Séparer la femme de l’artiste
Par Aude le vendredi, 8 septembre, 2023, 07h40 - Textes - Lien permanent
On ne peut pas séparer l’homme de l’artiste, dit-on. Au-delà de la simple volonté de punir des méfaits qui ne l’ont pas été et de porter atteinte au succès d’un artiste par ailleurs méchant homme, il y a l’idée que l’œuvre tout entière respire le vice reproché à son auteur. Est-ce si vrai ? Si c’était le cas, toute la série de J.K. Rowling, tout le monde de fiction qu’elle a créé autour d’une école de sorcellerie, transpirerait la haine des femmes trans qu’on attribue à l’autrice, celle dont on ne prononce plus le nom. Or il m’a été plus d’une fois donné de constater que pour les fans de Harry Potter qui sont trans ou soutiennent les personnes trans dans leur lutte contre un carré de féministes, en nul cas cet univers fictionnel ne devait être banni de leurs étagères. Il continue à être lu, à offrir des références, à être exploité commercialement – et de quelle manière ! L’œuvre continue à être révérée mais sur l’artiste tombent des foudres qui vont jusqu’à invisibiliser sa maternité de l’œuvre, voire, mais c’est pour rire, à l’attribuer à un homme. Vous savez, Harry Potter à l'école des sorciers, le livre de Daniel Radcliffe. Certes tout le monde sait que le type en question avait 8 ans quand le bouquin est paru mais est-ce si drôle de matilder une autrice pour la simple raison qu’on est opposée à son propos ? Tellement de femmes ont été spoliées de leur œuvre, en leur temps ou pour la postérité, que le phénomène a été identité sous le nom d’effet Matilda.
Ce phénomène de spoliation ne concerne pas que les femmes, il a d’abord été identifié par Robert K. Merton en 1968 (1) comme une dynamique propre au monde académique et intellectuel : on cite plus volontiers des auteurs déjà très renommés car leur prestige rejaillit sur qui les cite, alors que citer un chercheur débutant et inconnu au bataillon peut sembler une faute de goût (2). Ce qui fait que la reconnaissance ne se partage pas aussi bien et tend à se concentrer là où elle s’est déjà concentrée. En clair, on n’arrose que là où c’est déjà mouillé, ou comme disait Saint Matthieu (Mt 13:12, trad. Segond) : « On donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. » C’est de là que vient le nom du phénomène, applicable dans un tel nombre de domaines que je m’étais promis d’écrire là-dessus il y a quelques années mais j’ai dû renoncer devant l’ampleur de la tâche. La levée de fonds pour restaurer Notre Dame de Paris venait de réunir des montants hallucinants mais quelques mois plus tard la proposition de faire de même avec la forêt amazonienne, alors livrée aux flammes, n’a rencontré qu’un intérêt poli. Les Bernard Arnaud du monde entier choisissent leurs causes, comme l’analyse ici la journaliste Nora Bouazzouni à propos de son méga-don aux Restos du cœur (lire aussi ma chronique du livre de Bénédicte Bonzi, La France qui a faim). Ils vont toujours vers les mêmes causes consensuelles, les autres sont dédaignées. Ils choisissent aussi leur art, toujours les mêmes noms et les mêmes logiques, alors que leur mécénat nous coûte cher (3) et que la commande publique reconnaît une plus grande variété d’artistes. C’est la même logique qui prévaut quand les premiers installés dans un domaine bénéficient de leur antériorité pour avoir plus de visibilité, plus de moyens économiques, quelle que soit leur valeur propre. On comprend que les plus jeunes et les femmes soient désavantagé·es, elles étant souvent perçues comme illégitimes et usurpatrices.
L’effet Matilda est une variation de l’effet Matthieu, applicable aux femmes. Il a été décrit formellement par la sociologue des sciences Margaret W. Rossiter, qui en 1993 en crédite Matilda J. Gage, une féministe du XIXe siècle. Que ce soit par mépris pour les femmes ou par hostilité envers une femme en particulier, l’effet Matilda non seulement nous prive de la connaissance d’œuvres féminines mais aussi de la capacité des femmes à faire œuvre, en sciences comme en art. La reconnaissance et les bénéfices aussi bien matériels que moraux qu’elle apporte sont nécessaires pour continuer à écrire, peindre ou simplement être employée. Faisant une histoire de l’art contrefactuelle, le critique littéraire Pierre Bayard note le besoin de répondre à certaines demandes sociales pour faire œuvre (4) et met la faible part des femmes en histoire de l’art sur le compte de ce dialogue parfois malheureux entre artistes et société. L’effet Matilda rajoute à ces difficultés d’autres encore.
Bref, invisibiliser J.K. Rowling, c’est comme appeler les TERF (5) au « bûcher », c’est une faute morale pour une féministe. Elle ne témoigne que de l’embarras à vouloir canceler Rowling mais pas son œuvre et à vouloir faire une exception, pour cette fois. « Oui, enfin là on doit pouvoir séparer la femme de l’artiste, parce que ça m’arrange bien. » Ça n’a aucun sens finalement. S’il n’y a pas trace de transphobie dans la série Harry Potter, y a-t-il des traces de pédocriminalité dans Chinatown ou dans Le Couteau dans l’eau de Roman Polański ? Il y a sûrement des traces de réduction des femmes à leur physique ou au désir sexuel qu’on peut avoir pour elles et on a le droit de ne pas aimer non plus les derniers films de Woody Allen, qui mettent en scène des jeunes gens beaux et riches dans des villes touristiques (visit Paris, Barcelona, London). Il est très légitime aussi de ne pas soutenir les artistes ou les personnes qu’on n’aime pas en raison de leur comportement (ici je garde pour moi une liste de méchants hommes et méchantes femmes que je ne lis plus en raison de leur comportement bien en-dessous de leurs valeurs affichées). La vie est bien courte alors une fois qu’on a fait le tour d’un domaine on doit pouvoir choisir à qui offrir son attention. Mais quant à séparer l’homme de l’artiste, on verra quand celles et ceux qui ont grandi avec Harry Potter seront plus cohérent·es dans leurs goûts littéraires.
(1) Robert K. Merton, « The Matthew Effect », Science, vol. 159, no 3810, 1968, p. 56-63.
(2) Je me rappelle avoir vu citer avec des pincettes les premières publications d’Antoine Dubiau, auteur ayant depuis lors publié Écofascismes (Grevis, 2022), parce qu’il les signait Toinou. Ça n’aide pas. Mais ça permet de comprendre la difficulté d’un·e professionnel·le, tenu·e de démontrer en continu sa maîtrise des codes du métier, au moment de citer une personne qui manque de reconnaissance académique.
(3) C’est nous qui payons une partie des choix des personnes imposables quand elles choisissent de soutenir tel parti politique, de faire du mécénat dans tel domaine. Les choix leur appartiennent, les frais sont partagés. Et leur choix changent nos vies. Aux USA, 0,01 % de la population donne 40 % des sommes qui financent les campagnes électorales, comme je le notais dans mon billet précédent, influençant les politiques qui sont menées.
(4) Les Beatles y ont répondu mais pas les Kinks. Leur carrière a été beaucoup plus brève, malgré leur talent bien supérieur à celui des premiers, selon Pierre Bayard, et ils auraient dû en toute logique (mais il n’y a pas de logique et le talent n'est pas déterminant) être le groupe-phare des années 1960.
(5) « Féministes radicales trans-exclusives », une expression dépréciative. Elles-mêmes se prétendent plutôt « critiques du genre », ce qui m’a toujours fait lever les yeux au ciel car la notion de genre qu'elles récusent n'est autre que la traduction des rapports sociaux de sexe que le féminisme interroge.
PS : Pour suivre l'actualité de ce blog et vous abonner à sa lettre mensuelle, envoyez un mail vide à mensuelle-blog-ecologie-politique-subscribe@lists.riseup.net et suivez la démarche.