Une captivité coupable ?
Par Aude le samedi, 23 mars, 2024, 14h57 - Textes - Lien permanent
L’an dernier, une étude publiée par des économistes rendait compte de la somme pour laquelle les utilisateurs et utilisatrices des médias sociaux consentiraient à se déconnecter. Les étudiant·es d’une université états-unienne accepteraient 59 dollars, pas moins, pour ne plus se connecter à TikTok et 47 pour délaisser Instagram. De manière plus intéressante et apparemment contradictoire, ils et elles paieraient cette fois 28 dollars pour voir leur entourage (et elles-mêmes) se déconnecter de la plateforme chinoise et seulement 10 pour Instagram qui était pourtant, la dernière fois que j’ai regardé, la plateforme qui impactait le plus négativement les personnes qui ne s’en servent pas que pour regarder des vidéos de chatons.
Nous tenons à des services qui nous rendent plutôt malheureuses en nous comparant à d’autres, en nous empêchant de nous livrer à des activités plus enrichissantes mais moins immédiatement gratifiantes et plus exigeantes en efforts, etc. Est-ce si paradoxal que ça ? À part quelques twittos qui se sont fait une réputation grâce à leurs punchlines et à une adoption précoce de la plateforme, la plupart d’entre nous y sommes (ou trouvons coûteux de ne pas y être) surtout parce que les autres y sont et que nous ne souhaitons pas manquer tout ça. Le mieux est peut-être, tout bien pesé, que cette plateforme et d’autres n’existent pas. Non seulement pour notre bien-être personnel mais aussi pour une foule d’autres effets qui ont éclaté à la face du monde en 2016 (voir ici mon billet sur un ouvrage consacré à ce sujet), alors que les imbéciles faisaient un dernier tour au manège d’Internet qui va ouvrir l’espace public et faire triompher la transparence et la démocratie.
Des études sur des biens de consommation ostentatoire donnent des résultats proches : on paierait cher pour les avoir, tout en regrettant au fond qu’ils existent. 69 % des personnes qui ne peuvent pas se payer une Rolex aimeraient que ces biens disparaissent de la surface de la Terre, ce qui est compréhensible. Mais 44 % de celles et ceux qui les achètent ont les mêmes pensées. Voilà qui porte un sacré coup à l’idée que le marché rend compte des véritables préférences des personnes, préférences individuelles donc collectives (une fois simplement mises en tas). Il est pourtant, ces études le montrent, des biens qu’on peut désirer individuellement mais dont on peut reconnaître qu’ils sont toxiques socialement. Ne pas être sur Instagram, ne pas avoir de sac à main Gucci a un coût social, dégrade l’expérience des non-utilisatrices (de la difficulté à assumer ne pas pouvoir payer comme les autres à une exclusion du savoir qui se diffuse par ce biais) et a un coût économique élevé pour les consommateurs. Plus concrètement, ne pas être dans un SUV mais dans un véhicule de taille classique au moment d’une collision est plus grave quand les voitures impliquées dans l’accident sont des SUV. Alors que ces voitures constituent désormais la moitié des immatriculations, mettant à mal la baisse régulière de la consommation au kilomètre qui prévalait jusque là, ne pas en avoir une accroît votre vulnérabilité sur la route, créant donc… sa désirabilité. Pour ne rien dire des enfants sur la chaussée qu’on voit encore plus mal depuis le siège conductrice ou des cyclistes qui sont doublé·es d’encore plus près que le mètre réglementaire. L’abandon de ce choix au marché limite paradoxalement la liberté des personnes à s'en passer.
Nous sommes bien des êtres sociaux et nos « choix » de consommation n’en sont pas, ils ne peuvent pas se substituer à nos délibérations collectives. Le fait que nous soyons soumi·es au règne des médias sociaux, des marchand·es de chaussures Versace ou de SUV est le signe des caractères faiblement démocratiques de nos sociétés, où le politique cède toujours à l’économie, sous l’influence des plus gros acteurs.
Voilà ce qu’on sait de la tension entre comportements individuels et aspirations collectives. Heureusement, devant ce constat un peu triste, il reste… les ravi·es de la crèche et les idiot·es utiles, qui entonnent les refrains que les cyniques leur ont mis dans le crâne.
Dans son ouvrage Criminels climatiques, le camarade Mickaël Correia montrait que l’entreprise pétrolière BP avait caché la nocivité de ses activités derrière l’écran de fumée de l’empreinte carbone individuelle. De même le ministère de l’écologie, qui n’a visiblement rien à proposer en matière de contrôle des émissions (toujours croissantes) du trafic aérien, met en ligne, avant même quelques données éparses et mal décrites sur son impact écologique, un calculateur d’émissions individuelles (si, si) qui ferait presque oublier les 4 milliards offerts à Air France en 2020 pour soutenir le secteur. C’est un peu la même logique qui prévaut quand un ministre de l’agriculture déclare que les productions biologiques ne sont qu’une préférence de consommation, sans mention de l’intérêt partagé pour la santé humaine, la qualité des eaux, la moindre dépendance aux hydrocarbures, etc. Mais que derrière le président stigmatise les personnes qui ne peuvent faire ces « choix ». La culpabilisation des individus marche toujours pour éviter de poser les questions qui fâchent.
Une ancienne ministre de Hollande un peu oubliée, directrice d’une ONG humanitaire et présidente d’une deuxième, a récemment mis une pièce dans la machine médiatique pour revenir sous les sunlights. Quand elle prend la plume pour s’inquiéter de notre soumission collective aux médias sociaux et à des usages inquiétants d’Internet, où donc se situe le problème ? C’est vous, c’est moi (j’ai l’honnêteté de m’inclure, louez ma générosité), c’est nous tou·tes, pardi, et jamais la faute à un capitalisme en roue libre. Si régulation collective il y a, elle ne peut être qu’une limite posée par les autorités… aux usages individuels (1).
Il est question dans le texte de l’ex-ministre de « développement cognitif », de « santé, mais aussi (de) lutter contre les discriminations, le harcèlement (2), le réchauffement climatique et bien d’autres enjeux absolument fondamentaux pour aujourd'hui ». C’est beaucoup à la fois, alors ne parlons ici que de l’aspect écologique.
Il n’est surtout pas question dans cette tribune de la dématérialisation des services, notamment publics, pour économiser toute médiation humaine car ils ne sont plus financés correctement. Une dématérialisation qui contraint à l’usage d’Internet et s’avère un fort moteur d’exclusion selon la défenseuse des droits.
Il n’est surtout pas question non plus de la 5G, une technique dont nous savons qu’elle augmentera la consommation d’énergie des réseaux (voir le rapport du Haut Conseil pour le climat en 2020, alors que l’État mettait en vente les fréquences aux opérateurs).
Surtout pas non plus de la massification de l’usage de l’intelligence artificielle (3), qui contribuera pourtant à une forte hausse de la consommation d’énergie d’Internet et de ses émissions de gaz à effet de serre.
Collectivement, nous allons dans le mur, sous l’impulsion d’acteurs capitalistiques qui, en raison d’un chantage à l’emploi ou d’une simple et sale collusion, ne trouvent plus en face d’eux aucun mécanisme de contrôle et de limitation. Alors qu’importe que les sites que nous consultons ouvrent des vidéos que nous ne demandons pas, qu’importe que les data qu’ils nous volent soient stockées en trois exemplaires dans des serveurs énergivores, qu’importe que nous ne maîtrisions rien d’Internet et qu’Internet devienne obligatoire. C’est individuellement, comme des petits colibris, que nous trouverons la solution : le mode noir sur nos écrans, les DVD rayés de la médiathèque (4) plutôt que Netflix, un bon livre plutôt que de traîner là où les autres discutent.
Comme son chef de jadis (vous vous rappelez, le héros de la répression contre la loi travail, marche-pied de Macron, lui-même marche-pied du fascisme), l’ex-ministre revient nous donner des leçons en enfonçant avec les meilleures intentions du monde les portes grand ouvertes d’une pensée libérale anti-démocratique et autoritaire, installant l’idée qu’il n’y a pas de société, que politiquement on ne saurait faire autrement qu’attenter à la liberté des individus et que c’est ça, l’écologie et le féminisme.
NB : Lire à ce sujet Contre l'alternumérisme de Julia Laïnae et Nicolas Alep. Voir également les ouvrages du philosophe Fabrice Flipo, dont le dernier, La Numérisation du monde. Un désastre écologique.
(1) Cela m’évoque des confinements sanitaires pendant lesquels, pour interdire certaines activités, l’ensemble de la population avait été (auto-)surveillé et contrôlé. D’autres pays avaient choisi plus simplement de fermer les lieux où se menaient les activités en question.
(2) Son idée de s’attaquer au harcèlement en ligne par une baisse du nombre d’octets échangés me laisse sans voix, solution quantitative naïve pour un problème qualitatif bien réel. Celle qui, devant les fachos de tout poil, a laissé enterrer l’ABCD de l’égalité est restée trois ans de plus ministre de l’éducation nationale, sous les ordres d’un Premier ministre qui a tenu une petite boutique raciste. Je ne prendrai pas la peine non plus de commenter le caractère liberticide de la proposition, laissant la parole à celles et ceux qui démontrent le coût écologique délirant des techniques de contrôle, surveillance et répression.
(3) L’IA est citée mais plutôt en tant qu’elle produit des outils de désinformation.
(4) Les DVD sont un support trop fragile pour la lecture publique.
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