On se tutoie ?
Par Aude le mercredi, 24 septembre, 2014, 12h09 - Textes - Lien permanent
Il existe dans certaines langues une multitude de formes pronominales pour la deuxième personne du singulier, pour s’adresser à un-e égal-e, à un-e enfant, à un-e subordonné-e, à un-e supérieur-e (en pays anciennement colonisé : Européen-ne ou non), etc. Nous n’en avons que deux (« tu » et « vous »), dans la même logique qui témoigne de rapports hiérarchiques entre individus. Qu’il s’agisse de relations adultes-enfants, profs-étudiant-e-s adultes, donneurs d’ordres et exécutants, on constate parfois cette asymétrie qui rappelle les structures sociales traditionnelles. Le vouvoiement témoigne néanmoins plus souvent d’un manque de familiarité, quand deux personnes s’accordent les mêmes marques de respect, sans donc marquer aucune hiérarchie.
On rappelle souvent que notre modernité nous a libéré-e-s d’une organisation sociale qui plaçait chacun-e sur une échelle hiérarchique, avec peu ou pas de possibilités de mouvement. Il faut rajouter combien la langue témoigne des valeurs d’égalité que l’on a intégrées à l’occasion. Je faisais remarquer dans un billet sur la possibilité de rendre plus visible le féminin dans notre langue qu’il aurait été incongru au XVIIIe siècle d’appeler un paysan « monsieur »… forme ramassée de « monseigneur », après tout. Un paysan s’appelait par son prénom, et un serviteur par son lieu d’origine (parce que son accent picard ou normand était moins facile à oublier que son prénom). Du « monsieur, madame » accordé à tout le monde (sauf exceptions, qui vont de « mademoiselle » à la brutalité policière), on est aussi passé aux collectifs horizontaux des organisations les plus progressistes, qui affichent une absence de hiérarchie qui se concrétise, bien évidemment, dans le tutoiement. Voire la commensalité, le rapprochement des corps (la bise !) et autres manques de distance. On se frotte entre égaux/ales, vive notre nouvel ethos libéral. Sauf que… les rapports de pouvoir n’en ont pas pour autant disparu, et ce n’est pas parce que vous tutoyez votre patron qu’il va partager ses bénefs avec vous.
Rendre invisibles les dominations
Je me souviens d’avoir intégré à 25 ans, encore étudiante et adhérente d’un mouvement de jeunesse, un collectif d’universitaires que j’avais envie de vouvoyer. Mais nous avions une fiction de démocratie interne à entretenir, aussi tutoyais-je des maîtres de conférence (et un malheureux ATER qui dix ans plus tard squattait le même poste sans avoir fini sa thèse, nuance hiérarchique qui m’échappait) qu’à l’université j’étais habituée à traiter plus de respect. Même chose concernant l’organisation du travail, j’étais invitée, au-delà des corrections de langue et typo que j’étais disposée à faire (je rappelle que c’est ma compétence initiale), à donner mon avis sur des sujets que je découvrais. Mais qu’importe, puisque mon avis ne compterait jamais vraiment.
C’est cette hypocrisie sur laquelle je voudrais aujourd’hui mettre le doigt, en reprenant des chemins déjà empruntés ici. Parce que derrière l’illusion que nous entretenons, et spécialement dans le milieu militant marqué à gauche, d’avoir achevé une plus grande égalité que dans toute autre société avant la nôtre, demeure une grande violence dans les rapports sociaux. Et le déni des relations de pouvoir, de contrainte, d’intimidation qui ont cours aussi dans notre monde merveilleux de « gens bien » (les autres sont des raclures de droite ou dépolitisées) interdit d’assumer les responsabilités qui vont avec.
Il y a quelques mois une amie m’a conseillé d’« arrêter de [m]’engueuler avec tout le monde » et j’ai brossé une petite liste pour voir qui était ce mystérieux « tout le monde ». Tout le monde, ce n’était pas les personnes assumant sur moi leur autorité, puisque quand les choses sont claires je sais me tenir aussi bien que vous (1). Tout le monde, ce n’était pas mes ami-e-s bienveillant-e-s, qui en ont pourtant vu passer des pas agréables. Tout le monde, c’était en majorité des hommes du côté du manche, possédant une expertise ou un statut social plus élevé que le mien, prétendant qu’existait entre nous une égalité de conditions. Évidemment qu’on se tutoyait. Quelle générosité, et que j’imagine flatteuse pour moi, mais dommage qu’il faille la payer si cher. Car sous le vernis égalitaire, la liberté individuelle et la tentation de jouir de sa position de pouvoir demeurent. Il reste permis d’exiger soudainement un respect tout hiérarchique ou le droit de se servir du paillasson que sont les faibles, au fond. Inutile de dire que c’est le moment où le tutoiement, les blagues, les tapes dans le dos, les « ici tout le monde fait de tout », les « c’est un collectif démocratique » restent en travers de la gorge de la femelle au chômage de longue durée (2). C’est le moment où elle s’engueule avec tout le monde dans une bien moche ingratitude. Finalement, j’aurais préféré que nous gardassions nos distances.
Sans sombrer dans la réaction ou dans l’admiration éperdue (et souvent très ignorante) pour les sociétés traditionnelles, qui assument pour la plupart des inégalités bien réelles, il nous faudrait développer un peu plus d’esprit critique face à la modernité libérale qui est le régime de pensée et de rapport à autrui sous lequel nous vivons. Ici, les signes ostensibles d’égalité. De plus en plus illusoires, de toute façon, car les inégalités sociales dont nous avons cru nous débarrasser nous reviennent depuis quarante ans, et encore plus ces dernières années, en pleine gueule. Même quand on le tutoie, on n’est le copain du chef que quand on le tutoie depuis le sommet du tas de fumier d’à côté.
1. J’ai fait quatorze mois de stages, y compris sous les ordres d’un diplomate. Contrairement à mes ami-e-s fonctionnaires qui n’ont jamais connu que le statut de membre junior de l’équipe, je connais tout le sens de l’expression « se faire traiter comme de la merde ».
2. Inégalités de genre et socio-économiques se croisent. On trouvera des échos avec mon billet sur les deux galanteries.
Commentaires
"Mais qu’importe, puisque mon avis ne compterait jamais vraiment."
Oui, il y a cette hypocrisie, cette brutalité, cette violence dans les rapports sociaux que ta phrase résume bien. Et, comme tu l'écris, on les trouve tout autant dans les organisations de gauche que dans le reste de la société.
J'ajoute à tes propos que la gauche en paie la facture en discrédit et en branlées électorales subséquentes. Et ce qui m'étonne beaucoup, c'est que cela ne trouble pas les hiérarques petits et grands. C'est même nous, la piétaille, qui sommes trop bêtes pour comprendre et exécuter les ordres... "le déni des relations de pouvoir, de contrainte, d’intimidation [...]"
Il y a quelques années des chercheurs avaient publié une enquête sur les classes populaire au PS dans le Nord. Le carnage : hiérarchie informelle, utilisation des petites mains qui ne pouvaient apporter rien d'autre que leurs bras, pensait-on. Mes expériences ne sont pas joyeuses, et pourtant côté violence socio-culturelle je ne compte que ce jour où un Sciences po + école nationale supérieure m'a fait croire que le nom d'un auteur se prononçait d'une certaine façon qui m'a valu de me ridiculiser quand je l'ai ressorti (différence entre suivre mollement des cours obligatoires et faire trois ans de recherche livresques sur la représentation... c'est le premier qui apporte de l'aisance sociale). Bonne blague de fils de magistrats versaillais. J'imagine sans le bac + 5, sans l'ethos petit bourge dont j'ai hérité, la violence que j'aurais subie...
J'ai pu éprouver - notamment sur les forums- l'utilité du vouvoiement/voussoiement qui permet une certaine mise à distance bien utile quand la discussion tend à s'emballer...
Vous vous moquez à raison et bien gentiment de l'imparfait du subjonctif qui range de suite son utilisateur dans la catégorie des savants ou des fats. Je ne maitrise que fort mal ce mode grammatical dont je ne crois user qu'avec le verbe être. A mon grand regret, du moins à l'écrit !
La difficulté c'est d'user des diverses possibilités avec à propos !
Je n'ai pas encore standardisé la forme de mes adresses sur ce forum, et j'ai noté au bout d'un moment que je tutoyais les personnes dont le propos m'était sympathique et pas les autres. Je ne sais pas si ça fait retomber l'agressivité ou si c'est pire...
Salutaire, ma petite stagiaire, ce doigt dans la plaie de l'hypocrisie juste où ça fait mal.
Très bien, cette élargissement à une sorte de 'familiarité libérale'.
Comme on prétend à Caterpillar, le PDG a commencé sa carrière en poussant la brouette. (Et quand même ce serait vrai pour lui, rien ne change aux hiérarchies).
Je voudrais dire qu'on ne s'embrassait nullement avant mai 1968, qu'on ne s'embrassait entre hommes nullement avant 1985 (ou alors les anars et leurs amis au sens large). Oups, je me rends compte que cette affirmation est classieuse, sinon pire : mon ex-femme a du me forcer à embrasser ma belle-mère (dans mon milieu, on n'embrassait pas une personne extérieure à la famille), alors que dans certaines culture (Italie...), il baccio est aussi masculin.
Dans ma carrière, j'ai du aussi me méfier du tutoiement de certains élus PS, ce qui relevait de la Camaraderie militante (généralisée, car ils ne connaissaient aucunement mon orientation, étant dans une association environnementale, ce qui n'engage à rien), et En même temps de la familiarité du supérieur sur l'inférieur. Répondre par un TU et je devenais un familier du PS, ou par VOUS et je m'affirmais inférieur... JE prenais donc un air Supérieur en utilisant le vous ou le tu ! Mon sexe, mon age, mon air faisaient le reste...
Bref, tout cela pour dire que le libéralisme est bien en train de masquer quelque chose par la Familiarité généralisée, que l'évolution est distincte selon diverses cultures. Mais que revenir à la vérité derrière le masque n'est pas simple. Tant de femmes ici m'embrassent dans un milieu culturel rural. Mais j'ai un problème car je reste un Homme et nous ne nous connaissons que très peu dans nos valeurs d'engagement !
(Bon, mon tutoyement supérieur du début de ce message se voulait ironique. Respect, MaDame)