Quel déclin ?

L'extrême droite française fait ses délices de la notion de déclin, celui-ci étant toujours mis sur le compte des minorités, en particulier ethniques. Faisons-nous, nous qui sommes attaché·es à des valeurs égalitaires, émancipatrices et à la réconciliation avec notre milieu naturel, le même constat ? Oui et non. Et pour nous les causes sont absolument différentes.

Quand j’étais enfant, la France était la quatrième puissance mondiale. Ce n'est plus le cas aujourd’hui. Faut-il s'en chagriner ? La petite place qu'elle occupe sur un planisphère et sa démographie justifient qu’elle ne soit pas une grande puissance. Ce qui est plus inquiétant, c’est la perte de ses capacités de production et sa dépendance toujours accrue à celles de pays concurrents, nous le verrons plus tard. C’est aussi la paupérisation de ses habitant·es, appauvri·es par une conjonction de facteurs.

Paupérisation générale

Si des Français·es caracolent en tête des classements mondiaux des plus grosses fortunes, en France le sentiment d’un déclassement et de baisses de revenu se généralise. Il ne tient pas forcément à l’évolution du revenu en tant que tel, même si les 10 % les plus pauvres se sont appauvri·es depuis 2008 pendant que le revenu médian augmentait. La paupérisation plus globale que nous ressentons est liée à l’augmentation de certaines dépenses ainsi qu’à la baisse de ressources mises en commun. L’inflation actuelle, tirée par les coûts de l’énergie et les produits agricoles, marque les esprits mais les dépenses de loyer et les difficultés d’accès à la propriété n’ont cessé de croître depuis plus de vingt-cinq ans par manque de régulation des loyers et financiarisation du secteur immobilier.

La part socialisée du salaire, elle, ne cesse de baisser. Depuis un an pas moins de deux réformes (sans compter les nombreuses précédentes) ont souhaité mettre à mal les droits au chômage et à la retraite. Or ce sont bien des rémunérations indirectes, dont sont privées les personnes qui les ont gagnées pour que leurs employeurs puissent se voir exonérés de cotisations sociales.

Une autre part des richesses que nous produisons contribue à nos services publics. Sous-financés, moins efficaces ou moins accessibles, leur état dégrade nos vies et engage des dépenses individualisées. Cette logique d’austérité fait des ravages dans tous les secteurs. Dans le domaine des transports, les fermetures de lignes de train ne laissent pas d’alternative, ou alors une alternative bien moins rapide et moins confortable à la voiture individuelle. En région parisienne, le sous-financement chronique du réseau explique les nombreuses pannes qui émaillent la vie des usagèr·es et font croître depuis des décennies le temps de transport, l’incertitude et l’inconfort. Nos vies quotidiennes se dégradent et, même sans cette considération pour nous et notre confort, cette situation impacte la capacité des gens à simplement aller travailler.

Le droit à l’éducation supérieure pour les bachelièr·es, bien que constitutionnellement garanti, n’est plus effectif et la qualité de l’éducation secondaire se dégrade faute de moyens. Les enseignant·es sont déclassé·es et la perte en quarante ans de la moitié de la rémunération engage celles et ceux qui le peuvent à quitter ou éviter la profession. Dans nombre de professions la dégradation des conditions matérielles s'accompagne d'une perte de sens mais l'éducation, c'est un pari sur l'avenir qui semble lui aussi sous-investi (1).

C’est dans le domaine de la santé que la situation est la plus poignante. Un sous-investissement de plusieurs décennies dans les études médicales ont étendu les zones dans lesquelles l’accès aux soins est entravé. Jadis campagnes reculées, les déserts médicaux sont aujourd’hui des grandes villes : au Mans il est impossible de prendre un rendez-vous pour une carie, à Nantes l’accès à un médecin traitant n’est plus garanti. Dans quel monde faut-il vivre avec une douleur dentaire déchirante ? Dans le nôtre. Les étudiant·es qui n’ont pas eu le courage de faire médecine, celles et ceux qui ont échoué en première année sont-ils et elles trop bêtes, la France est-elle peuplée d’imbéciles incapables de faire des études médicales ? A-t-elle moins de ressources que la Roumanie par exemple, dont elle attire les médecins, pour former ses propres soignant·es ? Quant à l’hôpital, il est étranglé par des logiques financières et beaucoup a été dit sur son délabrement, pré-Covid et depuis. Notre société, qui a tous les moyens de bien soigner, refuse de les dédier à cela.

« Souveraineté » partout, souveraineté nulle part

Il n’est question que de souveraineté dans les discours politiques, particulièrement à droite et à l’extrême droite. En agriculture par exemple, les bénéfices de la balance commerciale de la France s’érodent peu à peu. Le journaliste Marc Endeweld note que la France exporte des pommes de terres et importe des chips. L'agronome Matthieu Calame parle à ce sujet d'un échange inégal, comme pendant l'époque coloniale, avec la particularité d'être abondamment subventionné par la partie exploitée (2). Les quintaux de céréales ne compensent pas les importations de fruits et légumes (nous ne produisons plus que la moitié de ce que nous consommons). Les plaintes d’un récent rapport sénatorial, en voie d’être traduit en loi ce printemps malgré ou en raison de ses outrances, font état de trop de contraintes pesant sur le monde agricole. Le travail y est trop rémunéré selon les sénateurs (voir notre point précédent pour une réponse) et les instruments de protection du milieu et de la santé humaine impactent trop les coûts de production. Or la France est le troisième pays le plus permissif de l’Union européenne en matière d’utilisation de pesticides et les aspirations du plus grand nombre vont plutôt vers une agriculture de qualité, qui contribue aux économies locales, respecte la santé humaine et le bien-être animal.

40 % d’entre nous n’ont pas les moyens économiques de choisir leur nourriture mais nos déclinistes de droite, pour qui nos vies importent peu, ne proposent rien d’autre qu’un cercle vicieux de paupérisation, prenant acte de celle des consommateurs·rices pour appauvrir les travailleurs·ses et ainsi de suite, sans considération non plus pour notre capacité nourricière envisagée sur le temps long. Ils oublient étrangement un des paramètres de l’équation, l’énergie très chère et importée sous forme d'engrais qui est nécessaire à notre « puissance agricole ». Une puissance aux pieds d’argile, qui s’adapte mal au changement climatique (3) et n’imagine ni l’impact écologique ni la faible disponibilité des ressources matérielles nécessaires pour l’agriculture connectée, seule perspective « écologique » des classes qui dominent le secteur agricole. Pendant ce temps, les acteurs qui pensent la transition écologique reçoivent des miettes de subventions, ce qui ne les empêche pas de se demander comment concilier les coûts de production plus élevés de leurs modes de production et les budgets très contraints des ménages. Serait-ce par une meilleure prise en compte des coûts cachés de l’agriculture sur la santé humaine et sur les écosystèmes ? Ou par la socialisation de budgets alimentaires ?

On entend plus rarement ces déclinistes, qui souhaitent manger français, croyant peut-être défendre le bon gars agriculteur du coin, s’inquiéter du fait que nous dévorons nos terres agricoles et les artificialisons sans regret, ou que l’agriculture familiale cède peu à peu la place à une agriculture de firme. La terre, encore majoritairement propriété familiale, voit ses prix croître. Elle est de plus en plus difficilement accessible à des personnes qui souhaitent la cultiver et passe peu à peu dans les mains de grosses compagnies. Si cette structure de propriété s'impose, les entreprises en question seront indifféremment françaises ou étrangères. Elles ne seront pas plus attentives aux attentes des mangeurs et mangeuses, auront encore moins de souplesse que les agriculteurs et agricultrices d’aujourd’hui pour s’adapter à un contexte écologique fait de beaucoup d’incertitudes. Pour répondre à tous ces enjeux, il ne suffit pas de se renommer « ministère de la souveraineté alimentaire » (voir ici la définition de cette notion, issue du mouvement paysan).

La souveraineté énergétique fait l’objet des mêmes discours. La droite et l’extrême droite déclinistes ne jurent que par le nucléaire français : des approvisionnements en uranium importé du Canada, de l’Australie ou du Tadjikistan, des centrales sous licence états-unienne (et bientôt italienne), cette souveraineté n’est que de façade. Et pour répondre à nos besoins, toujours plus grands en raison de l’électrification des usages (tout ce qui est électrique est désormais « vert »), le grand programme macronien de construction de réacteurs surdimensionnés fait piètre figure, n’étant pas financé comme le premier programme le fut dans les années 1970 et 1980. Les gisements les plus importants sont bien dans les économies d’énergie et la sobriété mais ils ont le tort de ne pas servir d’intérêts puissant. Le nucléaire, facteur d’indépendance de la France et premier outil de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, est plutôt victime du changement climatique et des sécheresses, ainsi que des politiques néolibérales qui rendent impossible toute planification de l’activité économique. Si je tenais aux capacités de production nucléaire françaises, je m’inquiéterais.

De l'argent, il y en a...

La désindustrialisation de la France est désormais flagrante, au point que c’est avec Malte et le Luxembourg (tourisme et banques) un des pays d’Europe les moins en capacité de produire les biens dont il a besoin. On a vu pendant la crise sanitaire de grands discours sur le danger d’être si dépendant·es des chaînes logistiques et de savoir-faire aussi éloignés mais les subsides de l’État, censés soigner ce mal, ne s’accompagnaient d’aucune obligation de production. Et au lieu d’assurer des marchés aux entreprises qui se proposaient de produire, au lieu (rêvons un peu) de se poser la question de ce dont nous avons besoin (ça par exemple) et de la mettre en balance avec l’impact écologique de cette production, on les a toutes arrosées sans distinction. Chaque épisode de désindustrialisation-réindustrialisation ne montre qu’une chose : une industrie sous perfusion, des entreprises mercenaires qui prennent les subsides puis s’en vont.

La France est-elle un pays si hostile aux entreprises, comme le dit le récit libéral, qu’il faille subventionner à tour de bras celles qui daignent s’installer chez nous tant qu’elles sont grassement rémunérées ? C’est le récit souvent servi par les élites économiques mais selon les experts qui accompagnent les entreprises étrangères en France, le plus grand défaut du pays aux yeux de leurs dirigeants, ce n’est pas un taux d’imposition élevé mais des politiques économiques très instables, qui rendent difficile de se projeter à long terme et de faire des projections à quelques années.

Pré-Covid, les aides publiques aux entreprises s’élevaient à environ 157 milliards d’euros en 2019, sous prétexte de compétitivité, d’emploi, d’investissement ou d’innovation, et quand bien même les résultats ne seraient pas au rendez-vous, comme on le constate depuis la mise en œuvre du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi.

L’emploi a bon dos. Dès que se profile un début de plein emploi, soit une situation dans laquelle une armée de chômeurs·ses n’attend pas à chaque porte et où il faut prendre la peine de recruter, patrons et ministres poussent des cris d’orfraie. Même logique en matière d’écologie comme de social : il fallait produire pour créer des emplois manquants, à n’importe quel coût. Ces politiques de prédation organisée de nos richesses collectives, de dégradation du milieu, de dégradation des conditions de travail et de sa rémunération étaient justifiées par le chômage mais qui aujourd’hui croit encore qu’elles étaient faites pour nos besoins ? Les moindres désagréments des recruteurs commandent une réforme violente du chômage et le service du travail obligatoire pour les personnes au RSA.

C’est un tableau bien connu que celui du néolibéralisme : l’État est en apparence hostile à ses interventions et bien décidé à se priver de beaucoup de ressources, il sait néanmoins distribuer avec largesse celles sur lesquelles il a la main. Comment ne pas y voir une politique de classe, simplement dictée par l’avidité des plus riches qui en profitent ? Les études des organismes internationaux (OCDE, FMI, Banque mondiale) se succèdent pour récuser la pertinence de ces politiques. Elles demeurent malgré tout, privées d’appui théorique mais toujours soutenues politiquement, y compris par les dits organismes internationaux. La farce française est à peine différente de celle qui se joue dans des pays aux caractéristiques parfois bien différentes, chacun se plaignant de son propre déclin et cherchant des boucs émissaires pour le conjurer.

La diversion fascisante

Pourquoi, comment ces politiques néolibérales tiennent-elles encore, alors qu’elles ont aussi perdu tout soutien démocratique ? D’abord nos sociétés n’ont pas de caractère bien démocratiques. Et partout dans le monde, les crispations ethniques ou religieuses permettent d’éluder le problème aux yeux des masses en trouvant d’heureuses diversions. Partout, de pays pauvres où le niveau d’éducation est très faible jusqu’à la Scandinavie, l’extrême droite accède au pouvoir en ne proposant rien d’autre que des boucs émissaires (populations d’origine étrangère et/ou pauvres qui se comporteraient mal et/ou ennemis politiques intérieurs, au choix). La France n’est pas de reste avec sa religion de la laïcité et un président qui instrumentalise le fascisme, se faisant tantôt rempart contre l’extrême droite et tantôt la banalisant en la renvoyant dos à dos avec la social-démocratie. C’est un drôle de jeu que joue Macron, dans lequel depuis les débuts de son mandat il est possible de voir nombre de convergences avec les régimes illibéraux.

La logique du bouc émissaire marche bien et les musulman·es (ou personnes supposées telles) en savent quelque chose. Leur adhésion bien réelle aux « valeurs de la République » ne change rien aux traitements que leur infligent la dite République, ils et elles continuent de nous donner des leçons d’universalisme. Le macronisme, et avant lui d’autres idéologies françaises rances, sont gourmandes de clivages artificiels pour faire oublier leur politique de classe. Après l’éco-terroriste, qui sera le prochain bouc émissaire ?

Autant ces gouvernants sont faibles démocratiquement et peinent à rassembler, autant ils s’acharnent à cliver la société pour qu’elle soit incapable de leur tenir tête. Et quand ça ne suffit pas, il leur reste la force. La police est équipée comme une armée, sauf que l’ennemi, c’est nous. L’État, lui, ne décline pas, il se renforce et se prépare à une gestion militaire de conflits qui devraient être assumés politiquement. Le « processus de décivilisation » dénoncé par Emmanuel Macron et dans lequel chaque Dupont-Lajoie est invité à reconnaître l’objet de ses hantises minuscules, c’est plutôt cette perte de capacité à proposer un destin collectif, la mise en commun de ressources, la protection des plus faibles et le choix de la défense de nos vies, de nos lieux de vie, contre les intérêts des plus riches.

(1) En Malaisie j'ai pu constater à quel point le niveau d’éducation faisait la différence entre pays riches et pays moins développés.
(2) Appeler les bassines de la mal-adaptation aux nouvelles conditions climatiques, c’est leur faire encore trop d’honneur. Ce sont des dispositifs d’évitement de l’interdiction du prélèvement d’eau en été, comme il existe des dispositifs d’évitement du paiement de l’impôt, soit des illégalismes légaux.
(3) Les marchés que nous prétendons dominer en leur fournissant volailles, porcs et céréales exploitent en fait subventions agricoles et terres, aux dépens de la qualité de notre milieu.

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