Traverser la rue pour manger sainement
Par Aude le lundi, 26 février, 2024, 09h06 - Textes - Lien permanent
J’ai déjà démonté ici le cliché selon lequel « on vote avec son portefeuille » et on n’a qu’à traverser la rue pour soutenir son type d’agriculture préféré en achetant les produits qui en sont issus. Julien Denormandie, le précédent ministre de l’agriculture, avait ainsi justifié l’abandon des aides publiques au maintien en agriculture bio : c’était un segment du marché, l’État n’avait aucune raison de soutenir les préférences de consommation de tel ou telle. Ce genre de considération est une sorte de bingo particulièrement réussi de l’idéologie qui triomphe aujourd’hui, elle coche toutes les cases de ce que pensent les représentant·es les plus idiot·es de la petite bourgeoisie qui vote au centre ; elle a pour but de flatter dans le sens du poil leur méconnaissance du monde dans lequel ils et elles trimbalent leurs malheureuses existences. Je ne fais pas l’honneur à Emmanuel Macron de manger la même pâtée que celle qu’il donne à ses chiens. Ses sorties récentes sur le sujet sont le propos délibérément cynique d’un leader populiste. Je reprends donc, parce qu’il me semble important à plusieurs titres, le sujet à la faveur de l’actualité.
Quand Macron n’assume plus : rappel des faits
Lucie Illy, vice-présidente du Modef (un syndicat agricole souvent engagé aux côtés de la Confédération paysanne), a témoigné d’un propos du président de la République le 19 février lors d’une rencontre avec les syndicats. « Il m’a dit d’abord qu’il n’y avait pas de marges abusives en bio. Puis il a dit que "bien se nourrir est un choix de vie. Alors qu'on a 70 chaînes gratuites en France", on peut se passer d'un abonnement (télé) pour se payer des pommes bio. » Propos que le syndicat a cités dans son communiqué de presse mi-figue mi-raisin du 19 février. L’Élysée, trouvant pour une fois difficile d’assumer l’hubris adolescent de son tenancier, a nié une fois que le propos est ressorti dans le débat, lors de l’ouverture du salon de l’agriculture. Sauf que, rappelle Libération, « depuis le début de la crise des agriculteurs, cependant, un argument similaire est souvent utilisé par des élus ou des cadres de la majorité présidentielle lors de leurs échanges informels avec la presse, l’"abonnement VOD" étant parfois remplacé par le "forfait 5G", supposément préféré à l’achat d’aliments sains et français ». L’attaque n’est pas dirigée vers un groupe social en particulier mais contre des gens qui prétexteraient ne pas avoir assez d’argent pour choisir une alimentation saine mais en auraient quand même un peu, comprenons « les pauvres ». On notera également le courage qui consiste à instiller des éléments de langage en off sans les assumer devant le public. Sauf qu’au bout d’un moment, quand il y a trop de témoins… tout ça sort et agace celles et ceux dont on a voulu divertir la colère et les boucs émissaires qu’on livrait ainsi au mépris. Voilà pour les faits.
Se nourrir quand on est pauvre
Travaillant dans le milieu associatif agricole, j’ai souvent entendu cet argument des choix de consommation aberrants des plus pauvres… par des personnes de classes sociales à peine plus élevées et qui démontraient leur grande ignorance du sujet ainsi qu’un certain manque d’empathie. Les associations comme ATD Quart-Monde, les Civam, associations d’agriculteurs et d’agricultrices, les AMAP ont interrogé les aspirations au bien manger des plus pauvres d’entre nous, avec l’aide de chercheuses comme Bénédicte Bonzi ou Magali Ramel (j’en profite pour citer aussi Denis Colombi). Le Réseau Civam vient justement de mettre en ligne un documentaire consacré à cette question, La Part des autres, que je recommande très, très chaudement. Contrairement aux trumperies du chef de l’État, il est difficile de se nourrir bien quand on est pauvre, pour tout un faisceau de raisons, et ces associations le constatent dans leur pratique quotidienne.
Le premier des obstacles pour choisir une alimentation saine est le prix. En 2017, le quart des ménages les plus pauvres (1) consacre 18 % de son revenu à l’alimentation. C’est le second poste seulement, avec un point de plus que la part qu’y consacre la moyenne des ménages. Ce n’est peut-être pas assez pour certain·es en valeur absolue mais c’est déjà beaucoup en proportion, d’autant que d’autres dépenses sont, elles, incompressibles. Comme le logement, une dépense qui n’est pas choisie et qui est le premier poste du budget des 25 % les plus pauvres d’entre nous, qui exige jusqu’à 45 % de leur justement nommé « taux d’effort » (2). (J’ajoute qu’avec 6 € d’un abonnement Netflix mensuel, on peut s’acheter entre huit et dix pommes bio, soit environ un quartier de pomme par jour. Merci pour le conseil.)
D’autres barrières sont les conditions matérielles d’accès à une nourriture saine : habiter suffisamment près d’un magasin bio ou d’une offre alimentaire variée, avoir une cuisine suffisamment grande pour traiter des légumes (3), posséder des feux et un four. Ce qui est tenu pour acquis dans certaines classes sociales ne l’est pas dans d’autres, je parle d’expérience, ayant été mal logée. De plus, les associations qui travaillent sur ces questions nous disent le manque de temps pour cuisiner qu’ont les travailleuses et travailleurs pauvres, les plaisirs plus immédiats du sucré et du gras quand on a par ailleurs des vies difficiles et stressantes, sans filet de sécurité, ou bien le fait que personne ne sait si vous avez sauté un repas alors que l’incapacité à effectuer certaines dépenses vous met en marge de la société, symboliquement et parfois même matériellement quand l’accès aux droits passe par une connexion Internet et que le moyen le plus simple et le moins cher de vous connecter est un smartphone.
Malgré tout, l’aspiration à bien se nourrir existe, les produits bio (et locaux), les fruits et les légumes sont identifiés dans toutes les classes sociales comme une alimentation désirable, bonne pour la santé et pour le milieu naturel. « L’aspiration à manger sain et à manger responsable n’est donc pas l’apanage des classes supérieures, nous dit cette étude de l’Iddri, même si le sens culturel généralement donné à ces pratiques a tendance à exclure les publics modestes. » Un peu comme le discours du chef de l’État qui ne vise pas explicitement les plus pauvres mais le message est bien passé. Chose amusante, autour de moi les personnes qui prétendent que la nourriture bio leur coûterait trop cher sont autant des gens fauchés que des bourgeois·es qui préfèrent se payer de très beaux voyages inter-continentaux ou investir dans un bien immobilier prestigieux (et à qui ce choix ne sera jamais reproché). L’Insee confirme que « les ménages les plus modestes dépensent davantage pour leur logement et les plus aisés pour les transports ».
Logique du bouc émissaire, responsabilisation des individus, voile pudique sur les lobbys… bingo !
Tout y est dans le discours de la minorité au pouvoir : les individus sont surresponsabilisés, au hasard les plus vulnérables et qui ont le moins accès à la parole publique, et le rôle des politiques publiques est tu. Puisqu’il est question d’agriculture, d’alimentation et de santé, je cite cette étude de Daniel Benamouzig et Joan Cortinas Muñoz, synthétisée dans un petit livre remarquable intitulé Des lobbys au menu. Les auteurs y démontrent la soumission des politiques de santé au ministère de l’agriculture et du dit ministère aux lobbys de l’agro-alimentaire. La mise en œuvre du Nutriscore et les états généraux de l’alimentation (qui ont donné cette fameuse loi EGAlim dont le non-respect est souvent mentionné par les paysan·nes en colère) ont été l’occasion d’étudier le jeu des acteurs : scientifiques indépendant·es décrié·es par les scientifiques ayant des conflits d’intérêt avec l’industrie, fonctionnaires des ministères de la santé recevant les ordres de ceux de l’agriculture, filières agro-alimentaires qui ont leurs entrées dans les lieux de pouvoir, etc.
Le résultat ? Nos politiques de santé ne se traduisent pas en politiques alimentaires et agricoles mais c’est la faute à celles et ceux qui ne dépensent pas 10 € par jour et par personne pour se nourrir sainement ? On attend avec impatience la suite des travaux de Benamouzig et Muñoz sur les lobbys de l’alcool et leurs larbins qui nous privent eux aussi d’une politique de santé publique ambitieuse dans ce domaine.
En attendant, plutôt que de blâmer les plus pauvres d’entre nous, il s’agit de se demander avec quels budgets on peut opérer une révolution agroécologique. Ce n’est pas avec les budgets alimentaires des Français·es, quelle que soit leur classe sociale. La bonne volonté individuelle ne peut qu’alimenter des niches qui servent finalement d’éléments de distinction. Il faudra socialiser des budgets : réorienter les budgets de la politique agricole commune (PAC) ou du Casdar, repenser la fiscalité, aujourd’hui plus aimable avec les investissements dans les machines qu’avec l’emploi agricole, intégrer les externalités négatives du modèle dominant pour investir en amont sur de meilleurs mais plus coûteux modes de production plutôt que de subir en aval leurs conséquences sur notre santé et sur les équilibres de notre milieu, socialiser l’agriculture (pas forcément les entreprises mais ses finalités et pourquoi pas les terres) alors que ce secteur, traditionnellement familial, est un front avancé du capitalisme avec la ruée sur les terres agricoles des plus gros acteurs économiques. C’est une révolution qui ne sera pas qu’agricole. Voilà pourquoi les larbins du capital cherchent à dévier nos colères vers des boucs émissaires, en espérant que comme ça, abaya plus de problème.
(1) Les 10 % de ménages les plus pauvres ont un revenu disponible en 2018 de 13 820 € max, pour 1,1 personnes par ménage. Le Smic est alors de 13 900 € annuels environ. N’ayant pas de chiffres plus récents (l’Insee met du temps à produire des données et la période 2020-21 a posé des difficultés de production), nous postulons que les chiffres concernant les 20 % ou les 25 % les plus pauvres sont applicables aux « Smicards ».
(2) Les sommes que les 25 % les plus pauvres consentent à débourser pour se loger constituent 45 % de leur revenu pour les ménages locataires du parc privé, 46 % pour les accédant·es à la propriété (comparer avec 20,3 % et 23 % pour le quart le plus riche). Quand la part dédiée au logement passe de 20 % à 26,7 % en moyenne entre 1986 et 2022 (se rappeler que le taux d’effort est beaucoup plus élevé en bas de l’échelle des revenus), après des décennies de libéralisation du secteur et une explosion des prix de l’immobilier, est-ce un choix ou une contrainte ? Le fait que, toutes classes confondues, les budgets alimentaires n’aient sur cette période baissé que de deux points (de 19,4 % à 17,3 %) constitue un effort important.
(3) Aujourd’hui nombre de cantines scolaires ne sont plus équipées pour ça et doivent quémander des subventions pour s’équiper.
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