Sous le parapluie trans

Je suis bénévole dans un festival de cinéma qui tient à une non-mixité aujourd’hui devenue moins courante. Alors que bon nombre d’espaces non-mixtes sont « sans mecs cis(genre) », soit adoptent une non-mixité queer, nous tenons à être un lieu pour « les femmes et les lesbiennes » (1). Depuis vingt ans que je connais le festival, toutes les femmes y sont les bienvenues, cisgenre ou transgenre. J’apprécie le fait que chaque groupe puisse bâtir un espace qui correspond à ses aspirations et que diverses définitions de la non-mixité cohabitent, qu’on ne standardise pas les pratiques militantes. Ce festival réunit des festivalières très diverses, de tous âges, venues de tout le pays, avec des positionnements politiques différents qui se frottent parfois. L’an dernier un tag sur le mur externe du lieu disait : « Festival transphobe ». Cette année ce sont des « lesbiennes pas queer » tout aussi courageuses et anonymes qui ont pris la parole de cette manière très déplaisante pour faire connaître leurs reproches. Ça veut peut-être dire que le festival n’est pas monolithique et ces attaques sont une reconnaissance de la diversité qui y a cours.

C’est dans ce cadre-là, trans-inclusif, que nous sommes régulièrement confrontées à l’intrusion de personnes qui ne sont pas concernées par la non-mixité que nous tentons de faire respecter. L’an dernier deux personnes se sont présentées à ma caisse, une femme et un homme plutôt jeunes. Je n’avais aucun moyen de savoir s’il était cis ou trans et cela ne me regardait pas puisque dans les deux cas il n’était pas le bienvenu (2). Je ne pouvais en revanche manquer de constater qu’il se présentait comme un homme, avec une fine moustache travaillée. Alors que je lui signifiais tout ça, sa copine me dit à plusieurs reprises : « Mais c’est une femme trans ! », ce que je fus incapable de seulement entendre, refusant tout simplement l’entrée à celui que j’identifiais comme un homme pour la raison que son expression de genre, sa manière de se présenter au monde, était délibérément masculine et qu’il ne pouvait pas dans ces conditions faire l’expérience sur laquelle le public du festival se retrouve. Dépité, il cracha dans ma direction pendant que son amie agressa une femme trans qui était dans la file derrière elle, remettant en cause à haute voix sa présence : « J’imagine qu’elle non plus n’a pas le droit d’entrer. » La femme en question ne passait pas pour cisgenre mais son expression de genre était féminine. Elle s’inquiéta de ne pas être la bienvenue alors qu’elle l’était.

Pendant les jours suivant cette double agression, je m’inquiétai évidemment d’avoir fait une erreur d’appréciation : et si j’avais fermé la porte à une femme trans ? (On a le doute facile quand on a été socialisée comme une femme.) Ces scrupules ont été écartés par un soignant cisgenre qui accompagne des personnes trans des deux genres à tous les stades de leur transition, dont le discours n’était pas éloigné de celui des femmes trans que j’ai pu lire. Les personnes trans tiennent à être perçues comme appartenant à leur genre et dans le cas de femmes une pilosité faciale masculine est la dernière chose qu’elles ont envie de montrer aux autres. Il est improbable qu’une femme trans vienne se mettre en difficulté en se présentant avec une expression de genre si codée comme masculine tout en se disant femme. Et d’ailleurs c’est son amie qui l’a « auto-déterminée » femme et trans. Dans le dialogue que nous avons pu avoir dans le cadre du festival avec les membres d’une association de femmes trans, la lecture de l’incident a été la même, d’autant qu’il avait été accompagné d’une agression qui portait atteinte au sentiment de sécurité et d'inclusion d’une femme trans. Les bénévoles du festival qui connaissaient les personnes en question et les avaient probablement invitées n’ont jamais infirmé cette interprétation.

Cette année des faits assez semblables se sont produits. Une bénévole ponctuelle de l’association (par opposition aux bénévoles à l’année qui organisent le festival) nous a reproché d’avoir exclu du festival une « femme transgenre non-binaire », se plaignant de notre discours trans-inclusif incohérent avec nos pratiques et nous sommant de nous définir comme « TERF », l’insulte qui a cours contre les féministes trans-exclusives. Les femmes impliquées dans les faits avaient un autre regard sur ce qui s’était passé (n’étant pas présente, je reprends leur propos). Selon elles, une personne identifiable comme un homme avait fait l’objet d’une alerte par des spectatrices, dans un festival qui réunit pourtant beaucoup de femmes et de lesbiennes avec une expression de genre masculine et un genre pas toujours lisible au premier regard. Quelques organisatrices étaient allées s’assurer que sa présence entrait dans le cadre posé par le festival. Cette personne, s’identifiant comme « non-binaire » et non comme « femme » ou « lesbienne », a proposé d’elle-même de quitter la salle. Voilà pour l’exclusion d’une femme trans par des TERF enragées…

Dans les deux cas, des femmes ont pris la liberté d’inviter des personnes qui n’étaient pas concernées par la non-mixité du festival en prétextant fallacieusement que celles-ci étaient des femmes trans alors que ce n’était vraisemblablement pas le cas… et que les personnes qui faisaient l’objet de cette identification ne la reprenaient même pas. Comme si l’identité trans était un joker valable dans toutes les situations pour refuser des règles collectives. Comme si c’était une identité appropriable à volonté et qui offrait des tours de manège gratuits.

Ces deux cas sont assez facilement lisibles comme un abus mais que se serait-il passé si les personnes en question avaient été dans la mauvaise foi ou le déni ? La commission dans laquelle ces questions ont été discutées a fini par trancher, à la suite de débats auxquels j’ai participé, en faveur d’une acceptation inconditionnelle de l’auto-détermination de la personne au motif que c’est plus « généreux » (pour qui ?) et plus pratique. L’association de femmes trans qui nous a accompagnées nous avait pourtant donné des outils pour ne pas nous soumettre à la parole du premier venu. Le genre est lisible, comme on l’a vu, et il est légitime de faire confiance à sa première impression pour entrer en dialogue avec la personne et éventuellement lui signifier notre soupçon qu’elle est de mauvaise foi. Comme nous sommes plus royalistes que la reine et plus intègres et déterminées en tant qu’alliées que ces femmes trans (soupir d’exaspération), cette proposition a été refusée. Nous nous soumettons donc (en théorie, car en pratique ça coince un peu plus) à l’auto-détermination de n’importe qui comme femme trans, serait-ce de la part d’une personne qui se présente avec une expression de genre masculine et n’a jamais fait le moindre geste pour être perçue comme femme.

Dans un texte précédent, je citais le mot d’une blogueuse trans : « Trans étant un fait social, on ne s’auto-identifie pas trans. De fait, on l’est si on transitionne ou si on en a l’intention ; on ne l’est pas si on ne transitionne pas et n’en a pas l’intention. » Il est pourtant acquis dans une certaine doxa libérale et individualiste (3) que chacun puisse se permettre de s’approprier le vécu de femmes, y compris le vécu de femmes trans, sans avoir jamais vécu les insultes sexistes, la menace du viol, la réduction au silence et autres joyeusetés dont toute femme, cis ou trans, a fait l’expérience dans sa vie (et si ce n’est que ça, elle s’en est plutôt bien tirée). Pour ne rien dire du vécu spécifique des femmes trans car ce n'est pas le mien.

Ce serait comme faire intrusion dans une réunion en non-mixité de personnes racisées alors qu’on est blanc·he, sous des motifs pas plus valides. Qu’importe que cela soit irrespectueux des expériences en question et que cela mette à mal le projet politique de ces groupes : nous sommes la seule minorité qui craint de poser des limites, même à la mauvaise foi, et qui craint toujours de ne pas être assez « généreuse » ou de se tromper ou de s’opposer à l’autre (4). Qu’importe que ces intrusions soient au fond misogynes et transphobes car toute limite posée à ce genre de stratégie merdique qui va se réfugier derrière le « parapluie trans » peut en guise de représailles être dénoncée comme transphobe. On n’est pas à une incohérence près.

(1) Les deux expressions s’appliquent à des notions bien différentes, le genre et l’orientation sexuelle, mais ce sont des identités vécues comme politiques. Au-delà du fameux adage de Monique Wittig, selon lequel les lesbiennes ne sont pas des femmes, cette distinction permet au festival de reconnaître l’identité de lesbiennes qui se définissent comme « non-binaires ».
(2) L’ouverture aux hommes trans a été un temps discutée, au motif que beaucoup d’entre eux ont une histoire lesbienne et que notre programmation rend souvent compte de tels parcours. Dans d’autres cercles féministes les hommes trans sont inclus car leur pleine acceptation comme hommes dans le reste de la société peut ne pas être effective. Mais après une hésitation le festival a choisi de prendre acte de leur identité et de les considérer comme pleinement hommes. (Je trouve les deux positions également valables.)
(3) La philosophe trans matérialiste Pauline Clochec a, pour des raisons un peu différentes des miennes, des mots extrêmement durs dans cette intervention envers une idéologie queer en apparence révolutionnaire mais au fond très libérale pour qui l'identité ressentie par la personne est centrale dans le fait trans.
(4) Je n’écarte pas non plus les effets de tendance et le manque de débats et de culture politiques qui ont imposé cette vision libérale du genre comme une identité intime (« libéral » étant plutôt progressiste en contexte nord-américain mais en Europe un peu plus marqué à droite). Beaucoup parmi nous ont peur de se sentir rejetées, accusées de transphobie et de finir le reste de leurs jours seule avec leur chat si elles remettent en question ce récit. Je leur confirme que j’ai fait l’objet de rejets quand mon livre La Conjuration des ego a été perçu comme en désaccord avec cette doxa de l’auto-détermination de genres multiples congruents avec l’identité intime de chacun·e. Deux librairies anarchistes ont refusé de me recevoir, cette question faisant débat en leur sein. L’une des libraires ayant pris cette décision contre l’avis de son collègue a été sommée par lui de me faire en face cette réponse et de l’argumenter alors qu’elle lui avouait ne pas identifier ce qui exactement posait problème dans mon livre (sa réponse tardive était pour le moins indigente et son seul argument était au final que nous ne faisions pas partie de la même génération). Dans les débats de l’autre, auxquels j’ai eu accès, la situation de mon point de vue a été « auto-déterminée » et j’ai été d’emblée considérée comme « femme cissexuelle et cisgenre » par des personnes qui ne me connaissaient ni personnellement ni visiblement de ce blog car je n’ai jamais caché ici que je suis une femme cis mais que j’ai une expression de genre ambiguë et que je suis régulièrement mégenrée. Il faut un minimum de courage pour tenir une ligne matérialiste et je remercie toutes les personnes queer et trans qui ont fait l’effort de me lire et m’ont rassurée sur le fait que, même si certains de mes exemples sont discutables, je n’écris pas des brûlots transphobes.

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