcoRev' 24, automne 2006, dossier « Accepter. Les formes de la soumission volontaire » coordonné par Bruno Villalba.
(8) Cornelius Castoriadis, « L'écologie contre les marchands » (1992), in Une société à la dérive, Le Seuil, 2005.

Est-il légitime de manifester ?

Parce qu'en votant, l'électeur choisit faute de mieux un programme dont beaucoup de points lui plaisent, mais d'autres lui déplaisent, et d'autres encore sont cachés tout au fond de la campagne électorale. Et qu'il n'est donc pas censé tous les connaître et adhérer avec tous.
Parce que les élus peuvent changer d'avis au milieu d'une délibération parlementaire, voire changer de parti en cours de mandat, et que leurs électeurs aussi ont le droit de changer d'avis et de l'exprimer.
Parce qu'aucune majorité n'est légitime si elle fait violence à une minorité, parce que la voix de la minorité n'est jamais mieux audible que dans la rue, et que sa force sera le témoignage de la violence qui lui est faite...
Pour toutes ces raisons, l'élection ne distribue pas de chèque en blanc et votre participation à des manifestations n'est pas un geste anti-démocratique. La manif est au contraire un des contre-pouvoirs essentiels dans un gouvernement représentatif.

mardi, 19 octobre, 2010

6-Impossible démocratisation de l'économie ?

Si aujourd'hui la démocratie économique n'est plus qu'une des modalités de la gouvernance des relations entre les actionnaires d'une entreprise et sa direction, il fut un temps où des projets politiques forts mettaient la question économique au centre de leurs préoccupations. Au XIXe siècle, des courants socialistes comme l'associationnisme créaient une continuité entre « l'espace public » et l'économie à travers des modalités de production qui résolvaient dans le même temps la question sociale et celle de l'auto-organisation populaire (1). Production, secours et revendication démocratique étaient ainsi mêlés. Si des traces de cette tendance demeurent aujourd'hui dans l'économie solidaire, les différents mouvements de démocratisation de l'économie se sont heurtés à la fois au rôle croissant de l'État comme garant des droits sociaux et régulateur de la redistribution des richesses, mais aussi aux fondamentaux de la démocratie libérale telle qu'elle s'est dessinée à la fin du XVIIIe et au début du XIXe. Le gouvernement représentatif consiste entre autres en une déprise des devoirs du citoyen, qui pourra ainsi mieux se consacrer à l'activité productive (2).

L'État, accepté de part et d'autre comme arbitre, peut ainsi « élaborer un mode spécifique d’organisation, le social, qui rend praticable l’extension de l’économie marchande en la conciliant avec la citoyenneté des travailleurs. La sécurité obtenue se paie toutefois d’un abandon de l’interrogation politique sur l’économie » (1). Cette impossibilité à mettre véritablement en regard l'initiative économique privée avec le bien commun est le régime sous lequel nous vivons encore aujourd'hui. Ce que nous appelons « mondialisation » est surtout une organisation néo-libérale du monde visant à la mise en concurrence des régions, sans particularité socio-politique ni protectionnisme économique. Elle accentue cette perte de contrôle populaire sur les activités humaines (du commerce à l'agriculture, de l'éducation au soin), les renvoyant toutes dans la sphère d'une économie quasi-sacrée et désencastrée de la société.

L'initiative privée est reine, et les seules réponses sociales qu'elle peut recevoir sont le marché et les normes. Il est entendu que l'acte d'achat légitime l'acte de production et fait tourner court toute interrogation sociale sur un produit, quelles que soient les conséquences de sa production ou de son usage. On parle malgré tout de « démocratisation » de l'aviation civile ou de la téléphonie mobile, alors qu'il s'agit à proprement parler de massification de ces usages. Et alors que l'extension d'un aéroport, l'attribution de fréquences aux opérateurs, l'intensité des émissions d'une antenne-relais échappent à la décision populaire.

Les normes techniques encadrent, elles, quelque peu les processus de production, pour des raisons de santé, de sécurité ou de protection de l'environnement. Mais elles sont produites à des niveaux de décision de plus en plus éloignés, elles sont trop nombreuses, trop peu lisibles et participent plus d'un bio- ou d'un éco-pouvoir (3) que d'une véritable démocratisation. Leur existence, dans ce que certains juristes appellent une « diarrhée législative », peut même contribuer à faire perdre pied aux acteurs économiques les plus fragiles. Songeons par exemple aux obligations sanitaires interdisant tout échange de semences non-inscrites (moyennant de fortes sommes mobilisables seulement par les semenciers) au catalogue officiel. Ce n'est pas de ce côté que nous devons chercher notre démocratisation économique, mais peut-être en amont, dans la définition de ce qui mérite d'être produit, comment, où et pour qui (4). Une décision qui devrait être le fait des communautés concernées, dans leur environnement social ou naturel. Et non pas de l'État, des actionnaires, ou de consommateurs atomisés.

Dans les années 1990 déjà, une majorité de Français étaient d'accord pour sacrifier la croissance économique aux impératifs écologiques (5), et leur proportion n'a fait qu'augmenter depuis lors. Comment soumettre l'économie à ces aspirations partagées ? Faut-il chercher du côté de la démocratie écologique pour revivifier cette vieille notion ?

(1) Jean-Louis Laville, « Repenser les rapports entre démocratie et économie », Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un débat, La Découverte, 2006.
(2) C'est le sens que donnent, à la suite de nombreux auteurs, Dominique Bourg et Kerry Whiteside à la « liberté des modernes » de Constant : « En déléguant l’autorité publique à leurs représentants, les individus libèrent eux-mêmes le temps nécessaire à la poursuite de leurs "plaisirs privés". Le gouvernement représentatif supporte ainsi le sens moderne de la liberté : non la liberté d’exercer la souveraineté avec ses concitoyens, mais bien plutôt celle d’épanouir son individualité en exprimant ses opinions, en choisissant ses croyances, en déterminant ses investissements, en exerçant la profession de son choix et en tirant du plaisir de la consommation, et ce avec un minimum d’interférences des autorités publiques. » D. Bourg & K. Whiteside, « Pour une démocratie écologique », www.laviedesidees.fr/Pour-une-democratie-ecologique.html, 1er septembre 2009.
(3) Pierre Lascoumes, L'Éco-pouvoir. Environnement et politique, La Découverte, 1994.
(4) André Gorz, un des théoriciens de l'écologie politique française, proposait que « seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne ». « Leur écologie et la nôtre », Les Temps modernes, mars 1974.
(5) Dominique Bourg, Les Scénarios de l'écologie, Hachette, 1996.

dimanche, 26 septembre, 2010

8-Le paradoxe Sarkozy

Un président dont l’élection n’a pas été saluée par l’habituelle liesse populaire et par les klaxons dans les rues, mais par des manifestations d’opposition et des voitures brûlées. Qui n’a pas connu le traditionnel état de grâce, ou cent jours de grande popularité, et qui a été très vite et pour longtemps le recordman d’impopularité de la Ve République. Qui met en place une « réforme emblématique » de son quinquennat sans en avoir fait un sujet de campagne, et qui va l’imposer malgré un refus majoritairement exprimé et des plans B qui existent pour réformer les retraites. Un président qui a dégradé l’image de la France à l’étranger, du refus proclamé de laisser à un « petit » pays la présidence tournante de l’Union européenne à l’expulsion massive de citoyens européens choisis sur leur gueule. Ce type-là pourrait être réélu ?

Pourquoi pas, car le système électoral handicape fortement ses opposants. Des élections législatives placées après la présidentielle mettent l’accent sur la personne plutôt que sur le programme au moment du grand rendez-vous quinquennal. Et une figure dotée de qualités « présidentielles » aura du mal à sortir d’un parti qui a des règles de fonctionnement un peu démocratiques, c'est-à-dire qui ne fait pas sortir tous les cinq ans un candidat de la cuisse de Jupiter mais d’une discussion féroce où il/elle perd une part de sa capacité à mobiliser largement, et de sa dignité. Quel que soit le coq qui se dégagera de la basse-cour de l’UMP, il y a de fortes chances que nous soyons tenu-e-s de l’élire… Espérons seulement, si nous voulons que Sarko paye le prix de son impopularité, que cette volaille cessera de se mettre en rangs serrés derrière sa « machine à gagner » et que ses scrupules républicains nous proposeront un autre candidat.

lundi, 21 juin, 2010

Démocratie et écologie, à la radio

Merci à Chiche ! Bordeaux pour son invitation lundi 14 juin à "ZEP, zone d'écologie politique". C'est ici pour écouter ou télécharger l'émission, et désolée pour le nez bouché et les hésitations...

mardi, 23 mars, 2010

De la démocratie économique à la démocratie écologique ?

Autour d’une proposition de D. Bourg et K. Whiteside
Publié dans EcoRev' n°34, "Urgence écologique, urgence démocratique"

Si aujourd’hui la démocratie économique n’est plus qu’une des modalités de la gouvernance des relations entre actionnaires et directions, il fut un temps où des projets politiques forts mettaient la question économique au centre de leurs préoccupations. Au XIXe siècle, des courants socialistes comme l’associationnisme créaient une continuité entre "l’espace public" et l’économie à travers des modalités de production qui résolvaient dans le même temps la question sociale et celle de l’auto-organisation populaire (1). Production, secours et revendication démocratique étaient ainsi mêlés. Si des traces de cette tendance demeurent aujourd’hui dans l’économie solidaire, les différents mouvements de démocratisation de l’économie se sont heurtés à la fois au rôle croissant de l’état comme garant des droits sociaux et régulateur de la redistribution des richesses, mais aussi aux fondamentaux de la démocratie libérale telle qu’elle s’est dessinée à la fin du XVIIIe et au début du XIXe. Le gouvernement représentatif, théorisé à l’époque par des auteurs comme Sieyès puis Constant, consiste entre autres en une déprise des devoirs du citoyen, qui pourra ainsi mieux se consacrer à l’activité productive (2).

L’Etat, accepté de part et d’autre comme arbitre, peut ainsi "élaborer un mode spécifique d’organisation, le social, qui rend praticable l’extension de l’économie marchande en la conciliant avec la citoyenneté des travailleurs. La sécurité obtenue se paie toutefois d’un abandon de l’interrogation politique sur l’économie" (3). Cette impossibilité à mettre véritablement en regard l’initiative économique privée avec le bien commun est le régime sous lequel nous vivons encore aujourd’hui. Il a pourtant été mis en cause à de nombreuses reprises par la critique anti-capitaliste. André Gorz prônait une subordination de la production et de la consommation au projet collectif (4) et Cornelius Castoriadis mettait au centre du "projet d’autonomie" la remise en cause de l’imaginaire capitaliste par une "démocratie en réalité et non pas en paroles" (5), mais les tenants de l’écologie politique tentent désormais pour la plupart une conciliation entre le privé, l’économique, et le collectif, le politique, à qui il échoit de préserver la biosphère.

C’est le cadre dans lequel s’inscrivent Dominique Bourg et Kerry Whiteside pour proposer une "démocratie écologique" : "C’est un nouvel équilibre entre les droits de l’individu, et ce qui conditionne leur exercice, les biens publics en question, et plus largement l’intérêt collectif, qu’il va falloir inventer" (6).

"L’Etat est la seule instance qui permette de préserver et de promouvoir l’intérêt général" : même s’ils sont conscients de sa faillite à préserver cet intérêt général (7), nos auteurs y voient le seul lieu d’arbitrage possible dans une nouvelle démocratie. Ils proposent moins une révolution des structures du gouvernement représentatif que leur rénovation, à travers deux propositions principales, l’une concernant le rôle des organisations non gouvernementales environnementales et l’autre celui d’une chambre haute élue sur des principes nouveaux.

La question du rôle des ONG occupe depuis un certain temps une place importante dans les réflexions sur démocratie et écologie, notamment en France depuis le Grenelle de l’environnement (8). En les investissant d’une responsabilité importante (9), Bourg et Whiteside sont conscients de leur légitimité fragile. Même choisies sur des critères clairs – leur indépendance ou leur capacité de mobilisation – comme cela fut le cas en 2007, les ONG sont "auto-investies" et n’ont pas vocation à représenter. Elles participent à des dispositifs non pas décisionnaires mais délibératifs, qui impliquent "un dialogue dans lequel les participants échangent des raisons et tentent de se persuader les uns les autres par la force de leurs arguments". Elles y acquièrent un statut officiel, mais il est bienvenu que certaines d’entre elles restent dans des postures de critique et d’opposition. Dernière proposition des auteurs à leur égard, la possible rotation des responsabilités dont elles sont chargées, pour s’assurer "qu’une diversité suffisante de programmes et d’agendas environnementaux obtienne des porte-paroles au sein des organismes officiels". Outre les craintes à leur égard, Bourg et Whiteside rappellent quelques-unes des attentes suscitées par leur présence dans les organismes officiels, internationaux ou nationaux : "Elles offrent un contact direct avec des populations très dispersées. Leurs ordres du jour ne sont pas liés au court terme des cycles électoraux. Dans de nombreux cas, en opposition à la politique passive, au comportement consumériste favorisé par la représentation moderne, elles promeuvent une éthique activiste dans laquelle et les politiques publiques et les modes de consommation sont soumis à une critique écologiquement bien informée. À l’appui de leurs positions critiques, les ONG environnementales ont souvent mis en place de la recherche et des programmes de suivi environnemental." Plutôt que de court-circuitage de la représentation, il s’agit de mettre les ONG en position de contre-pouvoir, et ceci dans une société où la question environnementale serait abondamment informée et commentée. des principes de démocratie participative (conférences de citoyens) ou directe (référendums) sont nécessaires aussi bien pour permettre la prise en compte d’enjeux complexes que pour susciter cet intérêt sociétal qui renforce la capacité des ONG.

Le gouvernement représentatif – dont Bourg et Whiteside tentent de surmonter les failles dans leurs propositions pour une démocratie écologique – est tout entier tourné vers le présent. Quand ce n’est pas le passé, avec des structures conservatrices comme les chambres hautes, Sénat ou chambre des Lords. Et la démocratie écologique doit être "orientée vers le futur", ouverte à la prospective. D’où l’idée d’une chambre haute "dont les membres seraient élus sur des programmes divergents certes, mais touchant exclusivement la défense du long terme, tant en matière environnementale qu’en ce qui concerne d’autres enjeux comme le devenir du soubassement biologique de notre condition humaine commune". Les débats qui y auraient cours y seraient sensiblement différents de ceux de la chambre basse : "Les études d’impacts préalables recouvriraient une importance capitale ; elles permettraient de faire clairement apparaître l’orientation et le bienfondé des décisions de la chambre haute ; elles devraient s’appuyer sur des indicateurs qualitatifs et quantitatifs, environnementaux et sociaux, mais non monétaires". Elle se fait ainsi accompagner "d’autres instances composées de sages/experts – du type conseil constitutionnel, conseil d’état à la française, commissions de sages ad hoc, etc.".

Et en cas de conflit avec la chambre basse, c’est elle qui est décisionnaire. Mais les nouveaux "sénateurs" joueront-ils le jeu de ne pas représenter leurs électeurs ? Entre une proposition qui est dans l’air du temps et une autre qui s’attaque à l’un des bastions de la politique française et repose sur beaucoup de bonne volonté, la contribution de Dominique Bourg et Kerry Whiteside constitue néanmoins un jalon important dans la discussion de notre changement nécessaire de régime au vu de l’urgence écologique... et d’exigences démocratiques toujours plus fortes.

(1) Jean-Louis Laville, "Repenser les rapports entre démocratie et économie", in Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un débat, La Découverte, Paris, 2006.
(2) C’est le sens que donnent, à la suite de nombreux auteurs, Bourg et Whiteside à la "liberté des modernes" de Constant : "en déléguant l’autorité publique à leurs représentants, les individus libèrent eux-mêmes le temps nécessaire à la poursuite de leurs "plaisirs privés". le gouvernement représentatif supporte ainsi le sens moderne de la liberté : non la liberté d’exercer la souveraineté avec ses concitoyens, mais bien plutôt celle d’épanouir son individualité en exprimant ses opinions, en choisissant ses croyances, en déterminant ses investissements, en exerçant la profession de son choix et en tirant du plaisir de la consommation, et ce avec un minimum d’interférences des autorités publiques." D. Bourg & K. Whiteside, "Pour une démocratie écologique", 01/09/2009.
(3) Jean-Louis Laville, "Repenser les rapports entre démocratie et économie", in Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un débat, La Découverte, Paris, 2006.
(4) "Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne." André Gorz," Leur écologie et la nôtre", Les Temps modernes, mars 1974.
(5) Cornelius Castoriadis, "L’écologie contre les marchands" (1992), in Une Société à la dérive, le seuil, 2005.
(6) Dominique Bourg & Kerry Whiteside, art.cit. toutes les citations seront désormais tirées de cet article.
(7) "L’Etat doit veiller à ce qu’aucune logique sociale partielle ne s’autonomise, ne devienne à elle-même sa propre fin. Et ce n’est guère ce à quoi nous avons assisté." Dominique Bourg & Kerry Whiteside, art.cit.
(8) Citons notre mini-dossier "Dans les friches de l’écologie politique", qui faisait état d’une ongisation de l’écologie politique : EcoRev’ n°27, été 2007, coordonné par Erwan Lecoeur.
(9) "Notre revendication pour une démocratie écologique est que les ONG environnementales aient un rôle particulier à jouer dans les organes délibératifs : mettre en lumière, avec preuves et raisons, les jalons environnementaux – pour le présent et l’avenir, pour les territoires proches et lointains – des politiques publiques à travers l’ensemble des activités gouvernementales." Dominique Bourg & Kerry Whiteside, art.cit.

vendredi, 22 janvier, 2010

Démocratie et réseaux virtuels, de la nécessité d'un regard critique

Article publié en septembre 2011 dans le n°31 sur « La contre-révolution informatique » de la revue Offensive, et écrit en janvier 2010 dans le cadre d'une polémique au sein d'une revue d'écologie politique.

Savoir, est-ce pouvoir agir ?

Au lendemain de la guerre de 1939-1945, le monde découvre stupéfait l'extermination des Juifs d'Europe. La possibilité de l'exécution de ce plan semble avoir résidé dans son secret. On ne savait pas, et c'est ce qui a empêché l'action, disait-on alors. Mais si cette extermination était inconnue et même inimaginable, la déportation et son lot de malheurs n'étaient pas un mystère, et pourtant l’opposition a été un geste rare.
Malgré cela, au moment de la généralisation de chaque nouvelle technique de la communication, plane l'idée qu’« on ne pourra plus dire qu’on ne savait pas », et que l'on pourra enfin s'indigner et agir. Avec une télévision dans chaque foyer, les images du Biafra, de l'Éthiopie, de la Somalie puis du Soudan ne manqueront pas d'émouvoir et de susciter l'action... Les espérances à propos d'Internet reprennent ce schéma, et Gordon Brown (par exemple) les exprime bien : le réseau permet la circulation d'images et de témoignages de réfugiés climatiques, il rend disponibles des informations nombreuses et précises sur l'effet de serre et pose les bases d'une prise de conscience globale qui aura nécessairement une expression politique (1).
Il ne s'agit pas ici de nier ou de refuser les possibilités ouvertes par l'existence de telle ou telle technique de communication, mais de faire état d'une confiance excessive à leur sujet. Cette confiance largement répandue, de la droite à la gauche, nous semble à même de désamorcer toute réflexion politique sur nos structures démocratiques, la renvoyant à un avenir déterminé par la seule technique. S’il y a à l’origine de cet imaginaire des théories ambitieuses de la communication (2), nous nous attacherons plutôt à la traduction de ces théories dans le discours politique actuel, et plus particulièrement à la façon dont ce discours, quand il est repris par des personnalités proches du pouvoir comme l'emblématique Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d'État chargée de la Prospective et du Développement de l’économie numérique, sert une vision du monde qui reste peu ou mal discutée.

Rêves d'horizontalité

« Internet est (...) un réseau d'échange collaboratif et communautaire, qui perturbe résolument le circuit linéaire, hiérarchique et univoque de la transmission de l'information, du savoir et de la communication publique. » La collaboration « est partout la règle », et « les contributeurs sont déliés des hiérarchies traditionnelles, de la "verticalité" » (3).
Le réseau serait un tissu, ni trop lâche ni trop serré, où chaque nœud compte et contribue au succès de la structure (4). L'organisation « en réseau », parce qu'elle est promesse d'égalité, séduit aussi nombre de militants de gauche (5).
L'arrivée d'Internet a ainsi donné lieu (chez eux plus qu'ailleurs ?) à de grandes espérances, dont certaines ont pu être accomplies. Rappelons, parmi les success stories du net militant, les critiques au TCE d'un enseignant en droit de Marseille, qui essaiment très vite dans les milieux « nonistes » et contribuent, parmi d’autres mieux établies, à nourrir des débats, de visu et sur la toile, d'une qualité rare. Ou l'audience des « nouveaux militants » (6). Les petites structures trouvent avec Internet le moyen de communiquer à bien moindres frais, en interne comme en externe. Elles mettent en place d'abord des listes de diffusion qui remplacent des publipostages coûteux, investissent ensuite les réseaux sociaux, et s'adapteront aussi vite aux nouvelles habitudes du public. Leur possibilité d'envoyer des messages à un large public... ne garantit pas cependant des pratiques de réception satisfaisantes. Mais puisqu'il est malgré tout possible de voir son propos repris en raison de son originalité ou de sa pertinence, et que le buzz est techniquement à la portée de tous, les inquiétudes sur la reproduction des inégalités de moyens viennent rarement assombrir le tableau.
Et la campagne sur Internet de Barack Obama animée par l’entreprise Blue State Digital, avec son caractère plus que jamais systématique, où l'animation de réseaux de visu (traditionnelle aux USA) se double d'une mémoire dangereusement démultipliée, enthousiasme plus qu'elle n'inquiète.

Prise de décision magique

La seule réserve de nos apologistes tient dans la fracture numérique, soit l'inégal accès à Internet, qui n'est vécu que comme une question matérielle, pouvant être résolue par l'équipement de chaque foyer. Il est aujourd'hui avéré que l'équipement ne suffit pas, de même que, pour rendre accessible la culture, il n'a pas suffi de faire tomber les barrières économiques. Aujourd'hui, l'usage le plus assidu d'Internet est le fait des classes sociales les plus cultivées (7), celles aussi qui participent le plus fortement à la vie politique.
Il est dans le même temps un manque flagrant dans les discours autour de la démocratie 2.0, ou e-démocratie, c'est celui qui décrirait le moment de la prise de décision dans ces (méga) groupes mouvants et virtuels. La question n'est pas abordée par Nathalie Kosciusko-Morizet au cours du livre qu’elle consacre pour une bonne part à la question, tout au plus lit-on sous sa plume que « les circuits traditionnels de la décision comme de la transmission de l'information vont continuer d'être transformés par la part croissante des contributions latérales ou distantes » (8). On n'en saura pas plus. Ou plutôt on comprendra plus tard que la décision revient malgré tout aux élites élues du gouvernement représentatif, car le forum n'est pas l'assemblée (9). Même leurre chez Bernard Stiegler, apologiste de gauche de l'usage citoyen des réseaux et des foules intelligentes (10). On les comprend... La prise de décision est un processus complexe, dont le psychologue social Serge Moscovici nous a décrit la mécanique sensible (11). Et communiquer, même bien, ce n'est pas la même chose que décider ensemble.
La transmission d'informations, l'expression des opinions et la possibilité d'entendre ou de lire celle des autres, leur superposition (telles des disponibilités sur un agenda Doodle) ou l’agrégation des créations, tout cela peut fonctionner dans les mondes d'Internet. Mais qu'il s'agisse de choisir, d’effectuer un arbitrage, et la touche finale manque. Comme une de ces pages Wikipedia qui, la faute à une polémique trop aiguë ou des luttes d'influence entre groupes et à une modération a minima, échouent à publier un contenu pluraliste et quasi-unanime, et sont reléguées dans la catégorie des contenus sans valeur, dénués de fiabilité.
Le modèle du logiciel libre est ainsi bâti sur l'ouverture et la disponibilité du code, qui permettent son amélioration constante et autant de versions qu'il y a d'utilisateurs. Mais la politique, c'est le choix d'une seule version : une constitution à la fois, un système législatif unifié. Aussi, parmi les nombreux dispositifs qui proposent de renouveler ou de dépasser le gouvernement représentatif (12), il est intéressant de noter que, malgré le vif intérêt suscité par la démocratie numérique – de la gauche à la droite, chez les élu-e-s comme dans la société civile – aucun ne s’invente autour des techniques de la communication ni ne prétend sérieusement pouvoir le faire un jour.

Une atomisation bienvenue

Revenons au propos de Nathalie Kosciusko-Morizet : Internet est « une extension féconde de la communauté politique »… L'appel de la ministre UMP à investir la sphère virtuelle avec des préoccupations citoyennes, alors même que c’est un lieu où rien ne doit/ne peut se décider, sonne comme une version moderne du projet néo-libéral pour la démocratie, un « apaisement » bénéfique au déchaînement de l'oligarchie en place. Ce projet se construit contre l'engagement, en particulier collectif et à gauche, qu’elle dénigre systématiquement dans la première partie de son ouvrage. Comment, à ce compte, ne pas comprendre la « démocratie 2.0 » qu’elle promeut comme l'invitation à venir se perdre seul dans une foule d'individus également atomisés, qui ne partagent plus que de la simultanéité ?
Laisser les corps intermédiaires que sont les associations et les partis s’effacer naturellement en vertu du lien direct entre le pouvoir et le peuple, c’est se priver autant de leur possibilité de remettre en cause l’agenda politique (13) que de la socialisation qu’ils offrent. Ils sont (ou devraient être) un lieu de formation intellectuelle, d'apprentissage au respect de l'autre et à sa parole, de responsabilisation enfin, et c'est tout le sens du mot engagement.
S'il est légitime que les organisations politiques utilisent les nombreux outils qu'offrent les réseaux virtuels, il est aussi nécessaire que, dans le cadre d'une réflexion sur la démocratie, elles mettent en perspective leurs usages et leurs conséquences. Et exercent leur esprit critique sur les discours (des) dominants sur le sujet...

Notes
(1) Citons par exemple Gordon Brown, « Tisser une toile pour le bien de tous », mis en ligne en juillet 2009 sur TED, http://www.ted.com/talks/lang/fre_fr/gordon_brown.html.
(2) Apparue dans les années 1940, la cybernétique laissait imaginer aux esprits les plus brillants du temps une gouvernance (les deux mots ont la même étymologie) enfin rationnelle, à travers la possibilité de synthétiser de la décision politique à partir du recueil et du traitement informatisé de données brutes.
(3) Nathalie Kosciusko-Morizet, Tu viens ?, Gallimard, 2009, pp. 134-135.
(4) Pierre Musso, dans « Utopie des réseaux », EcoRev’ 25, exprime bien comment le réseau correspond moins à une description de la structure sociale qu’à son image fantasmée.
(5) Difficile de rendre compte ici, sans caricaturer ni être injuste, de l’engouement autour des réseaux dans la gauche critique. Faisons remarquer toutefois combien est présente désormais dans le moindre groupuscule l’idée que l’organisation en réseau est capable de désamorcer les enjeux de pouvoir, de faire disparaître aussi bien les hiérarchies que les effets de centre/périphérie. Le sociologue Lilian Mathieu, étudiant les « nouveaux militants », en montre les limites : « Il se pourrait bien (…) que la bureaucratie et la hiérarchie explicites soient dans la pratique gages de davantage de démocratie que l’informalité et l’horizontalité proclamées. » Lilian Mathieu, « Un "nouveau militantisme" ? A propos de quelques idées reçues », Contretemps, novembre 2008, http://www.contretemps.eu/socio-flashs/nouveau-militantisme-propos-quelques-idees-recues.
(6) Voir la lecture critique de Un nouvel art de militer par Mikaël Chambru, EcoRev', mars 2010.
(7) La fréquence de l'utilisation d'Internet à des fins personnelles est corrélée à la fréquentation des cinémas, théâtres, musées, et à la lecture. Elle reproduit des phénomènes d'exclusion bien connus des sociologues de la culture. L'équipement des foyers, qui encourage la fréquence de l'utilisation d'Internet, varie certes selon des critères sociaux ou (les plus décisifs) générationnels... mais à chaque foyer équipé peut correspondre une utilisation intense ou faible, selon les variables "culturelles". Il y a par exemple 12 % de non utilisateurs en foyer équipé. Le fossé géographique est devenu anecdotique : 7 % de connexions bas débit dans les communes rurales (la moyenne nationale est de 4 %), et 43 % de connexions haut débit (52 % au niveau national). Tout cela nous laisse penser que la question de l'usage n'est pas celle de l'accès matériel. Pratiques culturelles 2008, respectivement synthèse par Olivier Donnat et chapitre 2, ministère de la Culture et de la Communication, 2009.
(8) Nathalie Kosciusko-Morizet, op. cit., p. 143.
(9) « Une agora, ce n'est pas une assemblée. On devra veiller à ne pas confondre les deux et à bien comprendre que l'agora virtuelle est une extension féconde de la communauté politique, mais qu'elle ne peut se substituer à elle. Elle n'en a pas la légitimité, et ce n'est pas sa vocation. » Nathalie Kosciusko-Morizet, op. cit., pp. 159-160.
(10) Marc Crépon et Bernard Stiegler, De la démocratie participative. Fondements et limites, Fayard, 2007.
(11) S. Moscovici et Willem Doise, Dissensions et consensus. Une théorie générale des décisions collectives, PUF, 1992.
(12) Florent Marcellesi et Hans Harms en font une liste étendue et un tableau comparatif, « Critères et mécanismes participatifs pour repenser la démocratie », EcoRev' 34, mars 2010. Et Loïc Blondiaux (Le Nouvel Esprit de la démocratie, Le Seuil, 2008) décrit plus précisément les plus répandus.
(13) C’est une des limites également des dispositifs participatifs selon Yves Sintomer, qui les connaît bien. Le Pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, La Découverte, 2007.

mercredi, 6 janvier, 2010

La Politique de l'oxymore

Bertrand Méheust, La Politique de l'oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde, La Découverte, Paris, 2009
Texte paru dans EcoRev' 34, mars 2010

Diverses portes d'entrée s'offrent aux lecteurs de cet ouvrage, qui a reçu un excellent accueil dans les milieux écolos et au-delà. La première s'attache à décrire l'impossibilité pour un système établi de se remettre en cause tant qu'il n'est pas épuisé, tant qu'il ne se heurte pas à des contraintes externes : "On n'empêche pas le système d'aller au bout de sa logique" (p.106). C'est l'historien de la psychologie qui parle, faisant une analogie audacieuse entre les structures mentales individuelles et sociales, et il trouve un appui dans l'œuvre de Gilbert Simondon et son concept de "saturation". La limite à laquelle se heurtera ce système-ci, c'est évidemment la limite écologique, qui occupe cet auteur. Méheust est un familier du spécialiste du développement durable Dominique Bourg, il fait de nombreuses allusions à cette amitié intellectuelle et aux tensions qui la nourrissent.
La deuxième tente de prouver comment les démocraties libérales ne peuvent faire autrement que de laisser libre cours à une avidité généralisée, ce qui en fait le régime politique le plus insoutenable écologiquement sous lequel l'humanité se soit jamais organisée. La troisième enfin est celle que promet le titre : l'oxymore est la principale figure de pensée qui permet à l'oligarchie en place de refuser la mise au centre du débat démocratique des questions qui fâchent. Au premier rang desquelles la question écologique, qui peut être discutée à peu de frais et résolue rapidement dans le concept de "développement durable", dont beaucoup de commentateurs critiques ont – bien avant notre auteur – déjà noté le caractère "oxymorique". Puisque le développement est un phénomène d'extension continue du bien-être et de la production matérielles, sa durabilité n'est pas une évidence...

Chacun trouvera ainsi dans La Politique de l'oxymore de quoi conforter et nourrir sa propre analyse des apories du productivisme, et c'est peut-être là que réside le succès du livre. Mais le constat que dresse Bertrand Méheust nous semble contenir certaines contradictions. Alexis de Tocqueville, théoricien de la démocratie libérale qui est ici cité (p.105), écrivait dans De la démocratie en Amérique : "L'amour du bien-être s'y montre (dans la démocratie américaine) une passion tenace, exclusive, universelle, mais contenue. Il n'est pas question d'y bâtir de vastes palais, d'y vaincre ou d'y tromper la nature, d'épuiser l'univers, pour mieux assouvir les passions d'un homme, il s'agit d'ajouter quelques toises à ses champs, de planter un verger, d'agrandir une demeure..." Le goût pour l'égalité est ici accompagné d'une nécessaire mesure, étrangère à l'individu démocratique sous la plume de Méheust : "ses besoins matériels s'accroissent avec l'étendue de sa sphère personnelle ; il ne supporte plus la promiscuité ; son espace vital minimal augmente en même temps que ses exigences de mobilité ; sa façon de se nourrir se modifie ; il lui faut manger plus de viande ; il lui faut aussi consommer davantage de produits culturels ; il veut tout cela, et plus encore, pour ses enfants" (p.52). Que fait l'auteur de l'analyse tocquevillienne, ou du propos d'Hervé Kempf dans Comment les riches détruisent la planète, qui met la fuite en avant des besoins, au-delà des satisfactions de base, sur le compte d'un alignement constant sur le mode de vie de la classe immédiatement supérieure, c'est à dire sur le compte de l'inégalité de nos sociétés ? On rêve d'une confrontation entre ces deux auteurs, qui permettrait d'approfondir ce point de tension.

Mais la plus grande insatisfaction à propos du raisonnement de Méheust réside dans la culpabilité de la prédation, qu'il fait reposer tantôt sur le système démocratique, tantôt sur l'oligarchie qui la dévoie ("ceux qui nous gouvernent"). Car enfin, il faut choisir entre ces deux interprétations du régime sous lequel nous vivons ! ou analyser ce qui fait coexister dans le gouvernement représentatif les deux tendances, démocratique et oligarchique, et peser leurs impacts respectifs (ou cumulés) sur notre "politique de la nature". L'auteur reste confus, et il met par exemple, après avoir stigmatisé les désirs de mobilité de l'homo democraticus, la bêtise automobile sur le compte de "nos constructeurs qui n'ont rien vu venir, aveuglés qu'ils étaient par l'énergie bon marché, et par la demande d'une clientèle façonnée par leur propre propagande publicitaire" (p.84, nous soulignons). La demande populaire est ici modelée par une classe économique dominante aux intérêts bien compris. Le marché – institution sous l'influence de l'oligarchie – est le nouvel arbitre de la foire aux envies, et l'auteur exprime bien comment il a envahi "tous les interstices spatiaux, matériels, mentaux et sociaux" (p.107). Est-ce le lieu de l'élaboration démocratique des besoins et des moyens que se donne une société ? ou celui de la simple agrégation de désirs individuels atomisés et pas forcément autonomes, comme on vient de le voir ? Silence...

Avec Castoriadis et le Gorz d'Écologie et liberté, l'écologie politique a pris son parti sur cette question, elle s'est inscrite contre l'hégémonie de l'économie et de la loi du marché et pour la discussion collective de notre mode de vie et de la pression que nous mettons sur la biosphère. Loin du rêve d'"un Dominateur ou (d')un Challenger crédibles (qui) pourraient nous contraindre à des mesures immédiates" (p.70). C'est pourtant cette solution-là qui semble à Méheust être la seule en mesure de nous éviter la catastrophe. Mais pourquoi cet homme providentiel, dans un système autoritaire, ménagerait-il l'environnement plutôt que de partager inéquitablement le peu qui en reste ? Limite de la dictature éclairée... au nom de quoi serait-elle éclairée ?

A lire, la lecture du même bouquin par Luc Semal dans DDT.

lundi, 21 septembre, 2009

1-L'invention de la représentation et le gouvernement des notables

L'invention de la représentation et le gouvernement des notables

On a en tête l'ekklesia (ou assemblée des citoyens) à Athènes au Ve siècle : un petit territoire et des exclusions nombreuses du titre de citoyen (femmes, esclaves, métèques) permettaient de réunir tout le peuple au même endroit (sur l'agora) pour prendre des décisions (1). Un modèle certainement pas reproductible dans les démocraties modernes, États d'une toute autre envergure. Les pères fondateurs des États-Unis d'Amérique, pays vaste s'il en est, et à leur suite les constituants français pendant la Révolution, n'ont cependant pas inventé la représentation, c'est à dire la délégation du pouvoir à des personnes élues, pour des raisons de faisabilité.

Un peuple présent sans l'être

Il aurait été possible d'adopter un certain usage de la démocratie athénienne, où tous les actes de la vie politique ne se faisaient pas dans l'ekklesia, mais étaient aussi assumés par des magistrats... tirés au sort. Il aurait été possible de fixer des mandats impératifs (2), une révocabilité plus facile des élus, le non-cumul des mandats et l'impossibilité de les faire se succéder dans la durée. Tout cela aurait été faisable, mais derrière l'invention de la représentation selon des termes qui sont encore les nôtres, il y a l'idée de faire autrement et mieux que la démocratie. D'une part en ne gaspillant pas trop de forces utiles à l'exercice politique, et en les réservant à la production économique. Mais aussi, et surtout, en filtrant, en modérant la voix du peuple à travers des hommes de bonne compagnie, capables de comprendre les raisons de la foule sans toutefois y céder : les notables. Les fondateurs du gouvernement représentatif ne voulaient pas du véritable peuple en politique, mais de son symbole, moins bruyant et moins remuant.

Carte blanche

Revenons au deux sens du mot « représenter ». C'est à la fois « être à l'image de » et « parler pour ». Pour « être à l'image » du peuple, on repassera : les élus ont toujours donné l'image d'une France bourgeoise, vieillissante et masculine. Si l'élu ne nous ressemble pas, du moins il parle pour nous. Il est choisi pour être à notre place... en mieux, car l'élection est bel et bien un processus de sélection. Ses capacités sont supérieures, il a pour lui sagesse, intelligence et une connaissance fine des enjeux politiques, c'est une personnalité choisie, dans tous les sens du terme. Il est capable de changer d'avis lors de la délibération, de ces échanges serrés et habilement argumentés qui ont lieu dans les parlements et obligent parfois l'élu, en son âme et conscience, à trahir le programme qu'il avait donné à ses électeurs à un moment où son opinion étaient encore grossière. D'où le refus du mandat impératif.
Il est difficile d'imaginer comment nous avons pu nous satisfaire d'être gouvernés non pas par nos semblables interchangeables mais par des supérieurs, irrémédiablement autres. Cette perte d'autonomie qui faisait horreur à un Jean-Jacques Rousseau n'a gêné personne quelques dizaines d'années plus tard. L'historien pense trouver la réponse à cette énigme dans la possibilité nouvelle pour le citoyen d'être acteur (même modeste) de cette sélection, qui l'engage et assure son consentement à être gouverné. L'énigme se déplace : comment peut-on consentir si l'on a la malchance de faire partie de la minorité dont la voix a été méprisée (3) ?

Sommes-nous en démocratie ?

Les premières constitutions de l'âge moderne ont théorisé cette représentation qui nous semble si naturelle, et même l'ont théorisée contre la démocratie (4). Il existe beaucoup d'autres façons de caractériser les régimes républicains sous lesquels nous vivons depuis 1789 sans passer par l'allusion fautive au gouvernement du peuple sur lui-même. Le mot aristocratie, ou pouvoir des meilleurs (les aristoi), décrit bien l'idéal du phénomène de la représentation, et si la fortune du mot sous l'Ancien Régime nous déplaît, le néologisme méritocratie est bien là pour le remplacer. Sur quels critères seront choisis ces meilleurs, voici qui posera longtemps question, mais il s'agit bien de personnes élues pour leurs capacités. Les critères de choix restant trop flous, la plupart des philosophes politiques s'accordent plus volontiers sur le mot oligarchie (ou gouvernement d'un corps restreint) qui semble mieux convenir, nos représentants étant avant tout autre caractère bien moins nombreux que la multitude. Que le régime sous lequel nous vivons soit à proprement parler un « État de droit oligarchique » (Jacques Rancière), une « oligarchie élective » ou « régime mixte aristo-démocratique » (Pasquale Pasquino) ou bien une « oligarchie libérale » (Cornelius Castoriadis), nous ne sommes néanmoins pas en démocratie.

(1) Pour mieux connaître la démocratie athénienne et aiguiser son esprit critique devant ses formes parfois démagogiques (notamment l'éloquence et l'usage des émotions en assemblée), on peut lire avec profit Pierre Vidal-Naquet, Nicole Loraux, Moses Finley. Et particulièrement, du dernier, L'Invention de la politique, Flammarion, 1985, p. 111-144.
(2) Le programme assumé lors de la campagne par le futur élu lui servira quoi qu’il advienne de ligne de conduite durant son mandat.
(3) Voir le paragraphe sur la majorité dans « Jouons un peu avec les élections ».
(4) « La France ne doit pas être une démocratie, mais un régime représentatif. Le choix entre ces deux méthodes de faire la loi n’est pas douteux parmi nous. D’abord, la très grande pluralité de nos concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir, pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ; ils doivent donc se borner à se nommer des représentants. » Emmanuel Sieyès, discours à l'Assemblée constituante, 7 septembre 1789.

dimanche, 20 septembre, 2009

2-Le gouvernement des partis

Entre le peuple et sa représentation, rien qu'une question de capacité ? C'est l'avis naïf des constituants du XVIIIe, qui n'avaient pas lu Marx (on leur pardonnera), et pour qui sur un territoire donné les intérêts particuliers se fondaient tout naturellement dans l'intérêt de la toute nouvelle Nation. Pour eux, pas de différences d'intérêts entre possédants et moins que rien ; les électeurs – soit une partie infime de la population, masculine et riche, payant le cens pour son droit de vote – rouleraient pour l'ensemble du corps national (1). La disparition du suffrage censitaire au profit d'un suffrage universel (toujours masculin) se confond en 1848 avec une révolution urbaine... et le renouveau de la pensée politique, à travers le surgissement de la « question sociale ». La Nation n'est plus un grand corps unanime, elle est composée de classes sociales, lesquelles seront désormais représentées par des partis.

Le parti contre la société ?

Le premier usage du parti, c'est celui de permettre à des hommes sans fortune personnelle de se présenter devant les électeurs, d'assumer les frais extraordinaires d'une campagne électorale. La mutualisation de ces frais permet aux membres d'autres classes sociales que la bourgeoisie d'entrer en politique.
Le parti, son étymologie en témoigne, sépare. Il est « faction », il introduit ou nourrit la discorde dans la société, d'où son apparition tardive. Le simple outil de financement devient peu à peu une institution totale, qui nourrit la conscience de classe, bourgeoise ou ouvrière, qui l'a fondé. Chaque parti a ses lieux de sociabilité – féminine, masculine ou de jeunesse –, ses institutions de secours ainsi que son journal quotidien diffusé très largement. Il offre à ses membres ou à ses sympathisants une formation intellectuelle et politique, une grille d'analyse pour voir le monde. Laquelle grille d'analyse donne lieu à un programme élaboré collectivement, à la disposition des électeurs mais auquel l'élu n'est cependant pas lié. L'élu n'est pas non plus lié directement au parti, en ce qu'il est libre d'en rejoindre un autre en cours de mandat. Même élu lors d'un scrutin de liste, il peut légalement se soustraire à ses obligations vis-à-vis du parti choisi par ses électeurs. C'est un autre vestige du gouvernement des notables et de sa confiance en la personne même de l'élu.

L'élu du parti

L'invention du parti amène d'autres types d'hommes à la vie politique. Car il peut court-circuiter les mécanismes de reproduction des élites grâce à un travail de formation interne. La diversité sociale des élus s'en trouve légèrement accrue... légèrement, car dans les anciens partis socialistes eux-mêmes les cadres étaient souvent issus de la bourgeoisie.
Quelle est la différence fondamentale entre l'élu-notable et l'élu du parti ? Le notable peut s'appuyer sur sa seule aura, pourvu qu'elle arrive jusqu'aux limites du territoire dont il brigue les suffrages. L'homme politique partisan a au contraire comme qualité première la capacité à faire son chemin dans le parti, à y nouer des alliances, à y naviguer à vue. Toutes qualités de stratège qui ne sont pas forcément associées à une vision politique, à un regard sur le monde spécialement avisé... Encore une fois, le critère de sélection de ces meilleurs d'entre nous que sont nos représentants peut être discuté.

Limites du parti

Le parti a une grande force d'inertie, c'est une institution qui vise, comme les autres, plus à sa reproduction qu'à sa remise en cause constante. Il est aussi tributaire de l'organisation de la société dans laquelle il évolue, de la mobilité qui y a cours, et des règles du jeu politique – concernant notamment le mode de scrutin ou le financement public de la formation interne. Il a une implantation locale à soigner, des réseaux nationaux et internationaux à entretenir, une culture propre, des intérêts stratégiques comme économiques à court ou long terme, et tout cela ne va pas accepter d'être bousculé sous l'assaut de chaque idée neuve. Des intellectuels peuvent bien investir les partis et tenir une place importante dans l'élaboration du programme, cette force d'inertie continue néanmoins d'étonner ceux qui s'y confrontent (2). Il ne s'agit pas d'avoir une bonne idée, il faut aussi lui permettre d'être acceptable pour ses auditeurs... et pour l'institution qui pourrait la porter.

L'électeur captif du parti ?

Avec l'invention du programme, respecté ou pas au cours du mandat, on vote pour un « paquet » politique incarné dans un individu et non pour une suite de dispositions au choix. Le mythe selon lequel les électeurs ont adopté l'intégralité du programme du candidat, y compris ses points mineurs passés inaperçus pendant la campagne, a pourtant la vie dure (3).
Les choix faits par le parti engagent-ils ses électeurs, ou ceux-ci pourraient-ils le quitter simplement pour un autre ? Pensons aux électeurs de droite en 2007, démocrates effarouchés par les atteintes promises par Nicolas Sarkozy contre l'État de droit, ou républicains heurtés par son communautarisme et son combat contre la laïcité. Ont-ils voté à gauche pour autant ? Certes pas, puisqu'ils ont des convictions politiques et des valeurs qui s'y opposent. Les voici donc sommés de choisir en rejoignant les rangs sarkozystes, et d'alimenter la fiction de 53 % d'électeurs qui apprécient le programme et la personne du nouveau chef de l'État, à qui ils donnent un chèque en blanc.
Doit-on pour éviter cela s'investir dans un parti politique ? Il est déjà difficile, quand 35h ou plus par semaine sont prises par le travail, d'être un électeur consciencieux, de consacrer du temps à l'information et à la réflexion sur la politique (4). Il devient inimaginable d'exiger l'investissement, autrement plus coûteux en énergie, de chacun dans un parti.
Lesquels n'ont d'ailleurs pas d'obligation de démocratie interne, c'est un des caractères les plus troublants d'un système qui se veut démocratique (5). A quoi bon rejoindre les rangs de l'UMP si les élections internes y sont des plébiscites, préparés en amont par des négociations au plus haut niveau ?

A-t-on les élus qu'on mérite ?

La recomposition constante, en ces années 2000, du paysage politique français, peut laisser croire que l'offre des partis s'ajuste mieux et qu'il est toujours possible de trouver un parti pour chaque demande sociale. C'est le mythe de l'offre et de la demande qui s'ajustent naturellement pour construire une société harmonieuse, des rayons du supermarché à la petite boutique électorale... Mais c'est méconnaître la difficulté propre à l'expression de la demande politique, qui devrait être une construction savante et que peu d'espaces permettent d'élaborer. Elle reste souvent une simple réponse à l'offre qui a cours (6).
On n'a donc pas vraiment les élus qu'on mérite, mais ceux que les partis nous proposent sous l'influence de leur culture propre aussi bien que d'effets de système politique. Est-ce que, à l'heure du dépassement de la forme parti, nous pouvons imaginer que cette captivité s'évanouisse ?

(1) On peut sourire, mais c'est le même propos que tient Christine Lagarde dans son discours-programme de la France sarkozyenne : « Cessons d'être aussi pudiques sur notre intérêt personnel, qui, bien souvent, rejoint celui du groupe. (...) Cessons donc d'opposer les riches et les pauvres, comme si la société était irrémédiablement divisée en deux clans. » Discours-programme du 10 juillet 2007 à l'Assemblée nationale, à retrouver sur www.minefi.gouv.fr.
(2) Pierre Larrouturou, apôtre convaincu (et convaincant) de la réduction du temps de travail comme projet de société, la décrit bien dans Pour en finir avec Sarkozy, éditions du Rocher, 2008.
(3) Pensons à un Alain Rousset expliquant à ses opposants écolos que les électeurs l'ont élu au Conseil régional pour bétonner l'Aquitaine à force d'autoroutes et de LGV. Ou à Rachida Dati et à son impayable : « La légitimité suprême, c’est celle des Français qui ont élu Nicolas Sarkozy pour restaurer l’autorité ». Tout est dans le pour. Combien d'électeurs sarkozystes ont-ils voté pour que leur candidat fasse barrage à Ségolène Royal ? les rende miraculeusement riches à force de médiocre besogne ? « libère la croissance » grâce à l'application du dogme néo-libéral ? et pas du tout pour jouer les père Fouettard...
(4) « Dans un électorat composé de millions d'individus, chacun est conscient que son vote n'a qu'un effet infinitésimal. Chacun perçoit, fût-ce de manière confuse et intuitive, la disproportion entre le coût d'un vote bien informé sur les problèmes et son utilité espérée. » Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 1996, p.293.
(5) Voir l'étonnement devant les pratiques démocratiques des Verts, dont on raille constamment l'absence de front commun...
(6) « Lorsque le citoyen est appelé à voter, (...) ses préférences et ses fonctions d'utilité se déterminent le plus souvent dans et par la confrontation avec les termes offerts à son choix. En réalité, il n'existe pas dans l'ordre politique de demande exogène par rapport à l'offre. » Bernard Manin, op. cit., p.289.

samedi, 19 septembre, 2009

3-Le gouvernement de l'opinion

Le passage d'un gouvernement des partis à un gouvernement de l'opinion est une tendance bien connue, que l'on attribue aussi bien à l'élection présidentielle au suffrage universel dans les années soixante (1) qu'à la place croissante des média de masse, du transistor à la blogosphère en passant par la grand-messe de 20h (2). Bernard Manin la nomme « démocratie du public », Pierre Rosanvallon « démocratie des personnalités ». Elle simplifie les enjeux politiques en les incarnant : les yeux dans les yeux sont tellement plus vrais (et faciles) que la lecture d'un programme. Autre système, autres exigences pour être élu par ses contemporains. Il faut désormais savoir communiquer et parler avec aisance, avoir un physique agréable, susciter la sympathie.

Une campagne hors-parti

Les plus grandes tempêtes contre le gouvernement de l'opinion se sont déchaînées non pas à l'occasion du règne de Nicolas Sarkozy, qui soumet entre autres sa politique pénale à l'actualité des faits divers les plus médiatisés, mais lors de la campagne de Ségolène Royal. Souhaitant recevoir l'investiture du PS pour l'élection présidentielle de 2007, elle réussit à la conquérir entre autres par une campagne en-dehors des structures du parti qui lui assure la sympathie des électeurs de gauche et des arguments de poids face aux autres candidats socialistes. C'est un véritable court-circuitage de la prise de décision au PS, qu'elle force à travers une image de la démocratie comme lien direct entre une personne et le peuple, sans l'intermédiaire du parti... lequel reste toutefois un enjeu important, puisque c'est encore le lieu où se retrouvent ressources politiques, économiques et humaines nécessaires à la campagne. Cette méthode Royal fait naître de grands espoirs mais lui attire également beaucoup d'hostilité.
Car elle aurait donné ainsi le coup de grâce au gouvernement représentatif, laissant le peuple envahir la scène (3). On serait désormais sous le règne de la « dictature de l'opinion », inséparable du « crétinisme démocratique » ou « bigotisme égalitaire » (4) selon lequel toutes les opinions ont une égale légitimité. Il ne faudrait cependant pas confondre gouvernement de l'opinion et démocratie participative (encore moins directe), comme le font aussi bien Royal que ses contempteurs. Les deux s'appuient sur des structures différentes, et si dans les dispositifs participatifs on regrette l'absence d'une partie de la population (voir « Quatre expériences de démocratie directe »), l'opinion est le fait de tout le corps social.

Qu'est-ce qu'une opinion ?

Chacun est sommé de s'exprimer lors d'un sondage, qui recueille – en forçant un peu : allons, vous avez bien une idée sur la question – beaucoup moins de « non-réponses » que le vote ! Celles-ci sont artificiellement réduites à quelques pour-cent, un résultat bien plus satisfaisant que les taux d'abstention actuels. Le sondage est bien le dispositif central du gouvernement de l'opinion. Il sert à naviguer à vue et anticiper la réaction populaire à telle ou telle politique, et en vient même à être commandé dans le but... d'influencer l'opinion ! Où l'opinion ne défait plus les gouvernements, mais le gouvernement fait l'opinion.
En philosophie, l'opinion est une pensée d'avant la pensée. On a une opinion sur un objet avant d'avoir consacré du temps et de l'énergie à s'informer sur cet objet, en avoir discuté, avoir construit des arguments pour étayer son avis. La place de plus en plus forte de l'opinion en politique ne correspond pas au surgissement du peuple, mais à sa « désactivation ». Si l'opinion est bête, ce n'est pas le fait des personnes qui portent cette opinion, et qui ne seraient jamais assez cultivées pour participer au gouvernement (voir « Le peuple est con »). C'est le fait des conditions dans lesquelles s'élabore cette opinion, fruit de la paresse à penser d'un peuple atomisé et rendu apathique.

Dépasser l'opinion

Un certain individualisme qui fait reculer les lieux propices à l'échange (au premier rang les places de quartier ou de village, merci la bagnole et le respect de l'ordre public), le recul sur la sphère domestique (où trône la télé) et amicale, l'exacerbation de notre condition d'homo economicus et la plus grande facilité à nous accorder des vacances que du temps libre au quotidien, tout cela fait partie du projet néo-libéral... et pas seulement pour vendre notre temps de cerveau rendu ainsi disponible ! Puisque la société, ça n'existe pas, comme le pensait Thatcher, alors à quoi bon faire société quand on peut se contenter de constituer un marché ? Samuel Huntington théorise ainsi un « apaisement de la démocratie » (5).
Mais les média ne sont pas en reste, qui pour s'assurer des parts de marché flattent notre désir de « ne pas se prendre la tête ». Et en viennent à ne nous offrir plus que les miroirs de notre médiocrité. Le temps de travail aussi bien que les loisirs contemporains sont des obstacles à l'épanouissement de nos êtres politiques. L'opinion est le résultat d'une absence de médiation (mais non absence de médiatisation  !). Qui ou qu'est-ce qui peut donner du sens à des personnes qui se réunissent ? Le chef charismatique ou la qualité de la délibération ?

(1) Votée en 1962, pratiquée depuis 1965, renforcée par le quinquennat et les élections législatives qui succèdent à la présidentielle depuis 2002, cette structure exacerbe une tendance que l'on voit partout à l'œuvre. « Depuis quelques décennies, les analystes observent dans tous les pays occidentaux une tendance à la "personnalisation"du pouvoir. Dans les pays où le chef de l'exécutif est directement élu au suffrage universel, l'élection présidentielle tend à devenir l'élection principale et à structurer l'ensemble de la vie politique. Dans les pays où le chef de l'exécutif est le leader de la majorité parlementaire, les élections législatives s'organisent autour de sa personne. » Bernard Manin, op. cit., p.280.
(2) Excellent documentaire sur ce sujet, La Démocratie des Moi revient sur un siècle de mise en scène du personnel politique, de Clémenceau à Obama (Bernard George, 2009).
(3) Il s'agirait plutôt de la mise en scène par l'équipe Royal d'un lien personnel avec le peuple...
(4) Jacques Julliard, auteur de La Reine du monde, dans l'émission « Les Nouveaux Chemins de la connaissance » du jeudi 7 février 2008.
(5) Voir Michel Crozier, S. Huntington et Joji Watanuki, The Crisis of Democracy: Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, NY University Press, 1975, p.113. Ce que rappelle un proche de Nicolas Sarkozy : « C'est vrai que plus une démocratie est pacifiée, moins les enjeux sont passionnels et moins on est au bord de la guerre civile, et moins il y a de participation. Les alternances successives ont rendu notre peuple un peu plus sceptique sur la politique et c'est une des formes de la sagesse. » Patrick Devedjian, Le Monde, 4 décembre 2002. Tous deux sont cités par Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde, Fayard, 2004.

vendredi, 18 septembre, 2009

4-« Les gens sont cons »

La politique pastorale

Le psychologue social Serge Moscovici rend compte dans son ouvrage L'Âge des foules (1) des images associées depuis notre modernité au peuple : toujours négatives, souvent femelles et animales. Il ne pourrait être dompté que par un chef naturel, viril et charismatique. Cette idée quasi pastorale reste bien connue (2). Il s'agit d'être un peu en avance sur le peuple, explique à des vélorutionnaires (3) l'adjoint au maire d'une grande ville de droite, anarchiste dans ses jeunes années et bien conscient des enjeux écologiques : un peu en avance, mais pas trop, et il est regrettable que les gens soient si cons, on doit les éduquer sans les brusquer, c'est à dire sans risquer de perdre sa place de meneur qui sait ce qui est bon pour eux. Inutile de faire ici ne serait-ce qu'un tour d'horizon de cette pensée si commune.

Incompétence populaire et compétence politicienne

Le gouvernement représentatif repose sur le refus d'imaginer que « n'importe qui » peut développer une pensée politique de valeur. Étrange paradoxe : la politique est ce qui nous concerne tous, quod omnes tangit, ce dont témoigne l'universalité du suffrage, mais le peuple (qui est assez compétent pour voter) est tenu de laisser place, pour cause d'incompétence, à un personnel politique (4). Cela suppose que celui-ci, tel qu'il est formé dans les partis et qu'il est porté au pouvoir par eux, est compétent au vu des responsabilités qui sont les siennes. Les lobbyistes qui ont l'occasion d'entretiens avec les élus, les assistants parlementaires qui effectuent la plus grande part de leur travail, et enfin leurs pairs les plus brillants admettent qu'une grande partie de ces personnes choisies pour leurs capacités supérieures sont d'une accablante médiocrité. Le système mixte dans lequel nous sommes, entre gouvernement des partis et gouvernement de l'opinion, sélectionne en effet les élus sur des qualités qui ne font pas nécessairement le bon gouvernant.
Le discours démocratique opposé à la représentation travaille justement les questions de la transmission de la connaissance, comme Jacques Rancière (5), et de la qualité de la délibération, c'est à dire la capacité pour « n'importe qui », ou « le premier venu », d'acquérir les compétences nécessaires à l'exercice de la politique. Ainsi L'Âge des foules rend compte des représentations qu'ont du peuple les classes dominantes, toujours foule et jamais groupe, alors que le reste de l'œuvre de Serge Moscovici est consacré en partie aux ressources exceptionnelles des groupes (6). Ou comment des personnes rassemblées, dans un nombre et des conditions qui permettent une interaction satisfaisante entre toutes, peuvent constituer un groupe capable de dépasser les résultats de son meilleur élément pris isolément. Moins la structure est autoritaire et hiérarchique, moins la violence de certains s'y exprime, plus les relations entre pairs sont positives et plus le groupe multiplie sa capacité d'invention et de changement social (7).

A la recherche de l'intelligence collective

Si l'intelligence collective a sa place dans le discours politique dominant, c'est uniquement pour encenser les usages qui sont faits d'Internet par les classes moyennes mondialisées (8). Pas question ici de nier les possibilités exceptionnelles, qui sont nées avec cet outil, de transmettre une information presque sans investissements matériels. Une association peut faire passer sa lettre d'information à des milliers de sympathisants sans frais de poste ni d'impression ; des faits ayant eu lieu à un bout de la planète peuvent par extraordinaire sensibiliser un large public à l'autre bout sans passer par la presse ; les journalistes ont accès à des sources multipliées d'informations ; et des arguments contre le traité constitutionnel européen, même mal relayés par les grands medias, peuvent trouver ainsi l'occasion de convaincre. L'information est libérée, certes, et comme jamais avant dans l'histoire (9).
Mais qu'en est-il des possibilités de délibération ouvertes par cet outil ? Les forums électroniques sont l'occasion de paroles déresponsabilisées par l'anonymat et où la violence verbale est facilitée par le défaut d'interconnaissance. S'ils prouvent qu'il existe une vitalité d'écriture impressionnante, on doute en revanche souvent de la capacité à lire les paroles des autres et à les réfuter de manière un peu sérieuse. Il est à noter que les contributions les plus réfléchies à ces forums sont souvent celles de personnes aussi bien formées qu'informées dans des associations. Lesquelles, loin de se résoudre au mythe de consommateurs du net en prise directe avec la politique, proposent une médiation (10).
Car ce qui compte le plus dans l'élaboration d'une idée politique, c'est moins l'information disponible, donnée brute, que la discussion qui a confronté les arguments pour faire évoluer les idées originelles de chacun. Est-il possible d'arriver à une telle délibération avec « n'importe qui » ? selon quelles méthodes et à quel prix ?

(1) S. Moscovici, L'Âge des foules, Fayard, 1981.
(2) Jacques Rancière y consacre un chapitre, « La politique ou le pasteur perdu », dans La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005.
(3) L'usage du vélo a-t-il des vertus révolutionnaires ? La réponse sur www.velorution.org.
(4) Lilian Thuram n’est « pas un maître à penser », c'est ce que dit N. Sarkozy qui lui refuse l'expression politique, Libération du 23 décembre 2005.
(5) Jacques Rancière, Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Fayard, 1987 ; 10/18, 2004.
(6) S. Moscovici et Willem Doise, Dissensions et consensus. Une théorie générale des décisions collectives, PUF, 1992.
(7) Beaucoup de groupes militants, même de gauche, refusent toutefois de formaliser leur fonctionnement et préfèrent une loi de la jungle qui fatiguera la plupart de ses membres, en premier lieu les femmes.
(8) Ainsi Bernard Stiegler est prompt à encenser l'intelligence collective née des TIC mais place sa confiance moins dans la délibération que dans la représentation, pouvoir accordé à un être supérieur, dans les faits un politique, mais ce serait tellement mieux qu'il fût conseillé... par un philosophe, comme lui-même ! Bernard Stiegler et Marc Crépon, De la démocratie représentative. Fondements et limites, Fayard, 2007.
(9) La question de la contre-productivité de la surinformation qui s'ensuit ne sera pas abordée ici.
(10) Certaines de ces structures arrivent à mobiliser leurs sympathisants pour répondre aux enquêtes d'opinion des ministères, dégageant des majorités de 90 % et plus contre les OGM ou le nucléaire (!), posant ainsi la question de la légitimité de l'appel au public d'Internet...

jeudi, 17 septembre, 2009

5-Quatre expériences de démocratie directe

Bernard Manin nous avertit des dangers de la délibération, susceptible par l'effort qu'elle exige, sur un mode exclusivement intellectuel, de détourner une partie du public de la chose politique, et de condamner à une impuissance plus grande encore les classes populaires (1). Mais d'autres exemples nous laissent imaginer que dans ce processus, capable de transfigurer l'opinion de « n'importe qui » en pensée élaborée, résident des possibles politiques encore trop peu explorés.

L'économiste d’origine indienne Amartya Sen, dans La Démocratie des autres (2), nous engage à nous dégager de notre fétichisme de l'urne. Sans vote, point de démocratie ? Et si la tyrannie de la majorité sous laquelle nous acceptons de vivre était une violence inacceptable, que l'on pouvait déjouer par un surcroît de délibération ? Beaucoup de peuples non-occidentaux, qui pratiquent la palabre mais ne prisent pas le vote, sont-ils moins démocrates que nous ?

L'expérience de démocratie participative de Porto Alegre, qui tempère la représentation avec l'allocation du budget de la ville selon des méthodes de démocratie directe (3), est l'effort constant de faire participer les plus pauvres autant, sinon plus, que les habitants des quartiers riches... et ça marche. Alors que le public des dispositifs participatifs français est plutôt aisé, cultivé et féminin, à Porto Alegre les habitants savent que le dispositif n'est pas consultatif, et que leur présence leur permettra de faire valoir leurs droits, et sera liée à l'allocation de ressources pour leur quartier : création d'un réseau d'assainissement, extension d'une ligne de bus, soutien financier à une micro-entreprise, etc. Les quartiers qui participent le plus seront les mieux dotés, en une compétition tempérée par des systèmes de rotation ou la visite régulière des autres quartiers.

Le jury d'assises, longtemps tiré au sort sur une liste de « personnes capables » et étendu très tard, en 1978 seulement, aux listes électorales alors même que son usage avait largement décliné, est l'exemple type de responsabilités énormes mises entre les mains de « n'importe qui », des non-juristes, des personnes à qui il n'est pas même offert de pouvoir décliner l'invitation. Aucune désinvolture n'a jamais été remarquée : « ceux qui fréquentent les cours d'assises ont tous été frappés par cette sorte de transfiguration des jurés lorsqu'ils se trouvent investis de leur mission » (4).

Autre transfiguration, celle des personnes tirées au sort dans des conférences de citoyens (5). Ces conférences réunissent une quinzaine de personnes tirées au sort et portent sur des sujets « scientifiques ». Elles sont organisées en trois temps, le premier étant consacré à l'information des participants selon des points de vue contradictoires, le second au débat avec des experts et des personnalités politiques ou associatives qui ont été invitées à l'issue du premier temps, le troisième enfin à la délibération et à la prise de décision, nécessairement consensuelle et aboutissant à la rédaction d'un texte de recommandations. Deux conférences de citoyens ont été réunies en France, la première sur les OGM en 1997, la seconde sur le changement climatique en 2002. Chaque fois, le texte écrit par les participants aurait pu être signé par le conseil scientifique d'ATTAC, et aucun compte n'en a été tenu, que ce soit sur le refus des OGM en plein champ ou sur la nécessaire sortie du nucléaire... Si la biologie est pourtant une science peu accessible, pourquoi ne pas soumettre les choix économiques aux mêmes dispositifs ? En organisant des conférences de citoyens sur la réduction du temps de travail ou sur les retraites, par exemple ?
Le droit constitutionnel n'est pas une discipline moins plus facilement accessible. Mais parce qu'aucun parti politique ne peut proposer de manière désintéressée une réforme constitutionnelle (voir « Jouons un peu avec les élections »), c'est un panel tiré au sort qui a été chargé d'élaborer ce genre de proposition en Colombie britannique (Canada) (6). Hélas, son degré d'élaboration trop complexe l'a empêchée de recueillir assez de suffrages lors du référendum qui a suivi cette importante conférence de citoyens...

Toutes ces expériences nous laissent penser que l'intelligence ne s'use que si l'on ne s'en sert pas, et que la capacité à penser, comme le bon sens, est chose partagée. Mais que même si l'on ne s'en est pas servi depuis trop longtemps, dans une société où chacun est sommé de faire ses 35h de boulot, puis assommé par 3h30 de télé par jour en moyenne, il est néanmoins possible de réactiver ces fonctions vitales : « C'est la responsabilité sociale qui fait le citoyen. » Aucun appel au civisme ou à la citoyenneté ne peut remplacer cette exigence démocratique forte, et il n'est pas besoin d'attendre que s'exprime dans les sondages une illusoire maturité du peuple (décidée par qui ?) avant de daigner lui donner le pouvoir. Il est d'ors et déjà capable de l'exercer.

Dans son impeccable éloge du tirage au sort comme pur geste démocratique, Yves Sintomer nous met cependant en garde contre les conditions dans lesquelles s'exerce cet usage (6). Que des citoyens soient tirés au sort pour débattre de questions décidées en amont de leur réunion, c'est une chose. Mais il est aussi nécessaire que le peuple, auto-organisé selon des affinités idéologiques, élabore son agenda politique dans des espaces qui lui soient propres. Aussi, parallèlement à des expériences démocratiques singulières, il est bon que des espaces de débat s'ouvrent plus largement dans toute la société. Puisque le temps de travail nous empêche de nous investir à ce point (7), que les hausses de productivité soient mises au service de ce projet politique et non à celui du la course en avant de la croissance. Finissons-en avec l'homo economicus, et rendons enfin ses moyens à l'homo politicus.

(1) Bernard Manin, « Volonté générale ou délibération. Esquisse d'une théorie de la délibération politique », Le Débat, janvier 1985.
(2) Amartya Sen, La Démocratie des autres, Payot, 2005.
(3) Marion Gret et Yves Sintomer, Porto Alegre, l'espoir d'une autre démocratie, La Découverte, 2002 et 2005.
(4) « Ils ont pesté lorsqu'ils ont reçu leur convocation parce qu'ils avaient autre chose à faire. Ils on peur, ils se sont sentis incapables. Et puis brusquement, les voilà pénétrés de leur mission, attentifs, écoutant, cherchant à comprendre. Ils tentent de s'imprégner de la sagesse que requiert leur tâche, et déjà, alors, ils deviennent sages. Ils sont brusquement en situation de citoyens, et ceux qui au bar du café du commerce éructaient contre la montée de la délinquance et exigeaient que l'on ne prenne pas de gants pour mater tous ces malfaisants, cherchant à savoir le vrai à travers le visage de ces hommes qui leur parlent, ils s'interrogent sur le juste et l'injuste, sur la fonction de le peine. Il y a peu de lieux où se lit aussi ouvertement l'évidence de la démocratie. C'est la responsabilité sociale qui fait le citoyen. » Henri Leclerc, « Faut-il en finir avec le jury populaire ? », Esprit, mars-avril 1995. L'écrivain Philippe Godard nous rappelle que les décisions des jurys sont aujourd'hui plus dures que celles des juges professionnels, cela étant peut-être dû à la culture des magistrats actuels.
(5) Dominique Bourg et Daniel Boy, Conférences de citoyens, mode d'emploi. Les Enjeux de la démocratie participative, fondation Charles Leopold Meyer, 2005. Voir aussi Olivier Petitjean, « Les conférences de citoyens », fiches d’expérience de la fondation Sciences citoyennes, 13 octobre 2003, http://sciencescitoyennes.org/spip.php?article63.
(6) Yves Sintomer, Le Pouvoir au peuple, La Découverte, 2007.
(7) Les militants dans les associations politiques sont plus souvent étudiants, chômeurs ou retraités.

mardi, 15 septembre, 2009

8-Jouons un peu avec les élections

Une personne, une voix, certes. Mais les modes de scrutin sont susceptibles d'être bousculés, et le choix entre tous ceux qui s'offrent aux constituants est toujours un avantage donné à certains acteurs du jeu électoral. Amusons-nous ici à en considérer un choix plus étendu que ce que l'on fait d'habitude, et leurs conséquences.

Scrutin proportionnel, scrutin majoritaire

A découper la France en circonscriptions, on oblige chaque député à avoir recueilli sur un territoire donné la majorité des voix exprimées. Cela peut aboutir, une fois réunies ces centaines de circonscriptions dans une assemblée, à un décalage important entre le nombre des suffrages exprimés pour un parti et celui des circonscriptions qu'il emporte.

Le découpage qui fait mal

Si on regroupe les voix de l'adversaire dans des bastions, il est possible de sacrifier ces circonscriptions-ci pour en mettre en tension un plus grand nombre... avec un avantage pour son parti. Ce qui fait que le découpage actuel (mis en œuvre par l'intègre Charles Pasqua en 1986) peut avoir comme conséquence que la droite gagne plus de circonscriptions avec moins de voix que la gauche. Politique-fiction ? Al Gore n'a pas perdu autrement l'élection américaine de 2000, et cela sur un découpage bien moins artificiel, celui des USA en états historiques. D'où deux questions : le scrutin majoritaire est-il légitime ? et qui sera chargé du découpage des circonscriptions ?

Barrage aux idées marginales

Autre conséquence du système majoritaire : un parti incapable de dégager seul des majorités locales peut bien atteindre une moyenne nationale de 20 %, il lui faudra faire des alliances pour avoir le moindre député. Les Verts, au contraire du PCF, sont incapables de tirer le meilleur parti de leurs voix en les concentrant dans certaines circonscriptions (comme c'est l'intérêt pour les petits partis... pas pour les grands, voir plus haut), et doivent être adoubés par le PS pour avoir trois députés, soit 0,5 % de l'Assemblée. Ce passage par l'alliance a la redoutable conséquence de neutraliser les idées politiques marginales, c'est à dire aussi bien des idées rancies (l'extrême-droite) que nouvelles (l'écologie), dont pourraient être porteurs des petits partis exclus ainsi du jeu politique national.

Notons enfin que si le député est appelé à faire partie de la représentation nationale, il a souvent du mal à se départir de l'idée qu'il représente les intérêts particuliers des électeurs de sa circonscription (1).
Ces critiques du système majoritaire sont bien connues et si on les rappelle ici, c'est pour mettre en évidence le caractère conventionnel de nos modes de scrutin. Les philosophes politiques connaissent bien l'exercice qui consiste à comparer les systèmes électoraux des différents pays les uns avec les autres pour prendre du recul et rendre possible l'imagination de systèmes différents, plus proches des aspirations sociales et tout aussi légitimes.

Personnalités de passion, personnalités consensuelles

Nous avons envie de voter pour des personnalités qui suscitent notre enthousiasme... Mais sommes prêts à admettre que quitte à être gouvernés par une personne non choisie, autant l'être par une personnalité consensuelle que par une personnalité ayant gagné l'élection sur l'enthousiasme d'une majorité dont nous ne ferions pas partie ! Et le système spartiate nous fait peut envie, qui accordait la victoire au candidat ayant été acclamé le plus fort (par les électeurs les plus motivés, ou dotés d'une plus grande capacité à beugler). Pourtant le système politique français actuel fait la part plus belle aux personnalités de passion. Surmonter cet écueil ne pourrait-il pas être le premier des soins de nos réformistes ?

Scrutin uninominal à... trois tours

Paradoxe, il est souvent arrivé que le n°3 d'une élection soit capable de la remporter contre le n°2 et/ou le n°1. Bayrou, s'il avait pu accéder au second tour de l'élection présidentielle de 2007, l'aurait à coup sûr remportée, personnalité plus consensuelle que les deux autres qui suscitaient la passion, en bien comme en mal. Bien qu'assis sur une base électorale différente, le n°3 de 2002, Jospin, aurait à coup sûr recueilli plus de voix que le n°2... mais peut-être aussi que le n°1, une fois réunies au second tour les voix de gauche qui lui avaient manqué au premier. Handicap décisif de notre système électoral aux personnalités (même consensuelles) ne suscitant pas la passion.
Les deux tours de cette élection sont une convention, pourquoi ne pas imaginer un scrutin à trois tours ? ou à n - 1 tours, n étant le nombre de candidats ? Cette option s'appelle « les chaises musicales », elle est très lourde mais plus juste, si elle se donne comme but d'éliminer à chaque tour la personnalité la moins consensuelle.

Un deuxième bulletin dans l'urne

Et si chaque électeur avait le droit de déposer deux bulletins dans l'urne ? L'égalité entre les électeurs est toujours respectée. Ici, deux cas de figure : soit les deux bulletins peuvent être identiques, auquel cas les personnalités de passion pourraient être avantagées. Si les deux bulletins doivent être différents pour que le vote soit valide, un avantage très clair est donné aux personnalités consensuelles.

Étendre ou refuser le droit de vote ?

La composition du corps électoral reste abondamment discutée, avec le droit de vote des électeurs de l'Union européenne réduit aux élections locales, et encore refusé aux électeurs hors-UE. Plus loin dans le temps, elle a été un sujet essentiel : il s'agissait alors de réserver le droit de vote aux individus masculins, ou aux personnes de plus de 21 ans, imposables, dotées d'un niveau minimal d'éducation, d'un nombre d'enfants minimal, etc.
Devant le vieillissement de la population et des politiques publiques de moins en moins favorables au jeunes générations (ah, le budget des communes rurales qui est alloué plus facilement à la construction de maisons de retraites qu'à l'entretien des écoles !), pourquoi ne pas ôter leur droit de vote aux plus âgés, en particulier ceux qui ont dépassé l'espérance de vie moyenne, ou qui l'auront dépassée à la fin du mandat ? Car enfin, est-il juste de prendre des décisions avec lesquelles d'autres que soi devront vivre (2) ?
Devrait-on offrir aux familles des droits de vote supplémentaires par enfant ? Mais qui l'exercerait, le père ou la mère ? Devrait-on étendre le droit de vote des plus jeunes, et faire baisser l'âge de la majorité civique à seize ans comme en Autriche, ou bien à treize ans, qui est l'âge de la majorité pénale (âge auquel on est paraît-il capable d'assumer ses actes) ? Comment faire avec le vieillissement de la population sans adopter pour autant une politique nataliste ? Remercions le philosophe Philippe Van Parijs de nous bousculer en nous posant cette question.

Des mandats plus courts, non cumulables et non-successifs

Le tirage au sort des magistrats à Athènes était accompagné d'une réserve que nous n'avons pas encore notée : il était impossible d'être magistrat deux fois de suite. Mais il était possible de l'être deux fois dans une vie. Le roulement des responsabilités est chose difficile, dans un petit groupe ou dans un grand parti. A quoi bon se priver des connaissances accumulées par une personne, quand ce n'est pas de sa notoriété et de son aura médiatique ?
La réalité se complexifie, avec des techniques (d'administration, par exemple) toujours plus élaborées. Dans ce contexte où la politique exige de devenir métier, il est bon que les personnes aux commandes ne perdent pas toujours leur temps à se former mais soient capables, au fur et à mesure qu'elles acquièrent de l'expérience, de se confronter aux techniciens avec qui elles travaillent, qui sont hyper compétents et pourraient prendre l'ascendant sur les représentants du peuple.
Ce qui est vrai pour les élus de gros exécutifs n'a pas forcément de raison d'être étendu à des parlementaires, à des élus minoritaires ou aux élus de petits exécutifs. Et d'autres techniciens (de l'assistant parlementaire au chef de cabinet) sont à la disposition de tous les élus.
Mais surtout, n'est-il pas nécessaire dans ce cas que la politique se décomplexifie (que l'on réduise par exemple le nombre des niveaux de compétence) pour permettre aux citoyens d'exercer le minimum de contrôle nécessaire, pour que l'élu puisse rendre des comptes lors des élections suivantes ? Ce qu'il y a à gagner, c'est d'abord de sauvegarder les quelques caractères démocratiques du gouvernement représentatif. Mais aussi de ne pas s'embourber dans des cultures qui s'auto-entretiennent : ne pas pouvoir être élu deux fois de suite, c'est la chance de changer régulièrement de cadre de pensée, et cette ouverture d'esprit est aussi essentielle que la compétence.

Une chambre haute tirée au sort

L'équilibre entre chambre basse et chambre haute, qui est d'un usage très ancien dans la plupart des gouvernements représentatifs, est basé sur un recrutement différent. Plutôt que d'imaginer supprimer le Sénat français – toujours majoritairement à droite au mépris des tendances populaires exprimées, qui alternent entre droite et gauche – pourquoi ne pas le reconvertir en expérience de démocratie directe ? On peut imaginer recruter les nouveaux sénateurs par tirage au sort, pour des mandats d'un an. L'impact de cet engagement sur la vie quotidienne des personnes qui sont ainsi appelées pourrait être atténué par la localisation de cette assemblée chaque année dans une grande région différente. Des heures de travail non-extensibles, un nombre de dossiers réduit pour pouvoir consacrer plus de temps à leur découverte et à leur discussion, sont aussi des aménagements imaginables pour donner toutes les chances à ces novices. Le risque de sélectionner ainsi des imbéciles ? noyé dans le nombre des personnes tirées au sort, et toujours moins grand que celui de voter pour une personnalité maladivement assoiffée de pouvoir...
Quelques questions se posent toujours : la possibilité de refuser cet engagement ne nous priverait-elle pas des personnes qui se sentent peu capables, en premier lieu femmes et classes populaires, biaisant ainsi irrémédiablement l'effet du tirage au sort ? Et si cet engagement est obligatoire comme pour les jurys d'assises, comment exiger qu'à la fin de leur mandat les sénateurs rendent des comptes comme le faisaient les magistrats grecs ?

Une majorité à 50 % ?

Le droit de 19 personnes à boulotter la vingtième, minoritaire, nous pose problème. A partir de quel seuil accepter qu'une majorité exerce son pouvoir sur des électeurs minoritaires ? 50 % + 1 ? une majorité qualifiée des deux-tiers, c'est à dire avec laquelle le vainqueur a deux fois plus de suffrages que le vaincu ? Le chiffre à partir duquel une majorité est considérée comme légitime est toujours arbitraire, et quelques milliers de voix suffisent à trancher le vote de millions d'autres (3).

Impossible consensus ?

Les politistes s'étonnent encore de notre capacité à accepter cette situation, qui n'a pas cours dans nombre de cultures qui prenaient ou prennent encore des décisions politiques consensuelles, quitte à y consacrer un temps que nous jugerions précieux (voir « Quatre expériences de démocratie directe »).
Dans des groupes qui ont des objectifs communs (petit groupe de jeunes écolos ou rassemblement pour des candidatures unitaires à gauche), il est toujours possible d'aller chercher le consensus là où il n'est pas encore, si si. Il faut prendre le temps de se parler, de comparer les arguments, d'inventer des compromis. Dans une société moderne, bien plus peuplée, où la recherche du bien commun est un but, mais où les intérêts divergent trop fortement sur sa définition, ne devrions-nous cependant pas accepter l'absence de consensus et la tyrannie de la majorité ? (Ou bien cette difficulté à créer le consensus est-elle le signe que des violences et des inégalités trop fortes nous empêchent de faire véritablement société, et nous appelle à redéfinir l'espace dans lequel nous vivons et décidons ensemble )?

Un garde-fou nécessaire (et suffisant ?)

Rachida Dati ne nous propose aucune solution contre la violence des 53 % : « La légitimité suprême, c’est celle des Français qui ont élu Nicolas Sarkozy pour restaurer l’autorité » (4). Rappelons-nous ce qu'est la légitimité suprême telle qu'on l'enseigne dès la première leçon d'éducation civique : c'est la constitution, seule instance capable d'encadrer les agissements d'une majorité. Des conseils de juges sont chargés de contrôler le respect de la constitution, et leur légitimité tient autant à la qualité de leurs arguments juridiques... qu'au caractère consensuel de l'avis qu'ils donnent (5).
Reste que si un parti a une majorité suffisante à un moment donné, il peut réécrire la constitution à son avantage, comme De Gaulle faisant adopter en 1962 une Ve République présidentielle (régime resté encore aujourd'hui à peu près unique en Europe) au grand dam de son opposition. Devant ce danger, et la nécessité de confier à des acteurs désintéressés le soin de proposer des changements constitutionnels, l'idée chemine d'utiliser le dispositif des conférences de consensus (voir « Quatre expériences de démocratie directe »). Mais c'est plutôt à son deuxième « parrain » en politique après Charles Pasqua, Édouard Balladur, que Nicolas Sarkozy a proposé de mener une réforme de la constitution...

Toi aussi, joue avec les élections et propose ton mode de scrutin préféré.

(1) Henri Emmanuelli racontait ainsi sur France Inter qu'il avait financé l'équipement des collégiens du département des Landes, dont il était président du Conseil général, avec l'aide conséquente de la commission des Finances de l'Assemblée nationale, dont il était le président.
(2) La même question se pose au sujet de l'impact écologique d'une société, impact sur un long terme que ses membres à un moment donné ne devraient pas connaître.
(3) Pasquale Pasquino aborde ces questions dans une leçon au Collège de France, à l'invitation de Pierre Rosanvallon, et fait état d'élections italiennes gagnées à 0,4 % de voix d'écart. Voir college-de-france.fr.
(4) Le Monde, 6 septembre 2007.
(5) Cette exigence de consensus est commune à de nombreux conseils constitutionnels dans le monde, mais n'est pas dans l'usage français.

dimanche, 23 août, 2009

Démocratie, dans quel état ?

Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Wendy Brown, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière, Kristin Ross et Slavoj Žižek, Démocratie, dans quel état ?, La Fabrique, 2009
Texte paru dans EcoRev' 34, mars 2010

C'est avec l'idée assumée de faire produire un discours hétérodoxe sur la démocratie que l'éditeur Éric Hazan a passé commande des contributions à cet ouvrage. Aujourd'hui, "y a-t-il un sens à se dire 'démocrate' ?" Les réponses adoptent des formes variées, tant sur la forme que par l'univers intellectuel qui est sollicité – plus souvent la philosophie politique. Elles nous sont livrées dans un désordre alphabétique et l'on doit au hasard que la "Note liminaire sur le concept de démocratie" de Giorgio Agamben figure en ouverture du livre.

On retient un premier constat partagé ici : le mot "démocratie" a été vidé de son sens, il ne signifie plus rien. Dès le coup d'État de 1851, nous précise Kristin Ross, spécialiste du Second Empire en littérature, il ne s'agit plus que de débattre de l'adjectif qui l'accompagnera. Nos auteurs ont presque tous retenu de la démocratie sa forme "libérale", qui ignore (entre autres) la question de la propriété pour se satisfaire d'une liberté et d'une égalité qui resteront formelles. Alors que les pouvoirs de l'argent ont libre cours, nous resterions tous égaux grâce au droit de vote ? Cette démocratie-là cache mal son visage oligarchique (Jacques Rancière, Wendy Brown) comme son projet de "neutraliser les effets pervers du suffrage universel et de 'rationaliser' la volonté du peuple et l'expression de cette volonté" (Kristin Ross). Ces trois auteurs mettent le phénomène de la représentation à l'origine du dévoiement d'un pouvoir en théorie assumé par le peuple, c'est à dire non pas par sa majorité numérique, mais par "n'importe qui cherchant à s'occuper des affaires de la communauté" (Rancière). Daniel Bensaïd appelle au contraire à prendre le meilleur d'une représentation qui lui paraît inévitable, et à investir au mieux la "forme-parti". Beaucoup de nos auteurs auront à cœur de faire tomber le masque, de mettre à mal l'"emblème" (Badiou) que la démocratie constitue pour un Occident victorieux, ayant triomphé à la fois de la décolonisation et du communisme, et désormais désireux de partager le monde en deux parts : les démocraties et les autres. Citoyens contre barbares, terroristes, voire ennemis intérieurs. Où l'on se rend compte que le régime qui se réclame de la liberté et de l'égalité a besoin de la clôture pour se légitimer.

La critique est sévère, mais c'est celle d'intellectuels ne pouvant se résoudre au refus de penser la démocratie au-delà de certaines limites politiquement correctes. Alain Badiou, qui stigmatise le démocratisme adolescent, règne de la jouissance et nouvelle tyrannie, n'en finit pas moins son texte sur l'exigence d'un pouvoir exercé par le peuple, ce qu'il appelle... le communisme. La question sociale posée dès le XIXe siècle n'est pas réglée, mais à lire l'ouvrage la question écologique n'a pas encore surgi. Slavoj Žižek y fait une brève allusion, sans trop approfondir ce qu'elle peut apporter à la tension savoir/pouvoir qu'il examine.

Si la philosophie politique d'un Jean-Luc Nancy et sa recherche de ce qui fonde la démocratie nous semblent un peu trop énigmatiques pour nous aider à penser la question démocratique dans le monde qui est le nôtre, et si les détours de Daniel Bensaïd par Platon, Rousseau, Saint-Just, Lefort et Lippman (n'en jetez plus !) nous perdent sans pour autant expliquer son éloge final du parti politique et de la politique profane, deux femmes dans ce recueil (Wendy Brown et Kristin Ross) nous ramènent à une pensée plus claire, qui ne dédaigne ni la réalité ni la théorie politique. Toutes deux sont publiées en français, et on les retrouvera avec plaisir.

Pour sortir de la pensée convenue sur la démocratie, Giorgio Agamben nous avait d'emblée averti de la nécessité de poser la question de l'essence ambiguë de la démocratie, forme de constitution ou technique de gouvernement. Nos auteurs mettent presque tous cette question au centre du malentendu démocratique. Plutôt que de travailler la question des structures de la démocratie (le vote, les partis, l'élection, la délibération, la loi, etc.), ils la règlent en s'attachant plutôt à montrer le caractère précaire et jamais achevé de ce qui constitue pour eux le fond même de la politique.

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