La France qui a faim

franceafaim-57be5.jpg, juil. 2023Bénédicte Bonzi, La France qui a faim. Le Don à l'épreuve des violences alimentaires, Seuil, 2023, 448 pages, 22 €

En 2020, la précarité alimentaire explosait, touchant de nouvelles couches de population. La thèse de Bénédicte Bonzi a été soutenue avant, alors que l’aide alimentaire s’était déjà durablement installée dans le paysage français. L’anthropologue a mené un travail de terrain aux Restaurants du cœur, participant à des distributions diurnes ainsi qu’à des maraudes de nuit, quand l’association va auprès de personnes en grande difficulté pour leur offrir des repas chauds. Les distributions concernent plutôt des marchandises à préparer chez soi, elles nécessitent une démarche volontaire et souvent considérée comme humiliante. Bonzi décrit l’ambivalence de cette situation, le témoignage d’humanité dans le don et l’échange qu’il impulse (voir les travaux de Mauss, Godelier et Godbout) mais aussi tout ce qui rend le don amer.

D’abord la conditionnalité, la mise à nu de la personne qui livre les principales données de la vie économique et de la composition de son ménage pour calculer son reste à vivre (ce qu’il reste de son revenu quand on a payé son loyer et ses factures incompressibles) et prouver qu’elle est bien pauvre. Ensuite l’incapacité à rendre quand la position de charité s’impose et va jusqu’à imposer de dire merci, refusant que le merci, possible contre-don, soit vrai car spontané. La piètre qualité des marchandises, qui rend les bénéficiaires malades (un fait prouvé par deux enquêtes successives). Le mépris parfois manifesté par les bénévoles des Restos du cœur, ce dont Bonzi témoigne avec autant de délicatesse qu’elle décrit les comportements des autres bénévoles et des bénéficiaires. L’incapacité de choisir ce qu’on mange, qui est un déni de liberté en soi mais aussi une différence mordante d’avec le sort commun, qui permet bien à d’autres de choisir dans des rayons surchargés. Tout cela constitue non seulement un droit à l’alimentation (1) bafoué mais aussi des « violences alimentaire », concept que l’autrice prend soin de décrire avec précision.

La France qui a faim montre le fonctionnement de l’aide alimentaire en France et ses évolutions. À l’époque de Coluche, l’aide alimentaire distribue des surplus agricoles. Quotas de production obligent, aujourd’hui elle repose sur d’autres sources : les achats de produits très industriels effectués par une agence de l’État avec des fonds européens, d’autres achats effectués par les associations elles-mêmes, toujours à moindre coût, avec les dons en argent des particuliers, et la « ramasse », soit la récupération d’invendus des grandes surfaces. La loi Garot en 2016 a interdit certaines pratiques de gaspillage alimentaire et institutionnalisé la ramasse, permettant la défiscalisation de ce qui est toujours censé être un don. Mais donne-t-on vraiment quand on est payé pour le faire ? Quand ce qu’on donne n’est pas consommable et doit être trié et en partie jeté par les bénévoles, leur imposant un travail supplémentaire et ingrat ? Non seulement l’État est payeur de marchandises dont une partie est de fait jetée mais le plus grand scandale est moral et réside dans la confusion entre lutte contre le gaspillage et aide alimentaire. Est-il moralement juste que certain·es soient nourri·es de ce qui est jeté par d’autres ? Le vrai don ne consiste-t-il pas en un don de ce que l’on consommerait soi-même ? En un don qui est aussi rencontre avec l’autre plutôt qu’en une somme abstraite que les ménages aisés peuvent en partie défiscaliser ?

L’ouvrage rend compte de ces ambivalences de l’aide alimentaire. « L’aide alimentaire à travers le don des bénévoles n’est en rien mauvaise, conclut l’autrice, elle a au contraire su trouver des moyens d’inclure des personnes abandonnées par la société. Si elle contient de la violence, elle n’en est pas à l’origine. De plus, dire que l’alimentation distribuée dans le cadre de l’aide alimentaire est mauvaise appelle une réponse simple : proposer une offre de meilleure qualité. Or, le principal problème n’est pas là. Améliorer l’aide alimentaire (…) n’est toujours pas répondre au droit à l’alimentation. » Comment donc faire appliquer ce droit, jusqu’ici théorique et non-opposable ?

Marcel Mauss, voyant la France adopter la Sécurité sociale, avait apprécié une institution qui n’est certes pas fondée sur le don, créateur de liens sociaux, mais qui offre d’autres perspectives, notamment une plus grande justice. Bonzi participe aux travaux de proposition d’une Sécurité sociale de l’alimentation qui répondrait aux mêmes besoins de justice et de démocratie alimentaire en permettant à chacun·e de recevoir selon ses besoins et de contribuer selon ses moyens, avec de plus l’ambition de changer le modèle agricole. Celui-ci aurait ainsi pour ambition non pas de produire en masse en espérant remplir les ventres au passage mais de répondre aux aspirations des personnes en matière d’alimentation. Cet ouvrage contribue à démontrer l’urgence de ce projet politique. Parfois théorique, parfois sensible dans les échos qu’il donne de ses terrains, riche mais toujours accessible, on y sent la personnalité de Bénédicte, découverte lors de nombreuses interventions, et sa grande délicatesse. Il est regrettable que le livre n’ait pas été édité par les éditions du Seuil avec le même soin que celui que l’autrice a apporté à la rédaction, à partir de sa thèse, d'un ouvrage rigoureux qui invite chacun·e à la réflexion.

(1) Un droit adopté par les Nations-Unies et transcrit en droit français dans le Code rural (une première fois dans son intégrité et quelques années plus tard d’une manière plus faible, ce qui fait l’objet d’un développement du livre).

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