Être de gauche et penser la domination (ou pas)
Par Aude le samedi, 27 avril, 2024, 17h37 - Textes - Lien permanent
Le récit des relations sexuelles abusives que le psychanalyste de gauche Gérard Miller a imposées à de jeunes femmes admiratives m’a rappelé les mésaventures subies par des ami·es. Dans mon entourage, je connais pas moins de trois personnes qui à des âges très jeunes (entre 18 et 22 ou 23 ans) ont eu des rapports sexuels avec des personnalités masculines, rapports qui après coup avaient un goût amer. Aucun·e n’a été forcé·e comme les victimes de Miller dans les descriptions qu’en donne Mediapart ici, mais il me semble que la relation qui s’est nouée alors interroge la notion de consentement.
Damien est très jeune au moment des faits, il a peut-être 18 ans, il est en décrochage scolaire, a un suivi psy et a fait une fois ou deux l’expérience de la prostitution bien que ses parents (chez qui il vit encore) soient aisé·es et lui donnent pour vivre des sommes confortables. Un jour il rencontre un penseur gay très marqué à gauche et assez connu, qui lui donne l’impression de l’écouter avec intérêt et d’initier une relation amicale. Mais Damien n’est pas un jeune normalien, plutôt un jeune rural isolé, et le grand intellectuel ne lui fait plus jamais signe après se l’être tapé.
Marion est une copine très cool qui aime l’humour anti-capitaliste. Un soir, après un de ses spectacles, elle rencontre l’artiste qui se présente comme un grand libéral et humaniste – et qui a l’âge de son père. Elle aussi imagine peut-être (elle m’en a parlé avec le minimum de détails) avoir initié une relation humaine au long cours avec une personne qu’elle admire. Il la saute, elle ne le reverra plus jamais.
Charlotte est étudiante et elle vient d’assister à la présentation d’un jeune auteur radical qui fait sensation. Elle a la chance de le côtoyer après la soirée, ils initient une relation plus égalitaire que dans les situations précédentes (en termes d’âge et de statut social) mais après leur coucherie l’auteur en question disparaît de sa vie.
Ce sont trois récits plus ou moins détaillés qui remontent à vingt ou vingt-cinq ans et m’ont été faits quelques mois ou années après les faits, directement par ces ami·es (certains prénoms ont été changés). Trois situations assez proches, dans lesquelles des personnes très jeunes rencontrent des personnes de statut supérieur, auréolées d’une gloire certaine en raison de leur talent et de leur engagement politique. Les trois savent très bien qu’il et elles n’ont pas été demandé·es en mariage ce soir-là mais pensent initier des relations de complicité, d’amitié, de camaraderie politique ou intellectuelle, d’amour, qui sait ? Et les trois sont déçu·es, se sentent après coup instrumentalisé·es et réduit·es à un bon coup.
Rien d’illégal là-dedans, il et elles sont majeur·es, n’ont subi aucune coercition ni même de pression. Quand il et elles me racontent les faits, il en reste plus ou moins d’amertume mais aucun traumatisme. N’empêche, est-ce que c’est la grande classe, quand on est un mec qui a du succès, de coucher avec des personnes très jeunes et subjuguées par son talent ? Non, je ne crois pas qu’on puisse être vraiment de gauche si on n’a aucune réflexion sur la domination qu’on exerce dans cette situation. Et je ne crois pas que le type qui a couché avec Marion, 21 ans ou pas loin, soit un grand humaniste qui mérite de donner comme il le fait des leçons à la France entière.