Nos plus belles leçons d’universalisme
Par Aude le lundi, 5 avril, 2021, 20h10 - Textes - Lien permanent
l y a quelques jours, la polémique a fait rage autour du montage des extraits les plus racistes d’une émission des années 1990 mettant en scène une jeune femme noire dont le rôle était celui d’une potiche ironique. À propos de l’une des séquences, où celle-ci était comparée à un singe (oui), celle-ci prenait la parole en 2021 pour dire que l’ambiance dans l’équipe était très sympa et que c’était sa propre blague qui avait été utilisée dans l’émission. Les anti-racistes, qui avaient condamné les propos, étaient alors renvoyé·es à leurs pénates par les anti-anti-racistes (que j’appellerai ici pour simplifier : les racistes (1)) au motif que ce n’est pas raciste et Pepita en est juge puisqu’elle-même est une des « personnes les premières concernées ».
Contrairement à une majorité de personnes dont je partage l’engagement féministe ou les idées anti-racistes, je suis critique de la notion de « personnes les premières concernées » dont il faudrait sanctuariser les prises de position. Je ne propose pas non plus d’ignorer leurs propos mais de leur accorder une considération particulière car ils enrichissent considérablement le débat et car ils témoignent de situations en première ligne qui peuvent être douloureuses et qu’il appartient aux autres, dans une société démocratique, de ne pas négliger. Mais les sanctuariser ? Non, car non seulement ces personnes ne constituent pas un groupe homogène (dont tous les membres auraient le même statut social, le même revenu, le même lieu de résidence, la même nationalité, etc.) qui parlerait d’une seule voix mais surtout elles ont le droit, comme n’importe qui, d’avoir des idées qui leur sont propres, au-delà de l’expérience, singulière ou partagée, qui reste un substrat de notre pensée.
En faisant des propos de Pepita l’alpha et l’oméga des effets du racisme sur les personnes qui le subissent, les racistes se complaisent paradoxalement dans le fétichisme des « personnes les premières concernées » et ignorent les autres personnes qui peuvent être blessées par la comparaison entre les personnes afro-descendantes et des singes. Rien à voir selon eux avec Christiane Taubira comparée à un singe, avec Nicolas Sarkozy confondant « dix petits nègres » avec « dix petits singes » (2), rien à voir non plus avec tous ces enfants noir·es traité·es de singes dans les cours de récréation.
Voilà une drôle de leçon d’universalisme offerte par les réacs de tout poil qui aiment prendre à défaut les anti-racistes et les accuser en vrac de complaisance, de séparatisme et même de complicité avec le terrorisme djihadiste (et j’en profite pour répéter que si cet élément de langage est passé dans la bouche de l’odieuse Vidal directement depuis le Rassemblement national qui le déploie depuis maintenant deux décennies, c’est bien le président-philosophe libéral Macron qui a imposé l’idée en plein mouvement #BlackLivesMatter, faisant un énième marche-pied au parti auquel il souhaite se confronter aux élections parce que c’est son seul argument de vente – mec, tu es du caca (3)).
Pepita n’est pas qu’une des « personnes les premières concernées », c’est une femme noire mais aussi une femme qui fait des choix, respectables ou condamnables une fois prise en considération la contrainte bien spécifique qui pèse sur elle. Quand d’autres personnes noires la traitent de « négresse de maison » (faisant allusion aux domestiques assigné·es à des tâches moins pénibles que dans les champs pendant la période esclavagiste), elles la rendent responsable de ce choix. Mais quand les racistes la confondent avec l’ensemble des personnes noires qu’elle est sommée de représenter, ils et elles naturalisent complètement le fait qu’elle est noire, en suggérant que toute déviance d’avec la parole noire ainsi incarnée (comme ça les arrange) en la personne de Pepita est du « militantisme ». Or n’importe quelle personne noire a droit à ses opinions propres, à son expression singulière, a le droit d'être militante de la cause qu'elle choisit et doit comme tout le monde rendre des comptes à ce sujet. C’est bien ce que nous ont rappelé d’autres personnes noires qui ont fait des choix différents, nous offrant ainsi une vraie leçon d’universalisme.
Autre leçon d’universalisme, celle des personnes perçues comme musulmanes et renvoyées à cette seule identité, quand bien même elles seraient athées, d’une autre religion, peu pratiquantes ou bien franchement observantes. (Nejib Sidi Moussa, auteur de La Fabrique du musulman (4), typographie cette identité supposée par l’autre avec une majuscule… j’aime bien l’idée mais je suis un peu rigide sur la typo alors je garderai une périphrase.) J’ai dans mon entourage assez peu de personnes françaises musulmanes ou supposées l’être, je découvre donc leur expérience avec beaucoup d’intérêt quand j’en ai l’occasion, notamment dans le podcast « Kiffe ta race » animé par Rokhaya Diallo et Grace Li. (Les émissions sont pour la plupart très intéressantes, nourries de l’expérience, de la réflexion ou des recherches de personnes qui vivent ou étudient le racisme, et en plus c’est drôle et sympa. Diallo n’a rien à voir avec le monstre djihadiste séparatiste caricaturé par l’extrême droite, ces émissions donnent bien plus envie d’aller dîner avec elle et sa comparse Li qu’avec Raphaël Enthoven.)
Et j’entends ces personnes supposées musulmanes dire qu’elles font l’objet de supposition d’adhésion avec les tendances les plus intégristes de l’islam. Comme ça, d’emblée, pour un prénom arabe, un phénotype méditerranéen ou un voile. Et ce dès les premières manifestations suite à l’attentat contre Charlie Hebdo où certaines d’entre elles ont été stigmatisées, voire exclues alors qu’elles en partageaient le message : lecteurs et lectrices ou pas de Charlie Hebdo, elles étaient venues dire non au terrorisme au même titre que des personnes qui n’ont aucun lien avec l’islam. Ces témoignages ont été diffusés en 2015 et après, Fatma Bouvet de la Maisonneuve en témoigne également ici.
Des chercheurs/ses avec des affiliations académiques non-françaises (Francesco Ragazzi, Amal Tawfik, Sarah Perret et Stephan Davidshofer) ont pu étudier les Français·es supposé·es musulman·es et leur rapport à ces fameuses « valeurs de la République » complaisamment affichées par les gouvernements alors que question liberté, égalité et fraternité (disons solidarité) ils se chient dessus. Et ces Français·es partagent avec la population générale la même adhésion massive (ou pas) envers les valeurs et les institutions. Alors que les gouvernements d’extrême droite modérée ou plus dure qui se succèdent en France depuis Sarkozy créent un ennemi de l’intérieur en prétextant lutter contre quelques officines intégristes ou djihadistes (ce n’est pas la même chose), la conclusion de cette étude est que ces officines « sont des groupements et des réseaux qui ne représentent qu’un très petit nombre d’individus. Il n’y a pas, en France, de rejet des valeurs et des institutions de la République par une majorité de musulmans. Il faut plutôt faire le constat inverse, celui d’une adhésion massive. Il y a en revanche un fort sentiment de discrimination des populations musulmanes, auquel contribuent, partiellement, les politiques antiterroristes. » La confiance que ces Français·es musulman·es ou supposé·es l’être font à la République est « d’autant plus surprenante que les musulmans déclarent dans le même temps se sentir discriminés, bien plus que le reste de la population (58 % du groupe des musulmans contre 27 % des non-musulmans) ». On va dire, là aussi, qu’il s’agit d’une belle leçon d’universalisme.
Finissons avec l’auteur qui a donné à la France ses plus cuisantes leçons d’universalisme, à savoir Frantz Fanon. Psychiatre, confronté à des troubles mentaux chez les « indigènes » de l’Algérie coloniale, celui-ci les a mis sur le compte du racisme sous sa forme coloniale. Il faut se rappeler, loin de l’hagiographie républicaine, que la France n’appliquait aucun universalisme dans ses colonies puisque ses administré·es non-issu·es de métropole y avaient un statut inférieur aux citoyen·nes français·es, statut défini dans le code de l’indigénat. Fanon, observant les dégâts que produisent le mépris institutionnalisé et les inégalités de condition, met la France au défi de l’universalisme. Mais je doute qu'il s'agisse d'un universalisme de façade qui se satisferait d’une égalité de jure pendant que les discriminations racistes se voient donner libre cours, dans les actes de la vie quotidienne, dans les médias, dans le service de l'État par des fonctionnaires. Ce serait plutôt une véritable égalité de tou·tes et tous.
Achille Mbembe, dans l’émission consacrée à Fanon ce lundi 5 avril, explique que « Fanon est un des grands philosophes de l'anti-différence. Il ne croit pas en la différence. Césaire, dans son dialogue avec Françoise Vergès, déclare "Nègre je suis, nègre je resterai" : c'est quelque chose que Fanon ne dirait pas du tout. Il dirait "Je suis un homme comme tous les autres", dans une pensée d'une universalité radicale. Chez lui, le Noir n’existe pas, le Blanc n’existe pas non plus. » Mais cette égalité ne se décrète pas, elle se constate. Ou non.
Et la productrice de l’émission de suggérer lourdement à Mbembe, qui le refuse, que Fanon n’aurait jamais, au grand jamais, recouru aux groupes de parole non-mixtes dans ses pratiques thérapeutiques ou militantes… Personne ne peut supputer ce qu’aurait fait Fanon, mort en 1961 et qui aurait aujourd’hui 95 ans. Et je suis mal placée pour donner mon avis, n’ayant lu qu’une fois Peau noire, masques blancs (Le Seuil, 1952) mais il me semble que le souci des autres dont témoignent et les écrits et la pratique médicale de Fanon ne l’aurait pas empêché d’utiliser un outil qui marche. Même dans les cercles militants, les groupes de parole non-mixtes ont une valeur thérapeutique, c’est ce que j’ai vécu en groupe de parole de femmes. À partir de nos expériences singulières, teintées d’échecs personnels et de culpabilité, nous prenons conscience que nos vécus ne sont pas que singuliers mais qu’ils correspondent à une expérience sociale qui est celle de la discrimination, formelle dans le cas des patient·es algérien·nes et plus insidieuse aujourd’hui, donc d’autant plus difficile à nommer et à comprendre. C’est un pas important pour réclamer l’égalité des droits et des conditions.
Celle-ci peut se traduire dans une uniformité rigide, ignorante des histoires des un·es et des autres (auquel cas ce lundi 5 avril serait un jour travaillé comme les autres et pas chômé au nom d’une fête chrétienne), ou bien dans le respect de nos différences, qui ont de quoi enrichir autre chose que nos menus (5). Ce que disent les personnes victimes aujourd’hui de racisme, renvoyées à une identité qui leur est assignée de gré ou de force, c’est que ces discriminations qu’on feint de ne pas voir parce qu’elles sont interdites en droit existent bel et bien. Nous pouvons persister à le nier mais je ne suis pas convaincue que discréditer d’emblée des personnes qui mettent à mal un récit qui en réconforte d’autres, ce soit un premier pas en faveur de l’égalité entre les personnes.
(1) Nier le racisme alors qu’il est parfaitement décrit par les sciences sociales, c’est de l’aveuglement ou le désir du statu quo aux dépens des personnes lésées. Quand les attaques envers les militant·es sont aussi nombreuses et délibérées, il est impossible de se cacher derrière la bêtise, l’inculture ou la pensée-réflexe (même si c’est l’impression que donnent les tweets de Raphaël Enthoven) ; ce n’est pas de l’idiotie, c’est la volonté de voir persister une situation qui nuit aux personnes qui la subissent et cela constitue du racisme.
(2) Le titre du livre d’Agatha Christie a été débarrassé de l’allusion à « dix petits nègres » dès sa deuxième édition anglophone dans les années 1940 et les éditeurs français en ont pris enfin acte dans la deuxième décennie du XXIe siècle.
(3) « Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux. » Emmanuel Macron, 11 juin 2020.
(4) La Fabrique du musulman (Libertalia, 2017) rappelle quelques vérités très utiles mais se perd dans le raisonnement par proximité. J’étais présente lors de la manifestation contre l’islamophobie du 21 mars 2021 à Paris mais cela ne constitue qu’une adhésion globale avec le mot d’ordre, pas avec 100 % du texte d’appel et encore moins avec les faits et gestes des autres participant·es que pour la plupart je ne connaissais pas. On ne pourrait plus manifester s’il fallait adhérer pleinement à chacune des organisations présentes !
(5) Encore présente en Amérique latine et Caraïbes, océan Indien et Océanie, où vivent des citoyen·nes français·es qui ne lui ont pas demandé de venir, la République ne peut demander à tou·tes l'observance de traditions d'un petit bout d'Europe occidentale. Elle est de facto plurielle, en raison de son histoire coloniale. (Merci R. Diallo pour le rappel.)
Commentaires
"L’universalisme oui, mais lequel ? Celui qui consiste à faire taire les plus exploités, les plus écrasés, ou celui que l’on construit lentement, difficilement, à travers la confrontation des expériences pour trouver des avancées communes ?"
Marie Noëlle Thibault, « Je ne peux m’empêcher de voir dans l’actuel déferlement de haine contre l’UNEF un vertigineux retour en arrière »
https://www.dominiquemanotti.com/20...