Les classes dominantes sont-elles vraiment écolos ?

Voici le texte d’une rencontre tenue à Grenoble dans les locaux d’Antigone avec les Amis du Monde diplomatique le 22 mai 2023. Par « classes dominantes » j’entends dans la première partie de mon propos ces classes qui ont un capital, économique, social ou culturel, qui leur permet de dominer symboliquement les classes qui en sont moins dotées sans pour autant déterminer l’action des États ni avoir un pouvoir économique qui leur permet de peser sur l’ordre des choses.

Ces classes intermédiaires, qui reçoivent assez de bénéfices de leur situation sans avoir de pouvoir autre que symbolique, sont-elles écolos ? Et d’abord, les classes dominées sont-elles anti-écolo, comme des clichés tenaces le répètent ? Lors d’une des rencontres autour d’Égologie, une jeune femme blanche de cité témoignait de sa découverte de l’écologie et des réponses de ses ami·es : l’écologie, ce n’est pas pour des gens comme nous. C’est pour des gens qui ont les moyens de s’équiper d’un vélo électrique en plus d’une voiture indispensable, d’acheter toutes sortes de marchandises qui ne sont pas produites au moindre coût pour les masses mais que l’on peut payer plus cher quand on est convaincu·e de leur valeur ajoutée sociale ou écologique. Il faudrait avoir un certain niveau d’aisance économique pour être écolo, idée reçue également valable à l’international, dans le contexte du développement. Les Gilets jaunes se sont bien levés contre la fiscalité écologique, qui touchait de plein fouet celles et ceux qui n’ont souvent pas eu d’autre choix que d’éloigner leur résidence de leur emploi, ou travaillent dans des zones spécialisées loin des zones de résidence, quand la voiture n’est pas leur outil de travail et cela démontrerait leur manque d’intérêt pour l’écologie. Les personnes qui ont un logement proche d’un centre-ville où elles exercent un emploi de service et qu’elles peuvent rejoindre tous les matins à vélo peuvent se permettre d’ignorer de telles contraintes.

Dans les organisations qui s’intéressent aux questions de démocratie alimentaire et d’accessibilité à une alimentation choisie, il y a beaucoup à revoir sur la manière dont certain·es consommateur·ices et paysan·nes surestiment la capacité de choix des plus pauvres qui consomment plutôt des produits discount. Là s’affrontent des ethos de classe très marqués : « ça ne coûte pas si cher de bien manger » ou bien « comment laver les légumes de son panier d’Amap quand on habite dans 11 m² » ? Il est possible d’identifier encore d’autres problèmes que le simple manque d’argent, certains concernant spécifiquement les plus pauvres : manque de temps pour cuisiner, besoin de produits physiologiquement satisfaisants (sucrés et gras) quand on a des vies plus stressantes ou qu’on veut faire plaisir aux gosses par ailleurs privé·s de plein d’opportunités et, quand on se sent rejeté·e, besoin d’une consommation très normée, comme celle de Nutella (un des produits les plus consommés en France, qui offre un sentiment d’appartenance au reste de la communauté). Tout le monde ne peut pas faire comme ma colocation décroissante et fauchée où l’on mangeait bio pour vingt euros hebdomadaires par personne, panier accessible compris (c’était un dispositif régional pour l’accessibilité alimentaire dont nous bénéficions au titre des minima sociaux mais il n’y en avait pas pour tout le monde, il fallait arriver prem’s au début de l’année). Et pourtant les aspirations existent. Dans le documentaire Douce France de Geoffrey Couanon (France, 2020), où des lycéen·nes racisé·es d’une banlieue éloignée rêvent de trading et de bling-bling, une maman regrette de ne pas pouvoir acheter bio pour ses gosses. Moins anecdotique, une étude récente de l’Iddri montre que les aspirations à la consommation alimentaire durable (local, bio) sont présentes dans toutes les classes sociales.

Les plus pauvres d’entre nous ne manquent pas d’aspirations mais bien de moyens pour s’engager dans des gestes écologiques iconiques. Est-ce que pour autant ils et elles polluent plus que les autres ? L’impact écologique étant tendanciellement corrélé au revenu, c’est encore un cliché. Une vidéo de Groland, il y a presque quinze ans, sonne encore juste aujourd’hui : le faux reportage compare un pauvre qui pollue et un plus riche vertueux qui s’achète tous les gadgets électriques (ça ne pollue pas… non, presque pas !) et met des panneaux photovoltaïques sur son toit pour ensuite aller récupérer de ses efforts en week-end à Marrakech. Pré-Covid, la journaliste Pascale Krémer avait posé à des militant·es écolos et petits-bourgeois·es conscientisé·es la question de leur consommation de trajets en avion et beaucoup de réponses embarrassées refusaient de se priver d’un beau voyage aéroporté par an, une habitude totalement dispendieuse et insoutenable au regard de la crise climatique.

En revanche les petits gestes et la conformité à certaines icônes du développement durable donnent le droit d’utiliser l’écologie pour masquer son mépris de classe. C’est ce que font les habitant·es d’un éco-quartier étudié par le géographe Matthieu Adam et qui jouxte un quartier populaire. Le face à face est difficile et les plus riches condamnent les comportements des habitant·es historiques plus pauvres au nom de l’écologie alors qu’avec leurs voitures toujours neuves, leurs maisons chauffées à 20°, leurs vacances en avion et leurs week-ends en TGV, les membres de la petite bourgeoisie écolo polluent plus que les prolos.

Il serait dommage de s’en tenir là et d’oublier un tableau un peu plus large : celui des classes réellement dominantes et leur rapport à l’écologie. Là il est question des 10 % qui déterminent les politiques publiques, des 1 % les plus riches, des actionnaires des plus grosses entreprises. Dans le lot surnagent quelques portraits d’écologistes sincères, grand bien leur fasse. Leonardo DiCaprio s’est engagé avant que l’écologie soit à la mode mais il loue des yachts de luxe pour ses vacances. Barbara Bush, épouse de George H. et mère de George W., a toujours fait manger bio à sa famille. Mais par ailleurs elle appartient à une dynastie qui pousse un modèle agricole énergivore et qui n’a pas vocation à nourrir.

Quand les plus riches font dans l’écologie, ça donne quoi ?
D’abord diffuser des imaginaires qui ne permettent pas de se saisir comme il le faudrait des questions écologiques et de les politiser. Mickaël Correia, dans son ouvrage Criminels climatiques, montre par exemple comment le focus sur l’empreinte carbone individuelle a permis d’éviter le constat d’une organisation sociale défavorable à la sobriété, produisant à la place des injonctions faites aux plus pauvres, mettez un pull et finissez votre assiette.
L’écologie des riches, dénoncée par le politiste Peter Dauvergne, montre la responsabilité des plus grandes ONG de préservation du milieu naturel au service de la vision écologiste du capital, un répertoire de consommation plus vertueuse, où la moindre baisse d’impact d’un produit de très grande consommation est célébrée comme une victoire. C’est une sorte de greenwashing presque anodin au regard des grands récits qui monopolisent le débat public : pour atténuer la crise écologique, qu’on sait désormais ne plus pouvoir éviter, toute une économie high-tech, toute une finance verte nous permettraient de découpler croissance économique et impact écologique. Le contraire est pourtant bien documenté par l’économiste Hélène Tordjman dans La Croissance verte contre la nature, par l’ouvrage collectif Greenwashing, co-écrit par des universitaires et des praticien·nes du domaine (il est sorti en poche, c’est l’occasion) ou par la méta-étude d’un groupe d’économistes parmi lesquel·les Timothée Parrique. La compensation carbone, le passage à des objets électriques ou à des carburants d’origine végétale ont des impacts écologiques ou sociaux désastreux (pour ne rien dire des doux rêves comme l’économie hydrogène, comme si ce gaz était une source d’énergie). Ces stratégies au fond peu rationnelles n’ont d’autre but que de valider les activités des plus gros acteurs économiques et si possible de les concentrer encore plus.
Édouard Morena a consacré un livre entier aux stratégies climatiques des très riches et il montre que depuis vingt ou trente ans leurs actions charitables servent toujours à rendre leurs activités économiques encore plus profitables.

Et puis, tout simplement, ceux qui nous gouvernent savent faire des pauses quand ils estiment en avoir fait assez pour le climat, comme en ce moment Macron et Borne, ou passer en force comme Total, en Russie ou en Ouganda, pour imposer des projets incompatibles avec une trajectoire climatique vivable.

Si aujourd’hui la petite bourgeoisie écologiste a une bonne conscience en toc, ce n’est pas qu’un épiphénomène digne de chroniques radio rigolotes ou d’interventions énervées comme celles-ci, c’est replacées dans le cadre plus large des évolutions d’un capitalisme déjà menacé par la crise écologique mais qui a fait le choix de n’y apporter que les réponses défaillantes qui l’arrangent. Pour que notre monde reste vivable, il faudra apporter d’autres réponses.

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