Les gueux, restez chez vous !

Il l’a dit ou il ne l’a pas dit ? Le préfet d’Île-de-France n’a pas annoncé de confinement des habitant·es de la région pendant la durée des Jeux olympiques. Non. Il a simplement fait remarquer que les transports régionaux était tellement performants « qu’à certains endroits le plan de transport ne permet d’acheminer les spectateurs que si tous les autres voyageurs ou presque étaient dissuadés » de les prendre. Venant d’autorités si soucieuses de respecter les libertés civiles, ça fait un peu peur, même si le type n’a pas prononcé l’expression « confinement olympique ».

Pas besoin d’attendre les Jeux pour vérifier que le réseau francilien ne fonctionne parfaitement qu’à condition de ne pas s’en servir. Hier matin, par exemple, j’ai eu l’idée un peu folle d’aller bosser en métro. Arrivée sur le quai, qui était très peuplé, et voyant arriver un premier train plein à craquer, j’ai espéré pouvoir monter dans la deuxième bétaillère, peut-être la troisième… Et puis après le passage de trois trains en douze minutes j’ai renoncé car le quai continuait à se remplir et je suis rentrée chez moi avec une terrible envie de me recoucher au lieu de télétravailler. La fréquence de trains était théoriquement correcte, pas comme à 22 h où elle tombe à neuf minutes et où on est serré comme à l’heure de pointe. Il y avait simplement trop de monde et avec les tentatives infructueuses de prendre place dans un wagon qui font augmenter le temps en station il n’est plus possible d’en faire passer un toutes les deux minutes comme prévu. (Phénomène par lequel plus ça sature et plus ça sature.) Par une grande ironie, c’est en rentrant chez moi que j’ai découvert le mot de la présidente de région m’avertissant que les tarifs augmenteraient à peine plus que l’inflation pour permettre à la collectivité d’investir dans son plan de transports. Ça m’a donné envie de réparer la pédale gauche de mon vélo, qui est sur le point de me lâcher, et de ne plus faire payer de Navigo à mon employeur, vu le service rendu. Mais ça ne résoudrait rien.

Dans quelle société est-ce qu’on n’est même plus en mesure d’amener tous les matins la chair à patrons au turbin ? Une société où on investit trop peu dans les transports en commun, où on paye trop mal les conducteurs et conductrices ou les agents de maintenance, où on persiste à concentrer dans la même métropole dix millions de gens dont la moitié au moins ne rêve que d’en partir.

Côté investissement, je vous renvoie à cette excellente série de Mediapart sur le délitement des transports publics et notamment ce reportage sur le RER B, ligne qui sera bientôt doublée à grand coût par un CDG Express pour le plus grand confort des usager·es de l’aéroport de Roissy – celles et ceux qui sont prêt·es à dépenser vingt euros pour le ticket en tout cas. Les gueux resteront sur la ligne B et continueront à voir leur temps de transport s’allonger d’année en année. Les nouveaux investissements, ça va, tout le monde a envie de couper des rubans, quitte à ce que le projet soit un gouffre financier et détruise des hectares de terres agricoles ou d’espaces naturels, mais l’entretien de l’existant suscite moins de vocations.

Depuis le début de la crise sanitaire, la raison principale de la dégradation du trafic qui est alléguée, c’est ces feignasses d’agents de la RATP qui ne veulent plus se lever à 4 h pour un salaire qui ne leur permet pas toujours de se loger ou de manger décemment. Nous n’avons jamais été plus nombreuses et nombreux en emploi et pourtant le gouvernement invente le service du travail obligatoire pour les personnes au RSA, sort la trique pour les chômeuses et chômeurs, tout en continuant à payer généreusement 5 milliards d’euros par an pour prendre à sa charge (donc à notre charge) la moitié des dépenses des bourges qui font nettoyer leurs chiottes par des pauvresses. Le sens des priorités. Je serais une fan du travail obligatoire, je m’assurerais au moins que la main d’œuvre est transportée le matin, soignée, éduquée… mais visiblement nous ne valons pas même ces efforts.

Parlons enfin de cette manie de vouloir concentrer un sixième de la population française sur quelques centaines de kilomètres carrés. Il y a quelques décennies, il était question de décentralisation, de déconcentration, de métropoles d’équilibre, soit d’avoir des villes de toutes tailles et de mieux aménager le pays pour que tout le monde ne se marche pas sur les pieds au même endroit. Depuis, quand on vire de Paris une institution pour vendre ses murs prestigieux, c’est pour l’envoyer sur le plateau de Saclay ou ailleurs en Île-de-France. Le Grand Paris bétonne à tour de bras les meilleures terres agricoles du pays et impose une mobilité quotidienne accrue entre dortoirs à gueux et tours de bureaux, à coups de tout plein de nouvelles lignes alors qu’on n’a pas été fichu d’accompagner les besoins des habitant·es jusqu’à présent et que la bagnole est toujours omniprésente (1). Est-ce que c’est un projeeeeet validé par les personnes concernées ? Pré-crise sanitaire, 40 % de Francilien·nes disaient déjà vouloir vivre dans une ville de 10 000 habitant·es et quitter la région, fuir sa qualité de vie qu’on ne supporte que parce que c’est là qu’ils viennent nous foutre tous les boulots. L’urbaniste Philémon, qui faisait valoir tout ça il y a presque dix ans dans un article sur le Grand Paris, l’avait malicieusement intitulé « Enlarge your capitale » (2). Oui, ça ressemble pas mal à un concours de qui a la plus grosse.

Presque dix ans aussi que la présidente de région regarde le réseau saturer, faisant mine d’ignorer la suite… Les transports en commun du Grand Paris ne sont pas finançables en l’état. Une augmentation de deux euros cinquante du pass Navigo et quelques miettes de l’État, qui ne suffisent déjà pas à assurer correctement la mobilité des Francilien·nes, ne permettront pas de poser des lignes dans une région longue de 200 km pour trimballer deux fois plus de passager·es-kilomètre. Ces perspectives de mobilité, qu’on nous promet verte évidemment, se font aux dépens des habitant·es. Car même dans le monde de rêve de Valérie Pécresse où les transports en commun seraient correctement financés, il faut imaginer des vies à se faire transporter matin et soir sur des kilomètres, des heures perdues chaque jour, sauf à croire que baisser la tête sur son smartphone pour faire passer le temps constitue une vie désirable.

La solution à cette métropolisation à la française, bordélique et autoritaire ? Que les gueux s’adaptent, qu’ils et elles partent plus tôt pour être au boulot une heure avant leur prise de poste, réparent leurs pédales de vélo quand ils et elles ont la chance de ne pas être relégué·es à vingt bornes. Et pour l’immédiat, qu’elles et ils ne rêvent pas d’avoir une vie lors de ces Jeux olympiques que le monde entier nous envie (tellement qu’aucun régime libéral ne court plus derrière leur accueil). Restez chez vous, les gueux !

(1) Sur l’autoroute parallèle à ma ligne de métro, elle aussi lourdement chargée, les voitures circulent matin et soir au ralenti pendant des heures. C’est encore une autre histoire.
(2) L’An 02, février 2014, repris dans En attendant l’an 02, Le Passager clandestin, 2016.

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