Sur quelques accusations de fascisme envers le mouvement anti-industriel

Il y a quelques mois a été publié un pamphlet anonyme dénonçant le « naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel ». Mouvance à laquelle j’estime appartenir (entre autres affiliations) et pamphlet dans lequel un de mes écrits fait référence… Je ne sais pas si c’est une position spécialement confortable ou au contraire inconfortable mais le fait est que je n’ai pas ressenti l’intérêt de m’exprimer à ce sujet. Les camarades du collectif anti-autoritaire et technocritique Ruptures l’ont fait et même si, probablement, nous ne sommes pas parfaitement aligné·es sur tout leur réponse me semble devoir clore le débat en rappelant d’une part que leur militantisme consiste non pas en une recherche de la pureté mais en la construction d’alliances pour lutter à la fois contre le « déferlement technologique » et le « raidissement autoritaire du pouvoir » (deux objets souvent réunis, qu’on pense aux technologies de surveillance) et d’autre part que ni la lutte sociale, contre les inégalités et les oppressions, ni la lutte technocritique pure n’ont pour elles et eux de sens si elles ne sont pas fermement liées l’une à l’autre.

Quelques années aux côtés des anti-indus

Le « mouvement anti-industriel », loin d’être homogène et organisé, est une sorte de nébuleuse faite de personnalités et groupes très visibles, d’autres qui le sont moins, d’auteurs et d’autrices, de lectrices et de lecteurs, de militant·es qui ont des priorités politiques et des modes d’interventions divers, qui font alliance et se disputent, un peu comme dans tous les milieux. En novembre 2011, j’ai eu la chance d’être invitée à un colloque où il semblait que tout le petit monde technocritique était présent et où, encore isolée après m’être battue contre les moulins à vent d’une revue techno-béate de la petite bourgeoisie verte, j’ai fait quelques rencontres prometteuses. Depuis lors quelques unes de mes espérances ont été balayées, d’autres rencontres ont donné lieu à des collaborations et à des relations d’estime réciproque. Il ne me semble pas qu’un tel événement se soit reproduit.

Un peu plus tard, j’ai pris la parole contre des réactions masculines hostiles à la « PMA » (1), dont certaines venaient de la mouvance technocritique, d’autres de l’écologie à papa, et dont une seule avait fait l’effort de documenter ce en quoi les techniques d’assistance médicale à la procréation doivent être discutées quand les autres se contentaient de paniques morales, craignant un monde « sans père ni repère » (c’est moi qui reprends l’expression de l’extrême droite catholique). Cela, ainsi peut-être que le simple retweet d’un texte critique argumenté, m’ont valu une suite de mauvais traitements : diffamation dans La Décroissance de septembre 2019 et insultes publiques en pdf le mois suivant (2), harcèlement anonyme par voie postale (j’ai reçu des communications d’entreprise au nom de la sinistre ministre Frédérique Vidal, insultes répétées pendant des mois), tous actes punis par la loi. Je n’ai pas porté plainte comme j’aurais pu le faire et ce n’est pas parce que j’avais confiance dans la capacité du milieu à réguler la violence en son sein puisque pour beaucoup de courageux camarades ce n’étaient « que des mots » (certes la fonction performative du discours est une notion savante mais pas besoin d’être linguiste pour en avoir une connaissance profane). Encore merci pour rien et grand bravo.

S’il faut courir au secours du « mouvement anti-indus », je ne suis donc pas la mieux placée. Les quelques affinités que j’y ai après tout ça sont avec des personnes ou des groupes en capacité d’entendre des critiques et d’en faire qui sont argumentées et évitent les attaques ad personam. C’est les gens avec qui on peut se parler même quand on est en désaccord sur les questions féministes et le traitement de la crise sanitaire.

Accusations de fascisme

C’est justement en raison de ces désaccords que les camarades, certain·es pour qui j’ai de l’estime et d’autres bien peu, font l’objet d’accusations de fascisme. C’est là un fait désolant à plusieurs titres. Certes la brochure en question repère quelques plumes qui par leurs lubies semblent bien appartenir à l’extrême droite : obsessions antisémites et démographiques notamment. Cette critique nous invite à une vigilance qui a parfois manqué dans les rangs anti-indus au moment de publier tel ou tel. Il serait donc regrettable de l’écarter d’un revers de main. Mais, dans le camp des accusateurs, traiter de fascistes un si large panel de personnes et de groupes, écofascistes proches du pouvoir et écologistes plus ou moins conservateurs, rend confus le concept même de fascisme, son autoritarisme, son besoin de boucs émissaires, son service du capital.

Cela couronne les stratégies de récupération et de confusion de l’extrême droite, des fois qu’elles n’aient pas assez bien marché. On a pu lire dans les accusations que quelques auteurs d’extrême droite avaient été très contents de publier un article chez une maison d’édition technocritique et anti-capitaliste qui ne les avait pas assez bien passés au crible. C’est une erreur de la part des éditeurs et une réussite pour une extrême droite qui fait son miel des analyses anti-indus – jusqu’à un certain point. L’officine nauséabonde Figaro Vox mène ainsi des interviews impeccables avec des auteurs et autrices technocritiques, tout en évitant d’aborder les questions qui fâchent (sur la justice sociale notamment). Les camarades devraient être plus attentifs à ces récupérations et ne pas aller se faire servir la soupe dans de tels endroits mais lire dans cet opportunisme une convergence volontaire des deux parties n’a pas de sens.

Par exemple, les cris d’orfraie du moment du président et de son Premier ministre sur la « catastrophe sanitaire » due à l’usage des écrans (par les jeunes, pas par les employé·es qui sont huit heures par jour sur un ordi (3)) ne sonnent pas le glas de la « dématérialisation » des services publics, dont l’école, promue depuis des années par les mêmes. Elles n’ont pas beaucoup de points communs avec les analyses du groupe technocritique Écran total (et des groupes d’enseignant·es qui en font partie). Cette énième panique morale mise en scène pour un électorat anti-pauvres et réac ne converge que bien superficiellement avec les discours anti-indus. Elle diverge bien sur le fond et sur la visée, émancipatrice et anti-capitaliste dans un cas, démago de droite dans l’autre.

philippot-confinement.jpg, juin 2024L’extrême droite a réussi à s’imposer dans le mouvement anti-pass. Accepter néanmoins l’amalgame entre extrême droite et opposant·es au pass sanitaire (rappelons que le pass est le geste autoritaire d’un président trop bête et arrogant pour avoir cherché à convaincre et que même le journal libéral The Economist a condamné son caractère anti-démocratique dans l’édito de son tour d’horizon global annuel), c’est saluer sans réserve ce succès. Il est peut-être plus intéressant de mettre en cause la sincérité de l’engagement des fascistes pour les libertés (kof, kof). Florian Philippot, devenu l’un de ses leaders, n’avait en mars 2020 pas de mots assez durs contre les autorisations de faire du jogging et prônait un couvre-feu. Celles et ceux qui manifestaient pour les libertés en 2021-2022 ont pour la plupart disparu bien vite des luttes contre la société de contrôle. Ne retenir de ce mouvement que les personnes qui l’ont rejoint par opportunisme ou pour réclamer le droit individuel de se soustraire à des politiques de santé publique, c’est là encore valider le récit de l’extrême droite et invisibiliser le fait qu’hors ces quelques mois de lutte c’est bien (une partie de) la gauche qui fait vivre le combat pour les libertés civiles, de la LDH à La Quadrature du net et à Écran total (4).

Si les accusations de convergence politique avec l’extrême droite avaient un objectif stratégique, il semble que ce serait de nourrir les rangs de l’extrême droite. Soit en grossissant artificiellement ses rangs de groupes et de personnes qui n’en font définitivement pas partie, par amalgame et proximité (être relayé·e par la même personne qui a relayé un facho, ce serait être facho soi-même), soit en repoussant vers elle les personnes avec lesquelles on a des divergences, pour ensuite pouvoir dire « je vous l’avais bien dit, qu’il ou elle était un gros facho ». Quand est-ce qu’on va s’interroger collectivement sur le fait que la gauche pousse vers la droite des personnes que dans son désir de pureté elle vomit, elle exclut, à qui elle n’offre plus d’autre espace politique ? Ce n’est pas une excuse car en cherchant un peu d’autres espaces existent, mais enfin la pitoyable trajectoire politique de Dora Moutot et Marguerite Stern, anciennement féministes, est aussi un bon coup de la droite qui les a draguées et une honte pour la gauche qui les a jetées à la poubelle. La propension à exclure n’est pas sans lien avec le rapport de pouvoir de plus en plus défavorable aux idées anti-capitalistes et anti-autoritaires.

Quelques chantiers

Une camarade me faisait part l’an dernier de son accablement devant les conflits qui avaient déchiré nos milieux concernant la crise sanitaire et de sa volonté de faire discuter ensemble des gens qui avaient pris des positions très différentes. Je suis partante, bien que très pessimiste sur ma capacité à faire entendre que l’infection de masse au Covid pose des problèmes de santé publique à long terme (puisque n’importe quel argument tiré de la recherche en sciences biologiques et médicales devient du « scientisme », chacun·e peut continuer à penser sans fondement sérieux que ce n’est qu’une « grippette »). Nous pourrions néanmoins nous mettre d’accord sur quelques points : l’incohérence des politiques sanitaires au plus fort de la crise, l’autoritarisme du pass sanitaire, les usages du choc pour faire avancer des tendances lourdes en matière de numérisation, de contrôle social et de concentration des richesses.

Je ne compte pas m’arrêter pour ma part aux accusations d’anti-validisme qu’essuient mes camarades. C’est bien comme ça que j’ai lu (rapidement) quelques textes parus pendant la crise sanitaire et qui me sont apparus assez contradictoires avec d’autres publications pour le coup anti-eugénistes et anti-validistes (concernant notamment les diagnostics pré-implantatoires de la FIV, voir les féministes de Finrrage dans L’Inventaire n° 7, 2018). Publications opportunistes ou départs en vrille par temps de Covid ? Il me semble dans tous les cas malvenu de n’adresser cette accusation qu’à cette mouvance-là quand par ailleurs tant d’autres mettent en avant leur engagement anti-validiste sans rien en faire.

Cet hiver des personnes appartenant aux syndicats les plus « éclairés » de l’union Solidaires ont interpelé leurs camarades : « Alors que la crise sanitaire est officiellement terminée, les mesures de prévention du Covid-19 sont devenues un privilège de plus des riches. Pour nous autres, les gueux, des infections à répétition accroissent le risque de Covid long et les mesures de précaution sont inexistantes. Au nom de quoi devrions-nous subir un traitement de classe de la maladie ? » Sans grand succès. Alors que les dirigeant·es de Solidaires se targuent de faire de l’anti-validisme la grande cause de l’union syndicale, aucun effort n’est fait pour que les réunions ou les formations soient seulement accessibles aux personnes qui ne souhaitent ou ne peuvent rentrer chez elle avec le Covid. Belle (im)posture.

De même, je n’en peux plus de voir louées les aiguilles à tricoter d’avant la loi Veil par des mecs qui n’auront jamais à prendre ce risque pour assumer leurs choix. J’ai même entendu, à la suite de l’excellente présentation du livre Ventres à louer. Une critique féministe de la GPA par sa co-éditrice Marie-Josèphe Devillers (L’Échappée, 2022, qui documente diverses pratiques de GPA dans le monde et à diverses époques) un connard, probablement anti-indus, dénoncer l’exploitation des donneurs de sperme volontaires en France au même titre que celle des jeunes femmes pauvres en Inde (enfermement et contrôle, médicalisation à outrance, césarienne obligatoire, entre autres) en un parfait opposé aux féministes libérales qui expliquent qu’on est tellement plus épanouie dans une usine à bébés que dans une usine textile. Outrance contre outrance. Ce qui avait commencé comme une discussion féministe est devenu un gloubi-boulga confus sur la « PMA » et seules Marie-Josèphe et moi avons semblé trouver à y redire.

La sphère anti-indus produit ou relaie des analyses féministes intéressantes. Outre l’ouvrage déjà cité, il faut mentionner ici la traduction de La Subsistance. Une perspective écoféministe de Veronika Bennholdt-Thomsen et Maria Mies (première édition en 1997, La Lenteur, 2022) ou Terre et liberté d’Aurélien Berlan (La Lenteur, 2021) dans lequel l’auteur, sans afficher de parti pris féministe, va chercher de quoi penser chez des autrices, assez naturellement. Malgré cela, l’impression est tenace qu’il s’agit là trop souvent d’une manière de se justifier, de faire parler des femmes bien choisies, et que le féminisme n’est pas un engagement bien chevillé au corps dans ce milieu très masculin. C’est une réserve qu’on peut faire à d’autres milieux politiques sans les traiter pour autant de fascistes et par ailleurs il semble qu’une nouvelle génération technocritique soit prête à articuler ces thèmes avec un féminisme sincère et vénère. En attendant, ce que j’ai lu de plus intéressant ces derniers mois concernant la médicalisation des corps, ce ne sont pas des caricatures foucaldiennes mais le propos d’une autrice trans matérialiste, Pauline Clochec, dans la deuxième partie d’Après l’identité (Hystériques & associéEs, 2023).

Si j’ai donc choisi dans un premier temps de ne pas m’exprimer, c’est que je n’ai aucun camp à servir et que prendre parti dans ces conditions, comme si tout était blanc ou noir, me semble inintéressant et stérile. Et surtout que j’ai souhaité consacrer mon temps à d’autres lectures. Je connais les défauts, parfois les errements, de mes camarades, je peux les leur reprocher à l’occasion mais le principal problème que pose la brochure qui les attaque est le fait de réduire le débat d’idées à des accusations confuses, de trouver normal que l’expression des divergences cède la place à des guerres de tranchées.

Le relatif isolement des groupes anti-industriels, que des attaques comme celles-ci ont vocation à accroître, tient aussi pour beaucoup au fait que la critique de la technique peine à passer la barrière de l’entendement dans de nombreux milieux radicaux qui font de la lutte contre les dominations leur étendard. Les usages proliférants des outils technologiques capitalistes, les « ça dépend ce qu’on en fait » y sont monnaie courante et la réflexion sur ce sujet est très limitée. Comme si les dominations interpersonnelles, plus évidentes et concrètes, accaparaient toute l’énergie des groupes, tandis que les dominations impersonnelles exercées par les macro-systèmes technologiques étaient plus imperceptibles. Les deux types sont également délétères et il est nécessaire de tenir les deux bouts. Je fais donc le doux rêve qu’il soit possible de débattre plus sereinement de tout ça qu’à base de brochures à l’emporte-pièce, en mettant en discussion les idées plutôt qu’en scrutant les personnes.

(1) Sous ce vocable inconsistant, il est question de plusieurs techniques dont la plus sophistiquée date du début des années 1980. Étrangement, la « PMA » fait débat depuis que son ouverture aux femmes seules et aux lesbiennes a été envisagée, alors qu’elles n’ont pas besoin d’un niveau de technicité aussi élevé que celles qui servent les besoins des femmes en couple hétéro confrontées à leur infertilité ou à celle de leur compagnon (mais on le leur impose parfois, comme l’a montré Aude Vincent grâce aux témoignages de lesbiennes engagées dans de tels parcours, preuve que toutes les personnes LGBT ne sont pas des consommatrices acritiques).
(2) Pas moins de trois pages étaient consacrées à mon arrivisme et à mon manque de radicalité dans la brochure d’un auteur m’accusant d’être jalouse de lui alors qu’il s’agissait apparemment plutôt de la réciproque. La brochure est disponible sur de nombreux sites qui ont eu la délicatesse de la publier mais c’est à cette adresse que j’ai choisi de répondre, voir en commentaires.
(3) J’ai consacré tout un billet récemment à montrer en quoi l’injonction à la responsabilité individuelle concernant l’usage d’Internet cache mal l’incapacité à poser la moindre limite démocratique à l’activité économique, laissant les individus seul·es face aux agissements du capital pour conquérir leur attention. L’injonction à quitter les écrans pour mener une vie plus saine, déjà paradoxale, se fait d’autant plus cynique quand on découvre grâce aux journalistes Philippe Descamps et Philippe Baqué la privation, pour raisons d’austérité, d’infrastructures sportives répondant aux besoins les plus basiques.
(4) Les analyses des geeks de la Quadrature convergent au final assez avec celles des technocritiques, si j’en crois le propos de Félix Tréguer lors des Assises de l’attention cet hiver à Paris.

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