Vide à la demande

VIDE-A-LA-DEMANDE.png, mar. 2024Bertrand Cochard, Vide à la demande. Critique des séries, L’Échappée, 2024, 176 pages, 17 €

Je l’avoue tout de suite, j’ai bingé Vide à la demande. Telle la lumière bleue des écrans qui retarde l’endormissement, le livre de Bertrand Cochard peut vous faire perdre quelques heures de sommeil. Dans le paysage des ouvrages sur les séries télévisées, il y a les ravi·es de la crèche, pour beaucoup des philosophes de gauche qui changent de sujet de recherche avec les modes. Et puis il y a les ronchons qui n’ont jamais suivi une série et qu’on imagine très bien conspuant la télévision ou avant cela la radio au motif que c’était mieux de leur temps. Cochard n’est heureusement ni l’un ni l’autre. Technocritique, lecteur d’Anders, d’Arendt et surtout de Guy Debord mais pas réactionnaire (à part quelques ronchonneries pas argumentées (1)), l’auteur semble avoir passé beaucoup de temps à regarder des séries et des produits des industries culturelles, au point d’aller voir Barbie en avant-première dresscode pink. J’avoue que je ne le suis pas sur ce coup-là, j’ai arrêté Game of Thrones après la première saison et je n’ai jamais regardé jusqu’au bout que The West Wing et The Wire (2).

Je ne l’ai pas non plus suivi dans tous ces développements. Une première partie dédiée à ce qui s’est écrit des séries, avec un pastiche d’interprétation marxienne de Game of Thrones pour donner à voir la possibilité d’écrire un peu tout et n’importe quoi sur les séries en leur prêtant un sens subversif qu’elles n’ont peut-être pas. Une seconde sur le temps des séries, passe-temps chronophage (c’est une lapalissade) qui interroge ce que peut être le « temps libre » dans une société capitaliste où les personnes sont livrées à l’exploitation par le travail. Une troisième sur le temps cyclique du public des séries, par opposition à une histoire linéaire sur laquelle nous n’avons aucune prise (3). Une quatrième sur l’imaginaire des séries et notamment la place de l’idéologie du développement personnel dans les actions des personnages, amenés à devenir (ou pas) la meilleure version d’eux-même. Une dernière enfin (c’est une manière de parler car à ce stade le livre me tenait encore en haleine) sur l’illusion de pensée critique qui se déploie dans quelques séries.

Les références philosophiques nombreuses, les développements trop rapides et un soupçon d’incohérence ou d’imprécision de l’énoncé des paradoxes (le problème est-il affaire de récit ou de matérialité ? nos vies fortement individualisées sont-elles si plurielles ou si standardisées ? les séries nous mettent-elles le nez dans le réel ou sont-elles de purs produits idéologiques ?) m’ont perdue et laissée insatisfaite. Ce qui m’a le plus gênée dans le livre, c’est que les séries soient envisagées en tas indiscriminé. Non pas parce que les unes sont pour le populo et les autres pour les gens bien – certes la série télé réunit tout le monde devant les plateformes (c’est le caractère principal du phénomène, pas abordé franchement dans le livre) mais il reste des séries high brow et d’autres qui fonctionnent sur des ressorts plus grossiers. Plutôt parce qu’elles n’ont pas toutes la même forme.

Certaines séries sont des gouffres sans fond de dix saisons ou plus quand d’autres prennent le temps de déployer une intrigue de roman en cinq ou six heures. Pour revenir à l’analogie avec la littérature du XIXe siècle, vite écartée par Cochard, il y a des séries-Balzac et séries-feuilletons inspirées de romans à rallonge que personne ne lit plus et qui n’avaient pour prétention que de vendre du papier. Le caractère cyclique de la routine série, les cliffhangers à chaque épisode qui rendent si difficile (y compris physiologiquement, comme nous l’apprend l’auteur) de s’arrêter alors que la plateforme en propose automatiquement un petit dernier pour la route et qu’on avait choisi de regarder une série justement parce qu’un épisode nous mènerait tranquillement à l’heure du coucher mais on vient d’en regarder quatre… Quelque soit le contenu, cette forme-là porte en soi une certaine aliénation des spectateur·ices à la volonté de showrunners manipulateurs nourris de sciences comportementales.

Peut-être pas les « mini-séries » qui ont la même diffusion, la même durée d’épisode mais qui supposent des gestes semblables à la lecture d’un roman : accepter de se frotter à un nouvel univers de fiction, de découvrir des personnages nouveaux et y consacrer quelques heures plutôt que de rester pendant des semaines, des mois ou des années dans un cocon avec l’illusion que « Michael Tolliver est ton ami », comme me disait avec une pointe de dépit un lecteur des Chroniques de San Francisco (4) qui venait de finir son doudou. Roman ou série, épisodes autonomes, semi-autonomes (une autre intrigue se déroule en toile de fond) ou intrigues suivies, sur x saisons… Toutes ces formes qui nous font plaisir autant qu’elles nous rivent à nos écrans et à nos livres ne fonctionnent pas toutes de la même manière et puisque la forme compte, on aimerait qu’elle soit plus finement traitée.

De même que l’ébauche de réflexion sur l’idéologie des plateformes. On a vu chapitre 4 que l’idéologie du développement personnel (le déterminisme social n’existe pas, chacun·e a en soi les ressources pour aller bien et réussir, soit une pensée de droite) était très commune dans les séries. Chapitre 5 il est question de séries au contenu subversif mais qu’on arrête dès qu’elles ne sont plus assez rentables, soit des marchandises subversives si l’on ose dire, et Netflix expose sa volonté de bien représenter les minorités (5), le résultat étant l’adhésion de la petite bourgeoisie culturelle conscientisée à des industries culturelles qui en soi posent problème pour leur consommation de notre temps et d’un paquet d’énergie. Mais quid des productions qui sont au diapason de l’extrême droite (je pense à la série policière britannique nauséabonde Young Wallander qui présente la Suède comme un pays à feu et à sang depuis que les barbares le « grand remplacent ») ? Si la plateforme sert en même temps tout le monde, il est regrettable de ne pas traiter cette question plus frontalement.

Vide à la demande est à n’en pas douter un livre très riche et les réflexions qui s’y trouvent en appellent d’autres chez ses lectrices et lecteurs, en particulier sur un sujet qui fait autant appel à une expérience partagée. Mais il peut laisser sur leur faim des lectrices comme moi qui n’ont pas tant d’appétit pour la philosophie et préfèrent les méthodes plus concrètes de la sociologie des publics et des études narratologiques. D’autant que son approche, à la fois très critique et un peu complice, n’est pas si commune.

(1) Je me demande encore le sens de sa moue devant le mot « blanchité ». Blancheur, synonyme de candeur, est difficile à utiliser sans son sens moral pour parler des populations blanches dans les pays où elles sont majoritaires (où bien ne faut-il pas parler d’un vécu majoritaire ?). De même que noirceur, son opposé, appelait l’invention d’un autre mot. Ce fut « négritude ».
(2) Et 30 Rock (un show comique beaucoup moins prestigieux, qui flirte avec le moronic, bingé en DVD de la médiathèque de Portland).
(3) Monolecte, dans un billet sur Casa de papel, utilisait la même métaphore de la caverne que l'auteur.
(4) Michael Tolliver est l’un des protagonistes de cette série de romans d’Armistead Maupin qui s’est parfaitement bien prêtée à l’adaptation télévisuelle.
(5) Je regarde beaucoup les productions polonaises diffusées par Netflix, qui donnent l’apparence d’un pays très progressiste. Dans Królowa, un tailleur gay/drag queen exilé à Paris emmène des mineurs de Silésie dans la réalisation d’une comédie musicale. Rojst est une série très politique à l’issue de laquelle (spoiler) une policière rom lesbienne quitte la ville avec l’épouse d’un notable. Après avoir longtemps été gouverné par une coalition droite-extrême droite, le pays a basculé cette année au centre gauche, une aspiration dont témoignaient déjà des personnalités progressistes polonaises il y a quelques années et que la plateforme a su comprendre et servir.

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