Écolos, mais pas trop…
Par Aude le samedi, 20 avril, 2024, 18h52 - Lectures - Lien permanent
Jean-Baptiste Comby, Écolos, mais pas trop… Les Classes sociales face à l’enjeu environnemental, Raisons d’agir, 2024, 186 pages, 14 €
Dans ce livre rapide et incisif, le sociologue Jean-Baptiste Comby analyse la manière dont les classes sociales, et au sein de celles-ci les pôles économique et culturel, interprètent diversement les problèmes écologiques actuels. Bourgeoisie, petite bourgeoisie et classes populaires font l’objet de trois grandes parties nourries par deux enquêtes, qualitative et quantitative, le tout étant illustré par des parcours biographiques et des extraits d’entretiens qui donnent à entendre le propos des enquêté·es. L’ouvrage commence avec une autre étude, celle d’entrepreneurs en écologisme au sein de la bourgeoisie culturelle, une association de « créatifs » attaché·es à une transition écologique consensuelle, très désireux et désireuses d’apparaître du côté de la raison, notamment économique, du compromis par opposition au militantisme – tout en restant très attentifs/ves à leurs intérêts économiques car s’ils et elles peuvent investir professionnellement le champ écolo, c’est dans l’idée de ne pas trop perdre en statut. Ils et elles sont « à l’intersection de l’écologie et du marché », visiblement très content·es de pouvoir écologiser un monde de l’entreprise par ailleurs peu sensible aux discours militants. Un chapitre qui prend la température de l’écologisme bourgeois pour en dégager quelques traits qui seront repris plus loin.
Une deuxième partie décrit les deux bourgeoisies, économique et culturelle (la première a plus de capital économique que culturel et c’est le contraire pour la seconde), et leur rapport à l’écologie. Malgré des modes de vie très différents (celui de la bourgeoisie culturelle est un peu plus écologique) et quelques divergences d’opinion, les deux se rejoignent sur l’essentiel, « un même goût de l’équilibre, qui résonne fortement avec les principes de pondération et de compensation inscrits au cœur de l’écologie dominante ». Cette classe sociale, qui se dit dans son ensemble consciente de la nécessité d’un changement de trajectoire écologique, est aussi celle qui a le plus fort impact par personne mais le fait importe peu puisqu’elle assume une démarche très conciliante et tolérante avec les menus péchés auxquels exposent un budget confortable. Comme elle a les moyens de tout faire, c’est une pro de la compensation : « On installe des panneaux solaires sur le toit de sa résidence, mais on traverse l’Atlantique par les airs quatre fois par an. » Elle a traduit l’enjeu écologique en un répertoire d’actions qui l’arrangent et qui visent à écologiser l’économie, à la réformer sans la remettre en question fondamentalement. C’est le principe du « capitalisme vert », toujours mis entre guillemets par l’auteur en raison de l’oxymore qu’il constitue et qu’ont documenté aussi bien l’économiste Hélène Tordjman que le politiste Édouard Morena.
La petite bourgeoisie plébiscite également l’écologie réformatrice, « toujours un bon terrain d’entente entre ses pôles économique et culturel ». Mais au sein de cette classe l’écologie « devient peu à peu un enjeu statutaire, c’est-à-dire un thème du débat public sur lequel on se positionne pour faire valoir son style de vie, affirmer sa place dans la société ou défendre son identité sociale ». La petite bourgeoisie culturelle est la plus représentée dans les « alternatives » écolo, c’est elle qui a le plus de chances de rompre avec le répertoire de l’écologie réformatrice pour pencher vers une écologie que Comby appelle « non capitaliste ». Toutes les nuances de l’écologie se côtoient dans le pôle culturel, tandis que le tableau est plus contrasté du côté de la petite bourgeoisie économique. Là, l’écologie est marquée de plus d’enjeux et selon leur trajectoire les personnes y font allégeance ou la vivent comme un repoussoir. L’auteur note que les personnes de droite et en déclassement sont les plus susceptibles d’adopter une attitude hostile vis-à-vis de l’écologie, en particulier pour le côté colibri et l’injonction à faire chacun·e sa part. Leurs prises de position contre l’écologie se réclament du constat concernant le poids des lobbys ou de l’industrie (ce qui est loin d’être faux et ne signale pas un manque d’intérêt pour l’état du milieu naturel) mais sans cadre idéologique elles n’ont d’autre sens que de « défausser les petits consommateurs ».
La dernière partie est consacrée aux classes populaires, cette moitié de la population qui a de faibles marges de manœuvre pour écologiser son mode de vie dans le registre d’action dominant : trier ses déchets, manger bio, isoler son logement, se doter d’un véhicule électrique et d’appareils ménagers neufs et efficaces. Ces classes-là sont celles qui ont le moindre impact écologique, qui pratiquent le plus l’auto-consommation, la débrouille, le réemploi et le partage prônés par une écologie radicale. Ce sont au final les plus sobres, une attitude souvent imposée. Si l’écologie y était perçue comme une revendication de justice environnementale, trop souvent niée aux classes qui vivent entre deux bretelles d’autoroute ou sous les vents d’une usine polluante, celles-ci pourraient plus facilement s’en emparer que d’une écologie qui reste la traduction des préoccupations des classes plus aisées et prescriptrices. Dans ce cadre imposé d’en-haut, les positionnements des classes populaires « reflètent surtout les rapports que les personnes qui y vivent entretiennent avec les modèles de réussite véhiculés par les différentes fractions de la bourgeoisie ». Le pôle culturel des classes populaires tente de rejoindre les pratiques écologisées des classes supérieures culturelles tandis que le pôle économique les évacue pour mieux miser sur « les dimensions consuméristes de la réussite ». Ces aspirations diverses s’inscrivent dans un « renforcement des dynamiques de fragmentation » que les classes populaires subissent en leur sein et avec les autres classes.
Le sociologue n’observe pas moins de sensibilité aux questions environnementales dans les classes populaires que plus haut dans l’échelle sociale mais la contrainte y est plus forte pour la traduire en changement du mode de vie. Comby rappelle la plus forte contrainte temporelle (longues journées, longs temps de transport et nécessité d’assurer tout le travail reproductif de la maisonnée sans pouvoir l’externaliser), la charge mentale et l’angoisse plus fortes qui, au moins autant que le manque d’argent, compliquent l’écologisation du mode de vie. Les injonctions sont nombreuses et souvent malveillantes, on se souvient des éléments de langage instillés par les membres du gouvernement lors de la préparation de la loi d’orientation agricole et qui mettent l’impossibilité à changer collectivement de modèle agricole sur le compte des habitudes de consommation des plus pauvres d’entre nous. Les logiques de concurrence au sein des classes populaires peuvent ainsi utiliser l’écologie pour « exprimer son ressentiment vis-à-vis des voisin·es, mais aussi manifester son "hyper-civisme" », ce qui est au fond un usage à peine plus trash que celui qu’elles subissent de la part des autres classes, avec la particularité de se servir de l’écologie pour taper plus près de soi.
Comby finit sur un appel à une écologie populaire, en rupture avec les traductions bourgeoises dominantes. Après tout, les bases politiques sont plus solides quand on ne s’imagine pas comme les bourgeoisies sauver la planète en faisant pipi sous la douche et qu’on se doute que « le problème ne réside pas dans les petits gestes des petites gens mais dans ceux des "grands de ce monde" : grandes entreprises, grands patrons, grands bourgeois, grands États, grands pollueurs ». Le « réalisme modeste » des classes populaires a de quoi « amorcer une critique populaire de l’écologie bourgeoise ». Le faible impact écologique des classes populaires pourrait également être « le socle symbolique d’une conscience de classe » renforcée et fière – si elles n’étaient pas culpabilisées continûment pour leur faible adhésion à l’écologie bourgeoise, c’est à dire dépossédées de leur vision de l’écologie. L’auteur invite donc à « approfondir la conception de l’écologie comme question sociale » et à remettre en cause les discours dominants à son propos. « Lutter contre la dépossession écologique des classes populaires ne consiste pas à les aider à mieux s’approprier les refrains écologiques dominants en les "sensibilisant" davantage ou bien en formulant différemment le même message pour qu’il "passe mieux" » (un exemple ici) mais en faisant de l’écologie « un puissant levier de contestation de l’ordre social ».
Cela dit, il esquisse quelques pistes qui devront attendre encore un peu : réduction du temps de travail, sécurisation des parcours scolaires puis professionnels, accessibilité des logements, etc. En attendant, il reste à la petite bourgeoisie conscientisée (Comby y inclut aussi des personnes économiquement pauvres mais avec un bagage scolaire et culturel important, je suppose donc que vous qui me lisez en faites partie) à s’atteler à la tâche de traduire différemment l’écologie et à inviter les classes populaires dans la discussion.
Lecture conseillée, donc, pour la précision des analyses en termes de classe et l’occasion pas si fréquente d’entendre les voix de personnes issues d’autres classes sur leur rapport à l’écologie. Vous pouvez aussi prendre connaissance du propos de Jean-Baptiste Comby dans une conférence gesticulée avec son camarade Anthony Pouliquen, une forme théâtralisée, à deux voix. Il y est question de yaourt bio compensé au Nutella (ou l’inverse) et de l’inspecteur Colombo. La captation vient elle aussi de sortir.
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