Nourrir la bête

« La magie Shiva n’a jamais été aussi accessible », apprend-on sur les publicités pour cette entreprise qui met à disposition du travail de ménage. « Shiva vous permet de faire le choix de régler la moitié de votre facture chaque mois en bénéficiant immédiatement de votre crédit d’impôt. » Ménage, garde d’enfants et même cours de musique à la maison font l’objet de publicités variées qui insistent toutes sur ce fait : c’est l’État qui paye la moitié !

Beaucoup a été dit sur ces politiques de classe encourageant la création d’emplois de mauvaise qualité, à l’intention majoritairement du confort des classes aisées : les travaux de clean et de care (de soin et de ménage) restent mal rémunérés ; ces politiques coûtent cher pour les quelques emplois sur lesquels l’incitation fiscale est déterminante ; le recours à ces services tient fondamentalement à la propension à payer et non au besoin ; les besoins en matière de soin, qui concernent toutes les classes sociales, seraient mieux pris en compte par un service public. Je renvoie celles et ceux que ça intéresse aux ouvrages que j’ai chroniqués à ce sujet, Le Retour des domestiques de Clément Carbonnier et Nathalie Morel (Seuil, 2018) et Du balai des personnalités par ailleurs discutables que sont Sandrine Rousseau et François-Xavier Devetter (Raisons d’agir, 2011).

L’acte 1 de cette subvention de l’emploi domestique à destination des ménages les plus aisés date de 1991, il est le fait d’un gouvernement « socialiste » mais ces politiques ont explosé au début des années 2000. La question que je voudrais poser ici, c’est pourquoi, dans un contexte où les patrons se plaignent de ne plus recruter aussi facilement, ces subventions persistent-elles ? Le journaliste Timothée de Rauglaudre a levé le voile pudique qui protège de la vue le lobby des employeurs de maison dans cet excellent reportage : « Emploi domestique, le lobby des patrons ». Les intérêts des classes les plus aisées sont bien servis car ils sont bien organisés et car ils font écho à ceux de classes surreprésentées dans l’arène politique.

Oui mais pourquoi, alors que le chômage est historiquement bas et que les recrutements sont si difficiles, faut-il continuer à subventionner les cours de piano et le repassage des chemises des familles aisées ? Il est beaucoup question depuis quelques années d’une grande démission ou de jeunes qui ne souhaitent plus travailler (air connu, que les génération entonnent à tour de rôle). Pourtant nous n’avons jamais été si nombreux et nombreuses en emploi selon l’Insee, des étudiant·es (qui ont mieux à faire) aux seniors, ce qui n’empêche ni des pans entiers de la société de connaître le chômage (régions sinistrées, classes d’âge écartées du marché) ni les personnes en emploi d’être de moins en moins bien payées, qu’il s’agisse de fonctionnaires dont les rémunérations ont été gelées ou de la majorité des gens dont le salaire ces dernières années a progressé moins vite qu’une inflation élevée.

Tout cela tient bien ensemble : les rémunérations bien faibles sont démotivantes pour une partie d’entre nous mais les politiques publiques de l’emploi veillent bien à faire trimer tout le monde pour réduire notre capacité de négociation. Bien content·es si nous avons un boulot ! La dernière réforme des allocations chômage s’est attaquée aux travailleurs et travailleuses intermittentes (quitte à saborder les secteurs économiques dont l’activité est de fait intermittente), celle du RSA plus récemment extorque du travail gratuit à des personnes sans revenu (1). Ce service du travail obligatoire, dont le but affiché est de répondre aux besoins de l’économie française, est complété de l’autre côté par une multitude de dispositifs incitatifs à la création d’emplois. Les cadeaux aux entreprises se sont allègrement multipliés dans un contexte austéritaire : les emplois les plus mal rémunérés font l’objet des plus grosses aides (c’est une incitation à payer des salaires que l’on sait être insuffisants pour vivre dans de nombreuses régions) et pré-Covid on comptait 157 milliards par an d’aides qui sont de simples perfusions, loin des objectifs stratégiques (innovation, aménagement du territoire, relocalisation d’activités essentielles) parfois mis en avant. Voir à ce sujet la désastreuse aventure du CICE, pompe à fric pour les entreprises qui daignent remplir les papiers. Ce qu’il faut retenir des politiques d’Emmanuel Macron depuis six ans, c’est la baisse des rémunérations du travail, les rémunérations directes par cette influence sur le marché ou les rémunérations indirectes à travers la réforme des retraites.

En résumé, pendant qu’on nous met au service du travail obligatoire, des emplois sont créés avec force argent public et sans considération pour leur utilité sociale ou leur impact écologique. Les subventions sont censées créer des emplois indispensables… mais pour qui car ils ne sont pourvus qu’en exerçant une coercition. D’où cette impression de ne servir qu’à nourrir la bête.

Le résultat, c’est une économie sous perfusion, en déclin, qui ne répond pas aux besoins de la société et nous coûte un pognon de dingue, des conditions de travail qui rendent malade dans toutes les classes qui dépendent de leur travail pour vivre, du journaliste surmené à l’ouvrière épuisée, une rémunération du travail anormalement basse, des profits privés qui explosent. Et encore trop de gens privés d’emploi et de revenu. Cela nécessite a minima une remise à plat des aides attribuées aux employeurs, les gros comme les petits qui sont bien contents de faire gratter leurs toilettes avec notre argent par des femmes pauvres et souvent racisées.

Le marché est un fait naturel, nous disent les conservateurs. Le patron de General Motors Alfred Sloan, pendant le New Deal, pestait contre les « influences anormales » qui ne permettent pas à l’offre et à la demande de se rencontrer et d’aller main dans la main dans les chemins fleuris. Mais le fait est que la doctrine néolibérale justifie l’action de l’État… chaque fois qu’elle est à l’avantage du capital.

NB : Voir mes précédents billets sur le sujet. « On recrute » et « La grande démission ».

(1) En agriculture, les rémunérations sont parfois si basses que le RSA contribue à maintenir une activité de milliers de paysan·nes. L’association Solidarité Paysans s’inquiète du travail obligatoire imposé à des personnes qui par ailleurs travaillent déjà 70 h/semaine.

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