Comment critiquer l’homophobie d’État en Malaisie

Il y a quelques jours, un groupe de rock, The 1975, a défrayé la chronique dans le monde entier après que son chanteur Matty Healy a tenu un discours critique de l’homophobie d’État en Malaisie puis donné à voir un baiser entre hommes, le tout sur la scène d’un grand festival. D’un côté, un trentenaire blanc hétéro britannique défend les droits des personnes LGBT et devant les réactions officielles outragées le groupe annule sa fin de tournée asiatique. De l’autre un ministre musulman justifie l’interdiction de ce concert et de ceux qui devaient lui succéder sur la même scène au nom du respect pour la culture et les usages qui ont cours en Malaisie. Des deux côtés, tout le monde est très fâché et c’est le public qui trinque en étant privé de musique.

Faut-il s’extasier sur le courage du dit chanteur, qui s’était distingué de la même manière à Dubaï et avait reçu le prix de l’allié de l’année décerné par un magasine lesbien ? Ou bien noter le caractère colonial de la dite intervention ? C’est après tout à sa descente de l’avion et longtemps après que le pays avait été intégré à la tournée que le chanteur britannique découvre les lois qui y ont cours et les critique sans aucune perspective historique.

Déplions un peu l’anecdote avant de prendre parti et grattons un peu plus profondément que dans la dépêche d’agence reprise dans beaucoup de journaux français (les journaux anglophones ne font pas mieux). L’Islam est bien religion d’État de la Malaisie et la « sodomie » (sexe oral, anal et « non-naturel », homo- ou hétérosexuel) est punissable de peines de prison effectives. La victime la plus fameuse à ce jour de la section 377 du code pénal malaisien n’est autre que… le Premier ministre actuel du pays, Anwar Ibrahim, condamné en 2000 à neuf ans de prison pour des actes homosexuels (1).

Dans les faits c’est bien l’homosexualité qui est réprimée en Malaisie, et d’autant plus durement dans les États gouvernés par les partis islamistes et quand les personnes mises en cause sont musulmanes. Car d’autres lois encore régulent la sexualité des musulman·es et punissent de châtiments corporels les actes sexuels entre personnes de même sexe, autorisent la polygamie et le mariage d’adultes avec des enfants (les deux restant très rares). Mais ces lois-là ne concernent que la courte majorité musulmane malaise de la population. Les autres habitant·es du pays sont chinois·es, indien·nes, autochtones, sont issu·es de migrations datant de l’époque coloniale, ou bien plus anciennes, et sur elles ne pèsent que des lois civiles héritées de l’ère coloniale.

Il y a malgré cela à Kuala Lumpur, la capitale malaisienne, une vibrante communauté LGBT (2) au sein de laquelle on rencontre des personnes de tous les milieux sociaux, de toutes les ethnicités et qui oscillent entre l’usage d’un vocabulaire que l’on retrouve dans les pays occidentaux et une tradition propre. Même si les personnes musulmanes sont confrontées à une homophobie plus franche, dans mon expérience d’observatrice participante à des groupes de parole de femmes queer en Malaisie l’ethnicité n’est pas déterminante dans le parcours de chacune. Le pays non plus d’ailleurs, j’ai rencontré des personnes LGBT abîmées par l’homophobie de leur entourage partout dans le monde mais particulièrement aux États-Unis, dans les communautés chrétiennes traditionalistes. La Malaisie et les USA ne sont pourtant pas de la même couleur dans les cartes du monde de la tolérance aux personnes LGBT, les États-Unis ne punissant officiellement pas le sexe entre personnes de même sexe (3).

Le chanteur de The 1975, qui venait de découvrir les très gros traits d’une situation malaisienne en fait plus complexe, faite d’interdictions formelles et d’espaces de liberté (4), d’instrumentalisation politique de l’homophobie, a réactivé le cliché selon lequel les sociétés du Sud global, et en particulier musulmanes, seraient particulièrement homophobes. Or c’est un fait bien connu qu’en Asie du Sud-Est les pratiques homosexuelles et la fluidité de genre faisaient partie des usages (5) et n’ont pas fait l’objet de répression ciblée avant la colonisation – par le Royaume-Uni dont les ressortissants distribuent aujourd’hui si généreusement leurs leçons. Ni le rocker occidental ni le ministre malais n’ont raison de réduire la question homosexuelle à un affrontement entre Occident tolérant et Asie hétérosexiste qui devrait protéger sa pureté de la souillure occidentale.

J’avoue que devant ces discours simplificateurs et donneurs de leçons, je préfère encore celui du ministre. C’est son sale boulot. Alors que la posture d’allié m’est devenue insupportable. D'abord parce que dans ce cas précis, les communautés LGBT locales n'ont pas apprécié le sabotage de leur action par un mec blanc hétéro riche dans la force de l’âge se prétendant leur héros. Elles supportent seules le retour de bâton conséquent et le recul d'une cause qui avançait malgré tout. Et parce que la posture de chevalier blanc du personnage ne fait pas oublier qu'il s’est salement distingué à de nombreuses reprises en rigolant à la télé avec un présentateur qui imitait des accents est-asiatiques (oh que c’est drôle), en roulant des pelles à des adolescentes, en ayant de manière assez systématique des relations avec des femmes de moins de 20 ans (après, ça périme), en portant le matériel promotionnel d’un podcast masculiniste et, point Godwin oblige, en faisant sur scène un geste qui a été perçu comme un salut nazi.

À quoi sert son coup d’éclat en Malaisie ? À réactiver la théorie rance du choc de civilisations ou à redorer une réputation ternie par sa bêtise agressive de beauf hype ? Dans les deux cas, la sollicitude pour le sort des personnes LGBT, en Malaisie ou ailleurs, ne sert pas à ça.

(1) Anwar a été condamné en 1999 pour corruption et a purgé cinq ans de prison. Il était alors le dauphin du Premier ministre Mahatir Mohamad et la grave crise économique connue par l’Asie à cette époque a donné lieu à des divergences de points de vue entre les deux hommes. La condamnation pour sodomie de 2000 a été annulée en 2004. Anwar a été de nouveau accusé de sodomie en 2008, alors qu’il était la figure principale de l’opposition. Il a été acquitté puis condamné à cinq ans, en a purgé un et sa participation à la vie politique du pays a longtemps été entravée. Selon une chercheuse française spécialiste du pays, ses pratiques homosexuelles sont connues des services diplomatiques français. Elles sont aussi peu commentées en Malaisie qu’en France la sexualité d’Emmanuel Macron.
(2) J’utilise cette expression car de nombreux articles font allusion à une « vibrante communauté LGBT » à Taïwan, comme si l’annulation par le groupe de son concert de Jakarta (capitale d’un pays peuplé à 80 % de musulman·es) était plus compréhensible que celle du concert de Taipei.
(3) Il y a des personnes abîmées par les LGBTphobies partout et le contexte juridique n’est pas forcément un bon indicateur. L’Indonésie, État séculier, ne punit pas le sexe entre personnes de même sexe (hormis dans la province autonome d’Aceh) et échappe aux doigts pointés par les associations occidentales mais les personnes LGBT y craignent bien plus pour leur sécurité qu’en Malaisie. En 2018, en restant deux mois sur place, il ne m’a jamais été donné malgré mes efforts d’en rencontrer en vue d’un reportage. Le milieu malaisien se cache aussi mais il est beaucoup plus ouvert.
(4) Voir ici pour la description d’un de ces espaces, une manifestation pour les droits des femmes le 9 mars 2019 à Kuala Lumpur, investie par la communauté LGBT locale.
(5) Usages que l’on retrouve aussi bien dans les sociétés indianisées au Ve siècle qu’islamisées à partir du XIIIe.

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