Une colère qui se tient sage

La récente mobilisation agricole a emmêlé tous les ingrédients qui caractérisent la France depuis son accélération illibérale : une pauvreté que le travail peine à résorber malgré les promesses renouvelées depuis 2007 de lui redonner sa « valeur » (morale, voire moralisatrice, mais jamais économique) ; la colère à laquelle donnent lieu ces promesses non tenues et le sentiment d’avoir été le dindon de la farce ; l’arbitrage systématique des gouvernements en faveur des classes dominantes.

Tout a été dit sur le revenu agricole mais revenons un peu sur une situation assez difficile à lire. La pauvreté touche une part importante de la profession, elle est d’autant plus amère que les temps de travail sont excessifs mais elle est difficile à estimer car les stratégies économiques des fermes, encouragées par la fiscalité, tendent plus vers la constitution d’un capital que vers une rémunération du travail, vers les investissements matériels plutôt que vers le paiement de cotisations sociales (un geste compréhensible car les professions indépendantes reçoivent très peu de leurs cotisations). Le revenu de « les agriculteurs », catégorie socio-économique censément homogène, est très dispersé, entre des situations de travailleurs pauvres et de véritables fortunes qui dépendent de plusieurs facteurs, les plus évidents étant le type de production et dans une moindre mesure la région. Les céréaliers du bassin parisien constituent des patrimoines qui vont du confortable à l’indécent, pendant que les éleveurs des régions rurales et méridionales sont à la peine. Les deux professions se renouvellent difficilement, la première en raison des coûts d’accès trop élevés hors héritage et la seconde pour sa faible attractivité, en matière de revenu notamment. Quant à la production de fruits et légumes, elle n’assure plus désormais que la moitié de la consommation du pays, notamment en raison de la faible protection des prix agricoles. Les aides de la Politique agricole commune ne tendent pas vers une harmonisation des revenus par type de production, plutôt vers l’augmentation les inégalités. Je résume ici à gros traits le peu que j’ai appris de la consultation des enquêtes Insee. Le principal, c’est que le « revenu des agriculteurs » n’existe pas tant les situations et les intérêts économiques varient dans la profession. Et pourtant il a semblé lors des mobilisations que celle-ci présentait un front commun.

La colère qui s’est exprimée, avec des dégradations matérielles importantes et des menaces intimidantes, tenait pour nombre d’observateurs aux questions de revenu, entre des charges qui augmentent ou sont destinées à augmenter (prix de l’énergie, réforme de la fiscalité du diesel, inflation globale) et des prix payés aux producteurs qui restent faibles ou baissent encore (les consommateurs et consommatrices qui voient leurs courses enchérir apprendront avec amertume, elles et eux aussi, que la valeur est captée par d’autres que « ceux qui nous nourrissent »). La grogne partagée sur le travail administratif, le contrôle et l’inflation de normes (1) n’a été entendue qu’en tant que refus des protections dues à la santé des travailleurs, des habitant·es et des milieux. Il n’était question que de « simplification ». L’association Solidarité Paysans, qui accueille des agriculteurs en difficulté, souvent économique, et les accompagne vers le redressement de leur ferme ou vers une liquidation judiciaire plus propre qu’un coup de fusil dans la grange, n’a pas très bien pris la volonté du Premier ministre de « simplifier » la vie des agriculteurs. Car depuis des années l’association propose sans relâche des simplifications administratives qui ne sont jamais acceptées. Tous les propos ne passent pas la barrière de l’entendement quand a choisi de n’écouter que les intérêts des plus forts et quand la notion de simplification cache mal ce qui est à vrai dire une libéralisation de l’usage de substances dangereuses.

Vendredi 2 février, les annonces gouvernementales de pause dans les plans de réduction de l’usage des pesticides (parce que l’écologie, comme disait l’autre, ça commence à bien faire) ont si unanimement satisfait « les agriculteurs » que les syndicats (la FNSEA et les JA, majoritaires, et leur outsider la Coordination rurale) ont pu renvoyer leurs troupes à la ferme sans plus de dégâts. C’est une colère bien contrôlée. Les jours suivants, quelques mobilisations ont été menées par la Confédération paysanne, un syndicat qui a tissé de nombreux liens avec le reste de la société.

Justement, la société récuse désormais largement ce modèle agricole. N’importe quel parent, qu’il en ait les moyens ou non, souhaite donner du bio à ses gosses et le seul mérite de remplir les ventres à moindre coût est désormais contesté car il ne met plus les millions de personnes les plus pauvres d’entre nous à l’abri de la faim quand beaucoup ne sont plus en capacité de se payer trois repas par jour. Comme dit la blague, non seulement c’est dégueulasse mais en plus les portions sont de plus en plus petites. Et comme ce modèle porte atteinte à la possibilité de continuer à produire à l’avenir, elles seront chaque décennie plus petites. On s’éloigne à grands pas des finalités que le Code rural pose à l’agriculture « d’assurer à la population l’accès à une alimentation sûre, saine, diversifiée, de bonne qualité, en quantité suffisante, produite dans des conditions économiquement et socialement acceptable par tous, favorisant l’emploi, la protection de l’environnement et des paysages et contribuant à l’atténuation et à l’adaptation aux effets du changement climatique » (article L. 1). Cette agriculture ne tient plus que par l’intimidation exercée par les membres les plus influents de la profession et que par la docilité de leurs troupes.

C’est une colère qui se tient sage. Malgré ses manifestations impressionnantes et intimidantes, elle n’a pas fait l’objet d’autant de répression que trois poubelles brûlées dans les cortèges d’un autre mouvement social. On ne saurait demander au ministre de la police de déployer la même violence contre tou·tes les manifestant·es et tant mieux si aucun agriculteur n’y a perdu l’usage d’un œil ou d’une main. C’est plutôt qu’on aurait aimé une aussi belle compréhension devant la colère de celles et ceux qui gagnent petit et qu’on dépossède encore de leurs cotisations sociales et de leurs années de retraite. La conclusion de cette pièce bien rodée n’a laissé aucun doute sur le pourquoi de la mansuétude du ministre, par ailleurs trafiquant d’influence : tant que le syndicalisme majoritaire tient bien ses troupes, tout va bien se passer, la base se fera payer de mots et l’élite verra ses intérêts économiques bien servis, comme toujours dans la France de Macron.

Les agriculteurs se tiennent bien sages, faisant où on leur dit de faire et laissant derrière eux des effluves nauséabonds. Cet épisode commencé comme une jacquerie a donc vu les saigneurs emporter la mise (on ne saurait nommer autrement une caste d’agriculteurs qui se goinfrent en transformant du capital foncier, des produits chimiques, engrais et pesticides, et de l’eau accaparée en gaz à effet de serre, cancers, eau polluée et accessoirement en marchandises sur le marché mondial des céréales). La farce pré-électorale de janvier aura au moins fait apparaître que « les agriculteurs » n’ont pas tou·tes les mêmes revenus ni la même audience et que le gouvernement mène une politique de classe qui sert des intérêts très particuliers et dessert ceux du plus grand nombre, en premier lieu les travailleurs de la terre, mais aussi les mangeurs, nos corps vulnérables aux atteintes des pesticides, pour ne rien dire du reste du vivant. Voilà qui ne pourra pas tenir longtemps. La colère enfle et elle ne saurait disparaître par la satisfaction de revendications qui appartenaient à d’autres.

(1) Le collectif d’agriculteurs et d’agricultrices contre les normes (Hors normes), l’association Écran total qui réunit des personnes de différentes professions dont l’agriculture, les organisations paysannes critiquent à différents degrés et pour différentes raisons les normes, y compris les normes sanitaires et environnementales, dans le même temps qu’elles défendent une agriculture qui nourrit les populations sans les empoisonner. La critique des normes n’est pas forcément le fait des plus pollueurs.

À lire également : « D’autres regards de paysan·nes sur la mobilisation agricole ».

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