Faut-il faire de l'écologie sans les écologistes ?
Par Aude le mercredi, 24 mars, 2021, 20h57 - Textes - Lien permanent
Cet hiver le Haut conseil pour le climat, une instance créée en 2018 pour « apporter un éclairage indépendant sur la politique du gouvernement en matière de climat », a livré un rapport sur l'impact écologique du déploiement de la 5G. Ce rapport, commandé par le Sénat, anticipe une augmentation de la consommation d'énergie et des émissions de gaz à effet de serre due à l'utilisation de cette nouvelle technique, pourtant plus efficace que la 4G. L'empreinte carbone du numérique, aujourd'hui autour de 15 millions de tonnes par an en France, est amenée à croître ces prochaines années mais le déploiement de la 5G devrait entraîner vers 2030 un doublement de cette croissance, a minima, si ce n'est un quadruplement. Les raisons en sont le renouvellement du matériel, l'effet-rebond des consommations (soit les nouveaux usages induits par exemple par l'Internet des objets, si j'ai bien compris). Le tout nous entraînant vers une empreinte de 25 millions de tonnes bien incompatible avec les engagements déjà peu ambitieux de la France en matière d'émissions.
Intermède : Car le changement climatique est en train de s'emballer, et cela se traduit tout près de chez nous par une augmentation des aléas climatiques et une baisse des rendements agricoles. Ces changements pourraient être atténués par une baisse importante des émissions mais l'inertie est forte et les ambitions politiques trop peu élevées.
Toutes nos politiques devraient être évaluées au prisme de cet objectif de réduction des émissions, au moins pour entrer dans le cadre du pas très ambitieux accord de Paris. Pourtant, aucune évaluation écologique n'avait été faite avant la vente des premières fréquences 5G en 2020. Aussi le Haut Conseil pour le climat propose-t-il que ses recommandations soient prises en compte peut-être un jour, pour la deuxième vague de vente des fréquences.
Depuis deux ans environ, les autorités (ministère, Arcep, etc.) semblent avoir compris que les TIC, bien que perçues comme immatérielles, sont énergivores et émettrices, directement ou indirectement, de gaz à effet de serre. C'est une prise de conscience tardive car les écologistes en parlaient déjà… dix ans plus tôt. J'avais alors édité un article de Fabrice Flipo, « L’empreinte écologique des TIC » (Ecorev, n°29, juin 2008, pp. 61-66).
Je sais que beaucoup d'écologistes ne semblent pas bien sérieux, moi la première, mais enfin les thuriféraires de l'avion à hydrogène font une belle concurrence en matière de fantaisie aux plus perché·es des décroissant·es. Et si certaines de nos alertes se sont révélées infondées, bien plus souvent nous nous retenons de dire : « On vous l'avait bien dit. »
Et pourtant les gouvernements qui se succèdent persistent à faire de l'écologie sans les écologistes, voire contre eux. Les tensions dans les exécutifs locaux ou nationaux entre socialistes et écologistes, les mêmes dans les oppositions de gauche, les sorties très poétiques (« la maison brûle et nous regardons ailleurs ») mais jamais suivies d'effets ont laissé place à un enfumage un peu particulier.
Maintenant, les plus écologistes, c'est eux.
Par exemple en agriculture certaines avancées, réclamées depuis vingt ans (au moins), sont désormais d'actualité : des objectifs d'aide à l'agriculture bio, plus de bio dans la restauration collective (ce qui répond à deux ambitions, la bio pour tou·tes et des marchés pour les produits AB). Mais voilà que dans les quotas de produits à mieux-disant écologique, il faut ajouter les produits à « haute valeur environnementale » (HVE), label qui correspond à une liste de cases à cocher dont la pire est celle-ci : l'exploitation consomme moins de 30 % de son chiffre d'affaires en pesticides et engrais (qui en deviennent de facto beaucoup moins toxiques et beaucoup plus savoureux). Sophie Chapelle décrit bien ici les idées inventives de ce tour de passe-passe.
De même, un œuf de poule en plein air sera considéré par l'étiquette Écoscore (qui s'appuie sur la base de données Agribalyse, voir ici le reportage de Marie Astier) comme beaucoup moins vertueux écologiquement qu'un œuf de poule en cage car le second économise la place, une ressource précieuse. Cette fois, c'est l'Ademe (Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie) elle même qui valide, avec une analyse de cycle de vie très étriquée. On leur dit que les dites poules sont sous les néons toute la journée ? Il ne s'agit pas que de labels pour induire en erreur les consommateurs : les aides écologiques des politiques agricoles sont en jeu et c'est un paquet d'argent qui sera ainsi diverti de pratiques plus écologiques.
D'importants budgets sont également réservés dans le plan de relance (1) à l'agriculture de précision dans laquelle un équipement high-tech optimise les intrants chimiques (c'est plus écologique) grâce à une robotisation très coûteuse écologiquement. Pour en savoir plus, ce texte un peu ancien mais qui explique le principe. On leur dit pour l'impact des TIC ? Le tout contribuant à une concentration des exploitations qui est en soi un problème écologique et social.
Énième arnaque, l'agriculture de conservation des sols. En soi, ces techniques sont plutôt intéressantes : « réduire le travail du sol, voire le supprimer totalement, couvrir le sol par de la végétation entre deux cultures et pratiquer les rotations » (Claude Aubert, Les Apprentis sorciers de l'azote, Terre vivante, 2021, chroniqué ici-même). Ces techniques peuvent être menées en agriculture bio mais également en conventionnel. Dans ces cas-là, les agriculteurs peuvent déroger à l'interdiction des herbicides à base de glyphosate pour tuer les mauvaises herbes qui ne sont pas détruites mécaniquement. Il en est même qui vous expliquent que le glyphosate est écologique en soi car indispensable (non) à ce type d'agriculture qui répond à un seul des nombreux problèmes écologiques dus aux pratiques conventionnelles.
Cette manière de réinventer l'écologie sans les écologistes, pour continuer le trajet vers le mur d'une agriculture consommatrice d'énergie, émettrice de gaz à effet de serre et toxique à tous égards (eau chargée en nitrates, air saturé de particules fines, micro-faune du sol détruite et biocides dispersés dans tout le milieu), s'accompagne d'autres techniques plus classiques de désaveu des propositions écologistes : insultes (« Amish »), falsification des chiffres, utilisation du mode de vie comme d'une légitimation des mauvaises pratiques capitalistes (si vous achetez des aliments de mauvaise qualité au supermarché, c'est que vous adorez ça et que vous validez la production d'aliments de mauvaise qualité), chantage à l'emploi et dans le cas de l'agriculture chantage au rendement et menaces de faim et de dénutrition. Toutes ces stratégies sont décrites par l'Observatoire des multinationales à propos du sabotage des propositions de la convention citoyenne pour le climat.
Voilà qui nous amène à cette question de rapport difficile entre l'écologie et la démocratie.
Longtemps il a été question chez les écologistes les plus radicaux et radicales, déçu·es de ne pas voir partagé leur mode de vie, du caractère peu écologique de la démocratie, accusée de valider les désirs d'un peuple souhaitant continuer à se bâfrer aux dépens de l'équilibre écologique de son milieu. Voilà un topos anti-démocratique, nourri de quelques anecdotes comme celle-ci : c'est à force de construire des navires pour des guerres votées avec enthousiasme par ses classes populaires qu'Athènes déforesta l'Attique. Il se trouve que ces classes populaires trouvaient par temps de guerre une meilleure redistribution des richesses.
Ces désirs sont-ils spontanés ou construits ? Qui servent-ils ?
Déjà en 2003, la prise de conscience de la dégradation irréversible que nous infligeons à notre milieu de vie était bien plus forte dans la population générale que chez les élus, tout occupés de leur gestion « en bon père de famille » court-termiste et centrée sur l'économie. Daniel Boy l'a bien documenté dans une étude que je citais ici. Et si cette prise de conscience a beaucoup grandi depuis, l'écart entre le peuple et sa représentation existe toujours et il n'a jamais été aussi évident que depuis le sabotage de la convention citoyenne pour le climat (cas d'école dans le domaine des transports par mon camarade d'adulescence Mickaël Correia).
Rappelons l'idée : suite à l'abandon devant les Gilets jaunes d'une écotaxe sur le carburant, Macron propose un grand débat puis un exercice de démocratie directe pour mener de front la transition écologique sans cette fois négliger la justice sociale. Les propositions de ces citoyen·nes choisi·es au hasard feront l'objet d'une application par décret, d'un référendum ou d'une loi soumise au Parlement, il verra ce qui l'arrange. À la remise des travaux, il s'accorde un joker, puis trois, promet un passage « sans filtre » devant la représentation nationale alors que les propositions sont, de l'avis d'une part des 150 tiré·es au sort et de nombreux commentateurs non-macronistes (le graphique qui résume ça est de France Info), vidées de leur substance.
Sans surprise pour celles et ceux qui s'intéressaient à la question démocratique, les personnes tirées au sort se sont beaucoup investies dans les débats (c'est motivant de savoir qu'on représente 1/150e et non 1/44 millionième de décision), sont montées en compétence (elles étaient accompagnées par une instance dont le travail est de présenter aux participant·es une variété de points de vue) et se sont attachées avec visiblement plus de zèle que les élus à la notion de bien commun et à leurs missions d'arbitrage entre justice sociale et réponse exigeante à l'enjeu climatique. Comme avant elles les participant·es à la conférence de citoyen·nes sur l'énergie en 2002 et à celle sur les OGM en 1997, mais cette fois-ci avec un luxe de temps, les 150 personnes tirées au sort ont découvert dans les détails le sujet et, avec moins de préjugés que des élus, ont cherché des solutions. Ces personnes représentaient, au sens de donnaient une image très juste du pays, par la variété de leur genre, de leur âge, de leur niveau d'études, de leur lieu de résidence et de leur appartenance politique (il n'y a pas dans ce pays plus d'un·e macroniste pour deux habitant·es comme à l'Assemblée). Elles n'étaient pas écologistes mais semblent l'être devenues au regard de leurs propositions et des procès qui leur sont maintenant faits d'avoir été des Amish déguisé·es en vrais gens et ayant bénéficié d'un complot pour entrer dans le panel tiré au sort (si si, y'a des gens qui disent ça).
Et même ces écologistes-là, les classes au pouvoir refusent de les écouter.
Ni les écologistes de conviction, militant·es d'il y a une, deux ou cinq décennies ou jeunes générations inquiètes du changement climatique, ni les expert·es (du Haut Conseil pour le climat, par exemple, qui sont entré·es comme par effraction dans un débat sur la 5G qui n'avait pas lieu d'être), ni même des gens du peuple, des quidam qui s'investissent sans préjugé dans une mission inédite de réinvention des politiques publiques au regard de l'enjeu climatique… personne n'a l'heur de porter une écologie assez compatible avec le macronisme, donc légitime aux yeux des classes dominantes.
C'est que l'écologie à laquelle Macron et ses donneurs d'ordres semble souscrire, loin d'être un soin pour l'air, l'eau, le sol et les êtres vivants qui nous entourent, est une opération de com visant à se montrer soucieux de ce milieu à condition que ça serve le reste de son agenda et alors que ses politiques supposent que toute richesse collective, tout bien commun, de la Sécu à notre milieu de vie, soit bradée pour les intérêts supérieurs des classes les plus riches, en échange de promesses de ruissellement sur les gueux et les gueuses que nous sommes (2).
Aujourd'hui, ce ruissellement qui en effet nous a longtemps satisfait·es est enfin perçu par une majorité du peuple comme un cadeau empoisonné qui ne nous laissera qu'un milieu invivable. Aujourd'hui nous sommes majoritairement écologistes, nous sommes globalement convaincu·es par le résultat de la convention, à l'exception de quelques technophiles dûment stipendiés par l'industrie et de quelques autres encore qui travaillent gratuitement à sauver ce système économique et politique qui les broie. Pour sauver notre planète, la bataille culturelle est gagnée.
Reste la bataille politique pour ne pas laisser ces politiques de classe nous envoyer dans le mur. « L'écologie est une chose trop sérieuse pour la laisser aux écologistes », rigolait mon tonton en reprenant un topos anti-écolo. Mais nous avions raison. Et désormais nous sommes une majorité.
(1) Le plan de relance distribuant des budgets déjà fléchés avant la pandémie, le vrai montant du plan est de 30 milliards selon le mathématicien et économiste Gaël Giraud. « On perd 230 milliards de la main gauche et on remet 30 milliards dans la main droite. Ce n'est pas sérieux. C'est un plan d'austérité déguisé en plan de relance. »
(2) Mêmes celles et ceux qui ne sont rien mais peuvent toujours servir de prétexte à tout, du chantage à l'emploi au chantage à la viande à la cantine.