Pour lutter contre le changement climatique, rien de tel que le bonheur
Par Aude le samedi, 18 octobre, 2014, 16h51 - Textes - Lien permanent
« Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait, il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et, si l’imbécile et le porc sont d’opinions différentes, c’est seulement parce qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question. L’autre partie, pour la comparaison, connaît les deux côtés. »
John Stuart Mill, L’Utilitarisme (1871).
Sophrologie et TAFTA, éthiopathie et revenu garanti, réflexologie et démocratie directe, méditation et transition énergétique, reiki et décroissance, le programme d'Alternatiba à Lille a mis à l'honneur le développement personnel et les thérapies alternatives, qui composaient à vue de pif la moitié du programme. Revoilà le temps où manger bio voulait aussi dire s'habiller en poil de chèvre et se faire masser les pieds pour vivre mieux ? Mais non ! Aujourd'hui la cible du développement personnel s'est considérablement étendue et tout le monde est invité à découvrir un monde sans rapports de pouvoir mais avec une responsabilité : se faire du bien.
Certes les sociétés industrielles ne sont pas favorables à l'épanouissement
des personnes : la vie contemporaine est une suite de frustrations dues à
la confrontation avec des machines humaines ou électroniques, de rencontres
sous le seul signe de la contrainte, elle met à mal la vie intérieure (on passe
de l'omniprésence de l'image d'autres, inconnu-e-s mais fameux/ses, à la
nécessité de gérer son image à soi) et distribue le temps libre au
compte-gouttes. Il est compréhensible qu'on tente ainsi de lutter contre le
désastre ambiant en travaillant sur soi. Peut-être que cela mènera à déplacer
sa vie à la campagne, y créer des liens plus solides, s'ouvrir sur les
problèmes de voisinage et créer, là-bas, des alternatives au système. Peut-être
que cela mènera à trouver les ressources pour dire non à cette vie-ci et à
créer ailleurs des mini-sociétés inclusives : des communautés politiques.
Peut-être, qui sait ?
Mais plus probablement il s'agira d'un sauvetage solitaire, réservé à soi et à
ses proches sur des bases affinitaires (si c'est pour inviter ses potes, ça
existe déjà, ça s'appelle la vie sociale et les milieux de droite pratiquent
aussi bien volontiers). Pas question de retourner aux sociétés traditionnelles
et à l'obligation de se fader ses voisin-e-s, d'autres générations, d'autres
milieux sociaux, des potes qui ne vont pas bien, et de négocier sa vie dans des
familles ou des groupes humains trop larges. Plus probablement encore, il
s'agira d'un apprentissage du faire avec. En rentrant du boulot, faire quelques
étirements qui remettront le dos en place, prendre un peu de temps pour méditer
et hop, la force de travail pourra repartir pour un tour.
Il y a sûrement du réconfort à trouver dans des démarches très personnelles,
mais quid des raisons collectives qui nous mettent dans ces
états ? D'autres s'y frotteront, s'y brûleront pendant que quelques-un-e-s
auront eu des ressources pour aller se réfugier dans des soins plus ou moins
coûteux. A moi dont la famille a légué un héritage plutôt rationaliste et
confiant dans le fait que les institutions de la République font pour le mieux,
il a été offert la psychothérapie remboursée par la Sécu. Toutes mes
difficultés ont été expliquées par une cause unique : moi. Le marché du
travail m'explique en continu que je ne vaux rien ? Parlons plutôt de
vous. Je traîne dans des milieux consuméristes, où les gens se prennent et se
jettent comme des kleenex, et me voilà en boule toute froissée ? Parlons
plutôt de vous. Je me sens mal à l'aise avec la définition de la féminité qui
est donnée par mon entourage et reprise avec tellement d'autorité par la
psy ? Parlons plutôt de vous. C'est vous le problème, c'est à vous de vous
adapter. Autant dire que vous voilà chargé-e en sortant d'une pression
supplémentaire. Malheur et celles et ceux qui échoueront.
L'ordre du monde ne changera pas, en attendant on devrait investir l'intime
pour vivre mieux ? C'est à supposer que nous ne fassions que subir l'ordre
du monde. Je tiens pour ma part que nous contribuons, avec nos modestes moyens,
à le faire exister. Les comportements que j'ai observés en milieu militant
(enfin, dans mon milieu militant, écolo et un brin libéral-libertaire,
rappelez-vous : le
militantisme au plus près des besoins de chacun-e, le déni des inégalités sociales et des relations de pouvoir, l'exploitation des bonnes volontés
féminines, etc.) font état de l'envahissement de tous les psychismes par un
sens de l'intérêt bien compris et l'incapacité à mettre l'intérêt collectif
au-dessus du sien. Pour créer du collectif, il faut que les désirs convergent –
par la magie ou par l'exploitation des meilleures volontés. Et tout ce qu'on y
fait, c'est d'en travailler les violences trop visibles : sexisme des
propos, violence verbale, procédures de décisions autoritaires, etc. On fait
des ateliers pour fonctionner mieux, c'est déjà ça.
Alors, sophro ou reiki ? J'ai cédé sur le yoga, c'était à prix
libre et j'avais trop mal au dos. Mais comme j'ai du mal à croire que ça puisse
aller vraiment mieux un jour et que je ne suis pas disposée à y consacrer tout
mon fric (1), je me trouve plus utile en symptôme, bien trop sensible à
l'indécence feutrée des plus belles initiatives militantes. Peut-être que
certaines des personnes qui arrivent à voir le monde avec lucidité sont
heureuses, mais pour ma part je n'aurais jamais discerné la violence de nombre
de fonctionnements si je ne me les étais pas pris en pleine gueule. Pensant
récemment à l'un des embranchements de ma vie, où un malentendu m'a privée de
la première porte de sortie qui m'était offerte en sept ans, les semaines
suivantes consacrant le début de mon délitement, le regret m'a donné envie de
hurler. Et puis je me suis rappelé que c'est après ça – avec le chômage qui
continue, l'exploitation de ma disponibilité par un groupe de militants – que
j'ai commencé à produire des textes sur l'indécence du milieu qui est le mien.
Avant, c'était la faute aux autres (le capitalisme, les beaufs, les riches),
avant c'était simple, avant c'était bête.
Tant que mes paroles portent encore, rendent service à d'autres pour leur faire
apparaître certains traits du monde où elles et ils vivent... c'est un mal pour
un bien. (Mais le plus dur est de constater que l'échange est à sens unique et
que si peu des abonnements à L'An 02, la revue que j'anime et dont l'abo annuel ne coûte que dix
euros, viennent de ce blog malgré sa fréquentation.)
(1) La thérapie de base coûtait la bagatelle d'un tiers de mon alloc chez la
dernière psy qui m'a finalement envoyée voir ailleurs, faire « je sais
pas, moi, des thérapies alternatives ». J'espère qu'elle est allée faire
son marché à Alternatiba.