3-Le gouvernement de l'opinion
Par Aude le samedi, 19 septembre, 2009, 00h00 - "Elections, piège à cons ?" - Lien permanent
Le passage d'un gouvernement des partis à un gouvernement de l'opinion est une tendance bien connue, que l'on attribue aussi bien à l'élection présidentielle au suffrage universel dans les années soixante (1) qu'à la place croissante des média de masse, du transistor à la blogosphère en passant par la grand-messe de 20h (2). Bernard Manin la nomme « démocratie du public », Pierre Rosanvallon « démocratie des personnalités ». Elle simplifie les enjeux politiques en les incarnant : les yeux dans les yeux sont tellement plus vrais (et faciles) que la lecture d'un programme. Autre système, autres exigences pour être élu par ses contemporains. Il faut désormais savoir communiquer et parler avec aisance, avoir un physique agréable, susciter la sympathie.
Une campagne hors-parti
Les plus grandes tempêtes contre le gouvernement de l'opinion se sont
déchaînées non pas à l'occasion du règne de Nicolas Sarkozy, qui soumet entre
autres sa politique pénale à l'actualité des faits divers les plus médiatisés,
mais lors de la campagne de Ségolène Royal. Souhaitant recevoir l'investiture
du PS pour l'élection présidentielle de 2007, elle réussit à la conquérir entre
autres par une campagne en-dehors des structures du parti qui lui assure la
sympathie des électeurs de gauche et des arguments de poids face aux autres
candidats socialistes. C'est un véritable court-circuitage de la prise de
décision au PS, qu'elle force à travers une image de la démocratie comme lien
direct entre une personne et le peuple, sans l'intermédiaire du parti... lequel
reste toutefois un enjeu important, puisque c'est encore le lieu où se
retrouvent ressources politiques, économiques et humaines nécessaires à la
campagne. Cette méthode Royal fait naître de grands espoirs mais lui attire
également beaucoup d'hostilité.
Car elle aurait donné ainsi le coup de grâce au gouvernement représentatif,
laissant le peuple envahir la scène (3). On serait désormais
sous le règne de la « dictature de l'opinion », inséparable du
« crétinisme démocratique » ou « bigotisme égalitaire »
(4) selon lequel toutes les opinions ont une égale légitimité.
Il ne faudrait cependant pas confondre gouvernement de l'opinion et démocratie
participative (encore moins directe), comme le font aussi bien Royal que ses
contempteurs. Les deux s'appuient sur des structures différentes, et si dans
les dispositifs participatifs on regrette l'absence d'une partie de la
population (voir « Quatre expériences de démocratie directe »), l'opinion
est le fait de tout le corps social.
Qu'est-ce qu'une opinion ?
Chacun est sommé de s'exprimer lors d'un sondage, qui recueille – en forçant
un peu : allons, vous avez bien une idée sur la question – beaucoup moins
de « non-réponses » que le vote ! Celles-ci sont
artificiellement réduites à quelques pour-cent, un résultat bien plus
satisfaisant que les taux d'abstention actuels. Le sondage est bien le
dispositif central du gouvernement de l'opinion. Il sert à naviguer à vue et
anticiper la réaction populaire à telle ou telle politique, et en vient même à
être commandé dans le but... d'influencer l'opinion ! Où l'opinion ne
défait plus les gouvernements, mais le gouvernement fait l'opinion.
En philosophie, l'opinion est une pensée d'avant la pensée. On a une opinion
sur un objet avant d'avoir consacré du temps et de l'énergie à s'informer sur
cet objet, en avoir discuté, avoir construit des arguments pour étayer son
avis. La place de plus en plus forte de l'opinion en politique ne correspond
pas au surgissement du peuple, mais à sa « désactivation ». Si
l'opinion est bête, ce n'est pas le fait des personnes qui portent cette
opinion, et qui ne seraient jamais assez cultivées pour participer au
gouvernement (voir « Le peuple est con »). C'est le fait des
conditions dans lesquelles s'élabore cette opinion, fruit de la paresse à
penser d'un peuple atomisé et rendu apathique.
Dépasser l'opinion
Un certain individualisme qui fait reculer les lieux propices à l'échange
(au premier rang les places de quartier ou de village, merci la bagnole et le
respect de l'ordre public), le recul sur la sphère domestique (où trône la
télé) et amicale, l'exacerbation de notre condition d'homo economicus
et la plus grande facilité à nous accorder des vacances que du temps libre au
quotidien, tout cela fait partie du projet néo-libéral... et pas seulement pour
vendre notre temps de cerveau rendu ainsi disponible ! Puisque la société,
ça n'existe pas, comme le pensait Thatcher, alors à quoi bon faire société
quand on peut se contenter de constituer un marché ? Samuel Huntington
théorise ainsi un « apaisement de la démocratie »
(5).
Mais les média ne sont pas en reste, qui pour s'assurer des parts de marché
flattent notre désir de « ne pas se prendre la tête ». Et en viennent
à ne nous offrir plus que les miroirs de notre médiocrité. Le temps de travail
aussi bien que les loisirs contemporains sont des obstacles à l'épanouissement
de nos êtres politiques. L'opinion est le résultat d'une absence de médiation
(mais non absence de médiatisation !). Qui ou qu'est-ce qui peut donner
du sens à des personnes qui se réunissent ? Le chef charismatique ou la
qualité de la délibération ?
(1) Votée en 1962, pratiquée depuis 1965, renforcée par le
quinquennat et les élections législatives qui succèdent à la présidentielle
depuis 2002, cette structure exacerbe une tendance que l'on voit partout à
l'œuvre. « Depuis quelques décennies, les analystes observent dans
tous les pays occidentaux une tendance à la "personnalisation"du pouvoir. Dans
les pays où le chef de l'exécutif est directement élu au suffrage universel,
l'élection présidentielle tend à devenir l'élection principale et à structurer
l'ensemble de la vie politique. Dans les pays où le chef de l'exécutif est le
leader de la majorité parlementaire, les élections législatives s'organisent
autour de sa personne. » Bernard Manin, op. cit.,
p.280.
(2) Excellent documentaire sur ce sujet, La Démocratie des
Moi revient sur un siècle de mise en scène du personnel politique, de
Clémenceau à Obama (Bernard George, 2009).
(3) Il s'agirait plutôt de la mise en scène par l'équipe Royal
d'un lien personnel avec le peuple...
(4) Jacques Julliard, auteur de La Reine du monde,
dans l'émission « Les Nouveaux Chemins de la connaissance » du jeudi
7 février 2008.
(5) Voir Michel Crozier, S. Huntington et Joji Watanuki,
The Crisis of Democracy: Report on the Governability of Democracies to the
Trilateral Commission, NY University Press, 1975, p.113. Ce que rappelle
un proche de Nicolas Sarkozy : « C'est vrai que plus une
démocratie est pacifiée, moins les enjeux sont passionnels et moins on est au
bord de la guerre civile, et moins il y a de participation. Les alternances
successives ont rendu notre peuple un peu plus sceptique sur la politique et
c'est une des formes de la sagesse. » Patrick Devedjian, Le
Monde, 4 décembre 2002. Tous deux sont cités par Serge Halimi, Le
Grand Bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde,
Fayard, 2004.