Eux ou nous

« Nous sommes les 99 %. » C’est une expression et une analyse que je n’ai jamais trop appréciées. Nous serions ainsi, tou·tes autant que nous sommes, cadres sup et crève la dalle, soumis·es aux diktats du capitalisme. Et personne parmi nous, oh non, n’en serait le prisonnier volontaire, bien content·e de profiter de toutes les marchandises qu’il offre. Quand j’entends « 99 % », je repense à ce militant communiste montrant à ses potes les photos de ses vacances au Vietnam avant la réunion de la gauche unie post-2005. Je l’imagine aujourd’hui conduisant un SUV, ce type de voiture encore peu répandu il y a dix ans et que l’industrie automobile n’a pas spécialement promu avant de se rendre compte de la force de la demande – demande par ailleurs tirée entre autres par le sentiment (et la réalité) de la moindre sécurité face aux SUV des personnes qui conduisent des voitures de taille plus raisonnable (1). Ou comment un objet énergivore et idiot s’est imposé via le marché (y compris les marchés publics) et contribue à verrouiller notre futur.

La force du capitalisme, c’est bien d’avoir emmené tout le monde ou presque dans une organisation économique et sociale qui priorise les qualités de la marchandise (confort, plaisir, compétition sociale) aux dépens de tout autre critère écologique ou démocratique. Mais c’est un abus de pouvoir de dire, par exemple, que les transports aériens ont été « démocratisés » quand ils ont à proprement parler été massifiés et que leur usage reste corrélé au revenu et non soumis à la délibération populaire. Et si depuis quelques dizaines d’années (2) les alertes sont lancées à propos du délabrement du milieu provoqué par la production et la consommation de services et de marchandises (à l’usage des particuliers comme des entreprises et des États, voir le bilan écologique de l’armement), il ne faudrait pas oublier qu’avant d’être un peu audibles elles n’ont vu leur audience croître que très progressivement. Membre de la première génération climat des années 2000, je me souviens bien de l’impression alors de crier dans le désert. Les pionniers et pionnières de l’écologie ont subi encore plus d’indifférence ou de sarcasme, ringardisé·es par la culture consumériste et le mythe du progrès dont pouvait se prévaloir le premier imbécile venu.

Ceci dit, aujourd’hui l’écologie politique a gagné des batailles culturelles et s’impose comme l’une des directions vers lesquelles nos sociétés devraient tendre. Dans un billet précédent, je notais l’intérêt bien documenté des classes populaires pour la consommation alimentaire perçue comme durable (locale ou bio), même quand les moyens économiques forcent à se nourrir de produits plus nocifs pour la santé ou l’écosystème. Ce regard écologiste qui fait aujourd’hui partie du sens commun peine néanmoins à emporter les arbitrages quand il est confronté à d’autres enjeux : comment distribuer les richesses dans un monde où on en crée moins ? à quelle perte de confort (par exemple de capacité à nous nourrir en abondance, notamment de viande) s’attendre et ne constitue-t-elle pas un trop gros sacrifice ? Les blocages existent, pas moins forts que la bonne volonté : crainte du saut dans l’inconnu que constitue un changement de modèle, inertie des macro-structures que nous avons construites pendant nos années d’abondance, en particulier dans le logement et les transports.

Mais surtout, l’audience beaucoup plus forte de l’écologie aujourd’hui et le constat que les fruits de l’industrialisme sont de plus en plus amers, que notre avenir est incertain face aux sécheresses à répétition et aux premiers signes tangibles du changement climatique, tout cela se heurte à un refus des gouvernants. « L’écologie, ça commence à bien faire », nous disent-ils après quelques gestes symboliques, alors que ça ne faisait que commencer… Le résultat, c’est cette situation qui défie l’entendement, où les questions écologiques font l’objet d’arbitrages toujours défavorables et où des solutions qui nous mènent droit dans le mur continuent à nous être imposées. En agriculture par exemple, des budgets publics continuent à être alloués à des productions qui détruisent ou polluent les sols, les eaux et même l’air, qui ne contribuent en rien à notre souveraineté alimentaire puisqu’elles sont dépendantes d’énergies fossiles importées et de marchés peu profitables à l’export. Le système agricole rapporte à un nombre très réduit d’agriculteurs et aux industries de l’amont et de l’aval qui étranglent économiquement le reste de la profession. Sous prétexte de nous nourrir, ou plus hypocritement encore de nourrir le monde, ce secteur perdure car des politiques publiques servent avant tout ces intérêts privés très particuliers.

Des arbitrages qui étaient opérés systématiquement en faveur de l’activité économique, serait-elle prédatrice, destructrice et polluante, il nous était aussi conté pendant des décennies que c’était pour nous, pour lutter contre le chômage de masse et nous offrir à chacun·e un emploi, même mal payé et nocif. Mais que le dit chômage baisse trop et que des difficultés de recrutement apparaissent (c’est le principe du plein emploi, comme je le rappelais ici) et les coups de pied au cul pleuvent sur celles et ceux qui ne sont pas en emploi ou n’ont pas envie de brader leur force de travail. Le secret est désormais éventé, nous n’étions pas au centre de leurs attentions. Ces arbitrages en faveur de l’économie servaient surtout à nourrir les intérêts du capital, de ceux qui détiennent les moyens de production et veulent produire plus pour gagner plus, à n’importe quel coût, y compris en faisant brûler notre planète.

Si les gouvernements les regardent avec des yeux doux, est-ce manque de connaissances ? Certes savoir c’est pouvoir et beaucoup a été dit sur les efforts du capital pour cacher la réalité du changement climatique ou de la toxicité des produits utilisés couramment en agriculture. Et Macron a récemment avoué n’avoir pas mesuré la rapidité du changement climatique – comme si l’information à ce sujet circulait mal, comme si avoir espéré renvoyer la merde sur des générations plus éloignées n’était pas pire encore. N’empêche, l’ignorance et les biais cognitifs des privilégiés et des classes qui nous gouvernent cachent bien mal le service des intérêts des plus gros acteurs économiques et la collusion entre élites politiques et économiques. En matière d’écologie, l’attentisme (au mieux) et le business as usual, le doigt qui montre la lune des solutions basés sur le marché qui blessent la société ou des solutions techniques aussi néfastes au milieu, toutes ces stratégies pour faire croire qu’on ne peut pas mieux faire pour atténuer et s’adapter au changement climatique constituent une trahison des classes gouvernantes, celles qui osent nous regarder les yeux dans les yeux à la télé. Le capitalisme vert ne sert pas à nous faire un monde vivable mais à enrichir un petit nombre, ça a largement été documenté ici, ici, et encore.

Parfois ceux qui nous gouvernent vont jusqu’à nous dire qu’ils nous ont réservé une trajectoire à +4° de réchauffement en Europe, alors qu’à 1,2° dans le monde (3) on subit déjà sécheresses, pertes de rendement et épisodes climatiques graves. Les classes dominantes sont moins touchées par la dégradation de notre milieu et peut-être ont-elles déjà réservé un spot sur Mars. Mais nous, nous allons vivre dans ce monde-ci, un monde où les compagnies d’aviation sont grassement subventionnées, où Total accroît ses capacités de production d’énergie fossile, financée par la BNP, un monde où n’importe quel million d’euros peut rendre inhabitable les lieux où nous vivons, un monde où les dernières eaux sont accaparées pour l’agriculture ou l’industrie, au mépris du droit et avec l’aide de subventions d’État.

Malgré tout, malgré le constat que nous, les 99 %, continuons dès que nous en avons les moyens à nous goinfrer de voyages en avion, de viande d’usine et souhaitons toujours passer l’heure de pointe en voiture dans les embouteillages plutôt que serré·es dans les transports en commun, il nous faut sortir de l’illusion que ceux qui nous gouvernent et nous sommes dans le même bateau et que c’est avant tout nos bas instincts qu’ils servent. Ils ont d’autres maîtres, ce sont les 10 % les plus aisé·es, plus certainement les 0,01 %, qui influencent le plus sûrement les politiques publiques (4). Notre survie ne se fera donc pas avec eux. C’est eux ou nous.

(1) Lire à ce sujet Laurent Castaignède, Airvore ou le mythe des transports propres, Écosociété, nouvelle édition 2022.
(2) L’écologie politique a des racines encore plus profondes que son surgissement électoral dans les années 1970.
(3) L’objectif d’une stabilisation du changement climatique à 1,5° globalement semble de plus en plus hors d’atteinte. Le chiffre de 4° pour la France correspondrait à un 3° global, soit le double. C’est bien cet objectif qui fait l’objet d’une étrange consultation en ligne par le ministère dédié. Il ne s’agit pas d’un formulaire mais de réponses à envoyer par mail « avant mi-septembre » (sic) à des questions ouvertes (ces réponses étant beaucoup plus difficilement exploitables statistiquement, le corpus qui en sera tiré sera certainement précieux pour les historien·nes du futur, pas pour les décideurs d’aujourd’hui). La première question porte sur la pertinence d’une politique d’adaptation au changement climatique. La seconde demande si l’objectif le plus pessimiste, c’est toujours bon pour nous. La dernière enfin nous invite à refaire le travail de prospective du GIEC, du Haut Conseil pour le climat, de tous les acteurs qui proposent de mettre en œuvre des politiques d’adaptation et d’atténuation dont les grandes lignes sont connues de tout le monde. Des fois que ceux qui nous gouvernent ne se soient torchés avec leur travail que par mégarde et qu’ils n’aient attendu que nos réponses à cette grande consultation pour le découvrir. Après les cahiers de doléance du « grand débat » jamais retrouvés, les conclusions de la convention citoyenne sur le climat majoritairement pas traduites politiquement et globalement dévoyées, ainsi que les travaux des diverses instances consultatives (HCC, COR, etc.) ignorés, le foutage de gueule participatif a cette fois oublié de mettre les formes.
(4) Nombre d’études montrent qu’aux États-Unis les politiques publiques servent les intérêt des plus riches, probablement en raison du financement des campagnes électorales, soit de la dépendance des élu·es aux dons des plus riches (0,01 % de la population donne 40 % des sommes). Les constats sont assez proches en Europe, même si sur le continent les partis sont financés par l’État. Les politiques qui ont le plus de chances d’être mises en œuvre sont celles soutenues par les 10 % les plus riches (et rejetées par les 10 % les plus pauvres, preuve qu’ils et elles servent au moins de repère). L’opinion des classes intermédiaires, elle, est peu significative statistiquement. Elsässer, Lea; Hense, Svenja; Schäfer, Armin (2018) : "Government of the people, by the elite, for the rich: Unequal responsiveness in an unlikely case", MPIfG Discussion Paper, No. 18/5, Max Planck Institute for the Study of Societies, Cologne. Citée par Hélène Landemore.

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