I'm so happy to see you

Les logiques du développement personnel se sont doucement imposées dans notre imaginaire. Les ouvrages qui ont envahi les rayons des librairies peuvent dispenser une grande sagesse, si possible orientale, ou enchaîner les conseils simples ou les lieux communs (charité bien ordonnée commence par soi-même). Offrant une façade lisse, ils ont un propos aussi varié que consensuel. Depuis quelques années les critiques s’attachent à cet objet protéiforme, en dévoilant les nombreuses influences derrière une apparence anodine. Le développement personnel tire ses origines d’une part d’un ethos libéral et méritocratique qui s’exprime assez frontalement en langue anglaise depuis au moins un siècle : tout le monde peut devenir riche, celles et ceux qui ne le sont pas n’ont pas su tirer profit de mes enseignements, que voici offerts à la vente. Les nouvelles pratiques spirituelles devenues plus visibles en Occident à partir des années 1960, mais qui elles aussi ont des racines profondes, en constituent le versant ésotérique.

On peut faire l’hypothèse que le développement personnel tel que nous le connaissons date de cette époque, unissant le New Age à la libre entreprise, « du satori à la Silicon Valley ». Le tournant néolibéral, qui fait de l’individu un objet économique, petite entreprise dotée de capital, a donné au développement personnel son caractère incontournable. Ce n’est pas une idéologie, non, c’est un simple constat. La psychologie positive, surgie à la fin des années 1990, lui a donné sa légitimité scientifique et accompagné les diverses expérimentations de course au bonheur qui se multiplient dans le monde de l’entreprise et dans les politiques publiques.

« Travailler sur soi-même », ce cliché envahissant, est devenu la réponse à toutes les interpellations politiques. Le cancer ? Le chômage ? Le fascisme ? Le changement climatique ? Chaque fléau nécessite une prise de conscience individuelle qui pourrait résoudre le problème. Les milieux de la décroissance et des alternatives vertes sont séduits par le mantra : « Changer le monde commence par se changer soi-même. » C’est la diffusion d’une manière différente d’être, plus sage et de plus grande valeur morale, qui arrivera à changer en profondeur la société et lui permettra de répondre aux nombreuses crises qu’elle connaît. À défaut de grandes victoires politiques, on peut agir concrètement, ici et maintenant, pour contribuer à diffuser ses valeurs. Et si on ne change pas le monde, au moins on peut changer son monde… si on en a les moyens, économiques ou culturels.

Cette possibilité donne du sens aux vies de la petite bourgeoisie conscientisée mais, en maintenant l’illusion que ces stratégies sont accessibles à tou·tes et qu’elles ont un potentiel révolutionnaire, elle contribue à neutraliser l’analyse des logiques d’aliénation et des rapports de domination. Devant des perspectives politiques par ailleurs peu réjouissantes, il est tentant de se réfugier derrière cette impression de pouvoir agir pour justifier son abandon de luttes plus ingrates.

Texte écrit pour l’exposition d’Alan Jeuland, « I’m so happy to see you » dans le cadre du PhotoBrussels Festival.

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