Les Apprentis sorciers de l’azote

azote.jpeg, mar. 2021Claude Aubert, Les Apprentis sorciers de l’azote. La Face cachée des engrais chimiques, Terre vivante, 2021, 144 pages, 15 €

Chaque année au printemps, c’est la saison des épandages agricoles. Une pollution mal connue qui pourtant est responsable de la présence dans l’air, entre autres, de particules fines PM 2,5 (de moins de 2,5 micromètres). Ces particules fines provoquent chaque année des morts prématurées mais elles sont aussi mises en cause pour l’aggravation de maladies respiratoires transmissibles, dont le Covid. Le confinement du printemps 2020, qui a vu une baisse jamais observée auparavant des transports, a été l’occasion de constater l’impact spécifique de notre agriculture, dû notamment aux engrais azotés. Et alors que les autres pollutions de l’air baissent depuis quelques décennies, celles-ci restent stables. C’est à ce problème et à d’autres que l’agronome Claude Aubert, pionnier de l’agriculture bio, consacre un ouvrage simple, clair et joliment illustré.

L’azote est le principal composant de l’air mais ni nous ni les plantes ne sommes capables d’en tirer directement profit, bien que ce soit un élément indispensable à la vie, la brique principale des protéines. Dans son cycle naturel, l’azote a peu de portes d’entrée dans le sol : déjection des animaux, décomposition des déchets végétaux, fixation de l’azote de l’air par les légumineuses, tout cela permet à l’azote, une fois transformé en molécules plus complexes, d’être assimilable pour nourrir les plantes. Ce cycle est découvert au XIXe siècle par des chimistes comme Justus von Liebig et donne lieu à l’exploitation d’engrais azotés naturels mais non-renouvelables. Quand Fritz Haber réussit au début du XXe siècle à synthétiser l’ammoniac, un composé azoté, matière première d’engrais comme les ammonitrates, le sulfate d’ammoniac ou l’urée, c’est une promesse d’abondance en agriculture. (Et un autre grand pas en avant pour l’humanité car l’ammoniac permet de produire des explosifs et d’engager l’Allemagne, patrie de la chimie, dans la Première Guerre mondiale.) Le cycle s’ouvre alors : les plantes, plutôt que de trouver leur subsistance dans un sol enrichi, sont directement nourries de composés azotés et les rendements augmentent très fortement. Les illustrations de l’ouvrage, en couleurs, donnent une idée de la propagande opérée alors : sans engrais azotés, c’est la ruine.

Mais avec trop d’azote dans le cycle, ça ne se passe pas non plus très bien. Les surplus d’azote, qui se retrouvent dans l’environnement, ont des effets sur la santé humaine, à travers la présence de ses composés dans l’air, la pollution de l’eau par les nitrates et accessoirement les algues toxiques qui prolifèrent sur cette manne (lire à ce sujet l’excellente enquête d’Inès Léraud, Algues vertes). Les composés azotés contribuent à l’eutrophisation des océans et des cours d’eau, perturbent la flore (et la faune par conséquence) par ses dépôts atmosphériques et le protoxyde d’azote est un puissant gaz à effet de serre. Les 200 chercheurs qui ont publié en 2011 un rapport sur l’azote, The European Nitrogen Assessment, considèrent que les excès d’azote provenant de l’agriculture coûtent entre 35 et 230 milliards d’euros en Europe, alors que son gain en termes de rendements est de 20 à 80 milliards. Ces engrais azotés sont en outre très coûteux en énergie à la production, au point qu’il serait plus économique en pétrole de se nourrir de produits bio importés de l’autre bout du monde que de produits conventionnels locaux. Les engrais azotés contribuent pour une bonne part au gaspillage énergétique que constitue l’agriculture productiviste. Cette abondance a changé le visage de l’agriculture, séparant élevage et cultures, contribuant à une consommation d’intrants dont le coût suit de très près celui de l’énergie, soumettant donc notre capacité à nous nourrir à la disponibilité d'énergie bon marché.

Peut-on aujourd’hui faire autrement ? Nous sommes des milliards sur cette Terre et maintenant que nous y sommes, il faut que tout le monde mange à sa faim. Mais les paysan·es les plus pauvres ont des rendements très faibles qu’amélioreraient des techniques culturales mieux pensées (moins chères et plus accessibles que des engrais azotés). Et les pays riches n’ont pas besoin de si hauts rendements qui ne servent qu’à leur balance commerciale et à nourrir un cheptel trop nombreux et sans lien au sol. Refermer le cycle de l’azote, c’est possible, et sans retrouver les faibles rendements d’il y a un siècle car depuis l’agronomie a fait des progrès, notamment en matière d’agroécologie.

L'auteur présente donc deux scénarios pour sortir du gaspillage d’engrais azotés : le scénario Afterres 2050 mise sur 50 % de bio et 50 % de production intégrée (1), se proposant de nourrir tout le pays avec seulement 94 g de viande par jour et par personne (nous en consommons 185 aujourd’hui), tandis que le scénario TYFA (Ten Years for Agroecology in Europe) est 100 % agroécologique et fait la part belle aux légumineuses (capables de valoriser l’azote de l’air, comme on l'a vu), moins les lentilles de la consommation humaine que les prairies dont se nourrissent les ruminants. Ce dernier scénario repose fortement sur l’élevage, non pas les usines à animaux mais l’élevage à l’herbe qui booste naturellement le cycle de l’azote sur les terres. Souvent caricaturé comme un désastre écologique (c'est le cas des productions industrielles), l'élevage est ici réhabilité par Claude Aubert, auteur de plusieurs ouvrages sur le végétarisme. Mais dans les deux cas, la production d’aliments d’origine animale devra fortement décroître pour retrouver une synergie avec le sol et les cultures.

Les dernières semaines ont donné lieu à une polémique incroyable autour de la consommation de viande. La France conservatrice et réactionnaire a asséné ce constat de bon sens que la viande est indispensable à une alimentation équilibrée. Or nos principaux apports en protéines sont des végétaux, à 38 % (peu de légumineuses mais beaucoup de céréales), contre 31 % pour la viande selon Claude Aubert. Les dits apports étant de 87 g et pouvant décroître à 60 g avec profit pour notre santé. Ce dont manquent les enfants des classes les plus pauvres, auquel ce beau monde s’intéressait enfin alors qu’il est plus souvent occupé à paupériser leurs parents, ce n’est pas de viande mais de fruits et légumes. La surconsommation de viande, conséquence de l'abondance toxique offerte par les engrais azotés, entraîne en outre une dépendance aux marchés mondiaux et une faible capacité d’adaptation aux crises, puisque deux tiers des engrais azotés sont importés.

En partant de considérations techniques sur le rôle des engrais azotés dans l’agriculture d’aujourd’hui, Claude Aubert dessine le tableau de ce que pourrait être la ferme France demain : une agriculture économe et autonome, qui préserve notre environnement et répond à nos besoins physiologiques, qui fait vivre un million de paysan·nes, retrouve une complémentarité entre animal et végétal, en finit avec les monocultures à perte de vue. Les tableaux catastrophistes des réclames des années 1930 sur une agriculture sans engrais de synthèse semblent encore très présents dans l’imaginaire collectif mais voici un livre qui prend la peine d’expliquer qu’il est possible (et qu'il sera vite nécessaire) de cultiver autrement.

(1) La production intégrée réserve l’utilisation d’engrais azotés et de pesticides au complément aux moyens de production naturels et non-polluants. Les efforts sont nombreux de verdir artificiellement l’agriculture (haute qualité environnementale, agriculture de conservation des sols) mais la production intégrée, telle qu’elle est labellisée en Suisse (IP-Suisse), est considérée comme durable par Claude Aubert.

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