Faire justice

FAB_22_11x16_8_DECK_MARSAULT_faire-justice_OK.jpg, nov. 2023Elsa Deck Marsault, Faire justice. Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes, La Fabrique, 2023, 168 pages, 13 €

Les milieux les plus radicaux que je fréquente ou que j’ai fréquentés ont du mal à proposer une critique très acérée de la justice telle qu’elle est couramment pratiquée. Une fois l’État accusé de maintenir une « justice de classe », les arguments se font rares. C’est certes un gros morceau, que de comprendre, documenter et expliquer comment la justice est rendue en faveur des classes dominantes, de la répression des classes exploitées (émeutiers, Gilets jaunes) jusqu’aux affaires familiales (« tribunal des couples » qui paupérise les femmes ou difficile prise en compte des violences sexuelles contre les femmes et les enfants), et sert surtout à préserver un ordre fondamentalement injuste (1). Mais il reste encore à penser la place des victimes, utilisées à l’occasion mais toujours dans l’intérêt de l’État (réparer les torts qui leur sont faits est la dernière préoccupation des juges alors que ce devrait être la première) ou la vision de l’être humain qui sous-tend le système judiciaire (au mieux à réformer, au pire à exclure du corps social tel une mauvaise tumeur), toutes les idées souvent pourries mais parfois intéressantes (2) qui font la justice d’État.

C’est peut-être ce manque de réflexion sur un objet important qui fait que les tentatives de rendre justice dans les milieux radicaux ne sont pas toujours plus réussies que la justice bourgeoise, même assises sur de plus grands idéaux. Parfois même l’idée que l’être humain peut changer ou la simple proportionnalité des peines ne font pas partie du répertoire libertaire, j’en parlais ici. C’est un sujet qui me tient à cœur, entre autres parce que j’ai fait l’objet d’une parodie de procès à Lille dans le journal La Brique, exclue pour ma violence intrinsèque, bien étrangère aux blanches colombes qui me jugeaient, puis réintégrée dans la foulée « parce que c’est toi » (une bonne grosse meuf sympa qui faisait plus que sa part de la vaisselle ? la seule du journal qui était aussi publiée ailleurs ? mystère de l’arbitraire). J’ai pris la peine de déplier cette affaire dans une petite brochure. Je ne suis pas la seule à avoir fait l’objet de tels jugements, je donnais l’exemple de ce camarade tricard dans le principal lieu anarchiste lillois pour des raisons que tout le monde a oubliées depuis le temps et qui, la dernière fois que j’ai constaté son existence, vomissait sur tout le monde avec une persévérance qui faisait pitié à voir. Rien de très intéressant au vu de nos valeurs si exigeantes.

C’est donc avec un très grand intérêt que j’ai découvert le propos et les pratiques d’Elsa Deck Marsault, membre du collectif Fracas et autrice d’un petit ouvrage bien senti, Faire justice. Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes (même si le sous-titre est long, ça donne envie de le rappeler). Fracas, c’est un « collectif queer et féministe d’aide à la gestion de conflits interpersonnels, de violences et d’agressions au sein de collectifs ». Il intervient à la demande d’une ou des parties pour contribuer à la régulation de conflits, ceux qui par choix ou non ne font pas l’objet d’un traitement judiciaire, plutôt dans les milieux queer radicaux mais pas que. Dans les exemples du livre et des interventions que j’ai pu suivre, il s’agit pour beaucoup de violences en cours ou achevées que les collectifs au sein ou en marge desquels elles ont lieu peinent à gérer ou gèrent d’une manière en soi violente et qui nécessite une médiation.

L’autrice cite notamment la pratique du call-out, ou dénonciation publique de violences sexuelles. C’est une pratique qui s’est massifiée avec le mouvement #MeToo, lequel a fortement valorisé ce type d’intervention où des femmes s’unissent pour mettre en cause une personnalité puissante ou respectée et qui bénéficie d’une impunité indue. Beaucoup des actes dénoncés sous cette bannière avaient fait l’objet de plaintes plus confidentielles mais sans conséquence, auprès de la police ou des institutions censées réguler la violence dans le cadre où évoluaient prédateur et victimes (un studio de cinéma, une chaîne de télévision, un parti politique…). Le caractère public et collectif de l’attaque des personnes ayant subi les violences permet d’espérer déjouer l’asymétrie de pouvoir qui contribue aux actes et à leur perpétuation.

Les call-outs qui se sont depuis multipliés dans les milieux féministes et queer n’ont pas les mêmes caractéristiques. Ce sont pour la plupart des actions individuelles, souvent aucune tentative de médiation n’a été faite en amont, les reproches faits aux acteurs et actrices des violences sont parfois si flous qu’ils et elles peinent à les identifier, il arrive que les personnes auxquelles il est fait violence soient dépossédées de leur plainte, voire fassent l’objet elles-mêmes de violences pour punir une position « non conforme » qu’elles auraient adoptée après les faits et enfin les personnes dénoncées peuvent voir leur vie foutue en l’air par les exclusions formelles ou la rumeur qui se fait vite harcèlement, d’autant plus facilement en ligne, sans proportion avec les torts qu’elles peuvent avoir, qu’elles les aient reconnus ou pas. L’intérêt de la victime, la confiance dans la capacité à comprendre de ses erreurs, la proportionnalité de la peine n’y sont pas quand une personne est tricarde sans précision de durée ou quand cette exclusion en entraîne d’autres pour des personnes queer qui peuvent cumuler précarité économique et problèmes de santé mentale et dépendent fortement de ces liens tissés pendant des années. On n’est pas loin du lynchage et l’autrice note la fonction d’exutoire de ces punitions, qui donnent une impression de puissance quand par ailleurs les perspectives politiques des dits groupes sont assez maigres. Hélas, cette puissance n’est pas seulement illusoire, elle fragilise aussi beaucoup les collectifs : on ne s’y sent pas en sécurité, toujours menacé·e par l’exploitation « politique » d’un mot de travers ou d’un geste pas très heureux, et cela contribue à la fatigue militante et aux évasions de camarades qui préfèrent tout arrêter.

Il s’agit souvent, dans les exemples du livre, de préserver l’intégrité des personnes prises dans une mauvaise gestion des conflits et des violences mais Deck Marsault donne aussi l’exemple de travaux collectifs à mener pour qu’un acte de violence serve à repenser le fonctionnement du groupe. Dans certains faits de violence il serait facile de voir la faute inexcusable d’une personne alors qu’ils remettent en question toute une structure, des valeurs qui y ont cours à l’organisation la plus concrète. Déplier le problème, ne pas le résoudre à moindres frais par le blâme d’une personne, permet à tout le groupe d’être plus à la hauteur de ses ambitions. La justice n’est pas que l’idéal à atteindre dans la régulation d’un conflit, elle peut être l’outil de transformations plus larges.

Le livre s’attache à transmettre les préoccupations de la justice transformative, un corpus d’idées selon lequel faire justice ne sert pas seulement à réparer les torts pour permettre à chacun·e de retrouver sa vie d’avant (c’est l’idée de la justice réparatrice) mais aussi à transformer la société. Ces violences interpersonnelles, qui touchent à un titre ou à un autre (victime ou coupable) d’autant plus fortement les classes dominées, s’inscrivent dans une société fondées sur l’exploitation et la domination des dites classes, ce qui oblige à envisager les violences dans un cadre plus large (capitalisme, patriarcat notamment). Faire justice constitue une bonne introduction à ces questionnements, en mêlant exemples concrets et considérations théoriques. Il met le nez des milieux queer et féministes radicaux dans leurs pratiques discutables en matière de justice et on peut avoir, comme l’autrice l’avoue, des scrupules à montrer autant de failles. Mais ceux et celles qui les exploiteraient sans avoir à cœur que ces pratiques soient mieux pensées et moins toxiques rongent déjà bien assez d’os pour que cette publication soit globalement très bénéfique (la suite au prochain épisode). L’autrice ouvre le débat, par son livre et de nombreuses discussions listées ici.

Vous pouvez aussi découvrir le propos d’Elsa Deck Marsault dans le passionnant cycle « Nous faire justice » de Victoire Tuaillon.

(1) Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, vient justement de justifier que des ministres mis en examen dans des affaires de corruption restent en poste alors qu’une mise en examen pour un « délit pénal » susceptible d’être puni de prison, comme le trafic de drogue ou un braquage, justifierait selon lui sa démission. Or « les atteintes à la probité (corruption, trafic d’influence, favoritisme, détournements de fonds publics, prise illégale d’intérêts, etc.) sont des délits qui peuvent emmener leurs auteurs en prison pendant plusieurs années, d’après le Code pénal », comme les délits de pauvres précédemment cités. Fabrice Arfi, « Olivier Véran et les affaires : le naufrage du discours de la majorité », Mediapart.fr, 15 novembre 2023.
(2) J’écoute à l’occasion « Esprit de justice » d’Antoine Garapon, qui propose parfois des sujets très riches, et je conseille une livraison de Lundisoir consacrée au métier de juge.

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