Une histoire d’autoroute
Par Aude le samedi, 4 novembre, 2023, 08h57 - Textes - Lien permanent
En 2007, l’écologie avait enfin surgi comme un sujet politique légitime, après des décennies d’alertes ignorées. C’est cette année-là que je me suis engagée dans une lutte contre un projet d’aménagement, l’autoroute A65. Première autoroute de l’après-Grenelle de l’environnement, le projet aquitain, long de 150 km, supposait l’artificialisation de 1 500 hectares et la destruction de huit zones Natura 2000. J’avais rencontré à l’occasion un petit groupe de militant·es landais·es très attaché·es à leur coin de forêt et à leurs sept fontaines, à quelques dizaines de kilomètres de là où j’ai moi-même grandi.
La forêt des Landes, souvent traversée sur son flanc ouest où passent l’autoroute A63 et une ligne ferroviaire, donne l’image d’un écosystème sans importance, livré à l’exploitation forestière et à la culture industrielle du maïs. Plus à l’est les pins et les feuillus alternent et le relief très plat, qui ne permet pas aux eaux de dévaler, a donné naissance à nombre de zones humides très précieuses, par ailleurs habitat d’une espèce quasi-menacée, la cistude d’Europe qui fut notre emblème, comme le triton à Notre-Dame-des-Landes. C’est ces coins de nature que l’autoroute allait traverser. Notre lutte avait beaucoup misé sur la « guérilla juridique » prônée par un prof de droit de l’environnement et un peu moins sur la mobilisation locale.
Lors d’une action dans ma petite ville, je découvris que si les gens du coin étaient globalement favorables au projet, c’était en toute ignorance. Non seulement l’autoroute serait trop chère à l’usage mais surtout elle leur ferait rejoindre Bordeaux avec un détour de dix kilomètres (les terres du Sauternais étant trop chères, le tracé se déportait vers l’est, dans la direction opposée). Ils et elles ne la prendraient donc jamais. Ce simple fait me suffisait pour faire changer d’avis des commerçant·es qui initialement avaient refusé de coller sur leur porte l’affiche de la mobilisation au motif que cette autoroute allait « développer le territoire » et que tout le monde en voulait. Pas si sûr.
Rien n’allait dans le projet, qui comme tant d’autres traînait dans les cartons depuis des décennies, à savoir une époque où l’on espérait qu’en l’an 2000 on aurait des voitures volantes et qu’on mangerait de délicieux plats en tube. L’imaginaire du développement déployé par les aménageurs avait pris un petit coup de vieux mais il avait encore cours et tout le monde persistait à croire que faire passer une autoroute dans une ville moyenne y créerait des emplois et favoriserait le retour de l’industrie et de l’être aimé, malgré des arguments impeccables comme celui de l’économiste Julien Milanesi (lecture indispensable).
La décroissance des transports était engagée depuis 2003, nous confirmaient les services de l’équipement, et selon eux l’A65, ne répondant pas aux besoins de desserte locale, laisserait les habitant·es avec un axe existant qui aurait bien eu besoin de quelques travaux pour améliorer sa sécurité. Les barons locaux, au contraire, promouvaient allègrement l’autoroute, quitte à mentir sur son financement. « Comptez sur le privé pour faire du profit », disait ainsi Henri Emmanuelli (que les flammes de l’enfer lui lèchent avidement les pieds) comme si n’existait aucune clause de rétrocession dans le contrat d’exploitation qui allait permettre à Eiffage, l’entreprise qui construisait l’autoroute, après avoir transformé 1 500 hectares de terres en pognon, de se défausser et de laisser sa dette à l’État si elle jugeait ne pas en gagner assez. Les projections de fréquentation existaient, elles s’attendaient à une rentabilité de l’autoroute pour le seul mois de février mais il y a onze autres mois dans l’année. Pendant les premières années d’exploitation, je rêvais d’une manif pique-nique sur l’autoroute car souvent, quand je la traversais, je ne voyais qu’un camion au loin, parfois aussi une voiture. Le prix du carburant ayant explosé depuis, je n’imagine pas qu’elle soit beaucoup plus utilisée mais je ne connais pas les chiffres de fréquentation actuels.
Le projet d’autoroute servait quelques intérêts : ceux du constructeur, ceux des entreprises de transports et ceux des vacancier·es en route pour leurs vacances au ski dans les Pyrénées. Et cela suffisait à mobiliser la classe politique locale.
Pourquoi un tel projet a-t-il été mené jusqu’au bout, en dépit des recours juridiques contre la destruction d’écosystèmes protégés, en dépit du danger que cet investissement constituait pour les finances publiques ? D’abord parce que le public était nourri de représentations fausses et mal informé de la teneur du projet (en premier lieu son tracé, comme on l’a vu), ensuite parce que la classe politique locale le soutenait. Pendant que le président du conseil régional, Alain Rousset, se préparait à inaugurer l’infrastructure, son directeur de cabinet Élie Spirou était recruté par le constructeur de l’autoroute au titre de « directeur commercial adjoint chargé des politiques publiques et collectivités locales ». Aucun acte de corruption n’a été dénoncé à cette occasion, ou pas à ma connaissance, et je ne sous-entends pas que ce soit le cas.
Est-ce seulement une question de représentations partagées entre dirigeants politiques et dirigeants des grandes entreprises, membres des mêmes classes sociales et biberonnés aux mêmes mythes du développement économique ? Il ne faut certes pas négliger l’inculture crasse des élu·es, qui nous disaient, sans comprendre probablement la bêtise de leur raisonnement, que tous les arbres seraient replantés (pour un chêne centenaire détruit, un jeune pin qui n’aura peut-être pas le loisir d’aller au bout de sa croissance). En 2003, une enquête auprès de parlementaires français·es sur leur connaissance des questions écologiques avait montré qu’ils et elles étaient moins informé·es que la population générale (ce qui est un comble, vu leur faible représentativité et leur niveau d’études bien supérieur) et tout occupé·es à ce que les anglophones appellent les question de pain et de beurre, soit les questions purement économiques.
Ces choix en faveur de l’économie aux dépens de la vie ne tiennent pas qu’à des représentations périmées qu’il s’agirait de mieux informer. Le climatologue Christophe Cassou, membre du GIEC et à ce titre engagé dans de nombreuses actions de vulgarisation, auprès du public comme auprès d’élu·es, par ailleurs gazé avec tant d’autres lors d’une manifestation contre l’A69, a avoué sa « naïveté », lui qui avait longtemps cru que la classe politique dominante, si elle était mieux informée, pourrait prendre en compte le changement climatique et adopter des politiques publiques qui permettraient d’éviter des trajectoires catastrophiques.
Le rôle des dirigeants politiques dans les régimes libéraux (l’Aquitaine socialiste en 2007 comme la France de Macron) est plutôt d’assurer les meilleures conditions au capital, de subventionner par tous les moyens les entreprises pour qu’elles fassent ruisseler quelques emplois pendant que leurs profits s’accumulent sous le signe d’une collusion généralisée. Certes il existe des jeux de pouvoir avec des groupes qui promeuvent d’autres visions et sont marginalement pris en considération et au sein même de l’appareil d’État quelques poches résistent, le tout permettant de ne pas laisser tout à fait le champ libre aux bétonneurs. Mais globalement, nous sommes bien mal engagé·es collectivement et nous continuons à construire des autoroutes alors que nous avons le réseau le plus dense d’Europe.
Le milieu naturel, qui peut être sans scrupule dégradé ou détruit, les services publics comme le train, dont le réseau est presque à l’abandon, ne sont jamais perçus dans la doctrine économique dominante comme des richesses, des biens communs à préserver pour garder un monde vivable. Les gens qui nous gouvernent nous annoncent sans scrupule des trajectoires climatiques à 3°, des sécheresses à répétition, une fuite en avant vers des « solutions » de marché ou high tech qui serviront toujours les intérêts du capital. Les luttes actuelles contre l’autoroute A69 et leur répression violente montrent que les représentations qui leur permettent de faire passer la pilule dans les urnes s’érodent enfin, un peu, en tout cas dans la population générale, et que ces classes prédatrices peinent désormais à mobiliser le bon peuple derrière elles. Car désormais nous savons que c’est eux ou nous.
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