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jeudi, 30 août, 2012

Yucca Mountain

Yucca Mountain, John D'Agata, traduit de l'anglais par Sophie Renaut, Zones sensibles, 2012, 159 pages, 16 euros

Retour au point de départ, ce Sud-Ouest américain où le président Truman a cru bon de faire procéder aux premiers essais nucléaires... et aux suivants, jusque dans les années 1990. Aujourd'hui, la montagne Yucca, dans le Nevada, doit servir de dépotoir à des décennies de production de déchets états-uniens. Pendant des années, une cargaison passera toutes les trois heures par le nœud autoroutier de Las Vegas, et les risques sont bien connus, mais qu'à cela ne tienne. La montagne est poreuse et constituée à 9 % d'eau, une matière très corrosive, mais qu'à cela ne tienne. On n'imagine pas pouvoir signaler pendant ne serait-ce que les 10.000 ans qui servent d'objectif politique la dangerosité de la montagne à des populations dont la langue n'aura plus qu'un rapport lointain avec l'anglais, mais qu'à cela ne tienne. Elles resteront, on l'espère, émues comme nous par le Cri de Munch que l'auteur propose de dessiner sur la montagne, comme il se dessine sur la couverture de ce livre surprenant. Ni essai, ni autobiographie, mais déambulation personnelle et poétique dans une société mortifère. Les digressions nombreuses et très documentées (sur le plus grand building – inutile – de Las Vegas, sur le taux de suicide dans cette ville, sur la sémiologie, etc.) sont des ramifications indispensables pour décrire au plus juste la folie nucléaire.

lundi, 25 juin, 2012

Internet et démocratie, retour sur un fiasco

Printemps arabe et enthousiasme global

Rappelez-vous, c'était il y a dix-huit mois : le printemps arabe. L'admiration fusait de toutes parts devant les capacités ouvertes par un certain réseau social à faire triompher la démocratie. La gauche, celle qui voit toujours la révolution à sa porte (Cuba ! la Chine !) et a besoin de modèles politiques prêts à importer comme si elle ne savait pas les inventer, n'en revenait pas : les œuvres philanthropiques d'un milliardaire américain libéraient les peuples ! Les classes moyennes ne s'en émerveillaient pas moins : là-même où elles étalaient complaisamment leur vie privée, se jouait un mouvement historique... délicieux frisson, entre deux « j'aime » et un « veux-tu devenir mon ami-e ». Quant aux classes dominantes, qu'elles aient dû changer ou non leur fusil d'épaule en cours de route, elles se réfugiaient toutes dans les clichés épuisés par les discussions de café du Commerce sur communication, espace public et démocratie. Il y a cent ans le téléphone allait démocratiser la vie publique (rendez-vous compte, on allait pouvoir appeler son député par la magie du réseau téléphonique (1) !), aujourd'hui ce rôle-là incombe à Internet et aux petites vitrines personnelles ouvertes par une grosse entreprise, moyennant quelques indélicatesses (un peu) rémunératrices, pour montrer à son entourage des photos de Sa Majesté Soi-Même en état d'ébriété.

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mardi, 12 juin, 2012

Plus post- que moi, tu meurs !

Comment déguiser le retour de bâton que nous connaissons aujourd'hui dans de nombreux domaines et lui permettre d'apparaître comme un sommet d'innovation ? La réponse tient en quatre lettres : p-o-s-t.

Exit le féminisme, aujourd'hui c'est l'ère du « post-féminisme ». Qu'importe si les dit·e·s post-féministes trouvent dans les écrits (bêtement) féministes matière à pensée et se considèrent comme l'une des vagues de cette tradition qui en a connu de nombreuses. L'idée de table rase flatte quelques ego et fait les délices des journalistes et des intellos en mal de nouveauté. Qu'elle suggère aussi que les inégalités femmes-hommes sont maintenant vécues de manière « décomplexée », voilà un dommage collatéral qui nous en touchera une sans faire bouger l'autre.

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vendredi, 11 novembre, 2011

Industrialisme et liberté

Une intervention au colloque « Sortir de l'industrialisme », où je participe à la table ronde « Quels rythmes de vie défendre contre l'industrialisme ? »

Plus que le confort, la société industrielle nous a promis la liberté. Elle travaille à la rupture avec les contraintes naturelles et nous fait miroiter un être humain délivré du boulet que constituerait la nature : l'espace et le temps, notamment, ne doivent plus être des obstacles à notre épanouissement. De quel épanouissement s'agit-il ? Et vaut-il vraiment la peine de voir nos vies envahies par les objets et systèmes industriels, que ce soient des inventions hypermobiles comme la voiture et le TGV, ou des machines énergivores ?

La voiture a considérablement accru notre champ d'action, et notre voisinage immédiat s'étend désormais dans un rayon de 100 km. Mais ce miracle quotidien, vite rattrapé par d'autres contraintes abondamment décrites dans l'œuvre d'Ivan Illich (1), a perdu de sa saveur, aussi bien pour les personnes qui en font l'usage que pour celles qui le critiquent. Lesquelles ont d'ailleurs compris qu'après le désir d'abolir des distances c'est finalement la volonté d'avoir en tous lieux un espace privatif qui a fini par avoir cours. Les automobiles nous transportent toujours, certes, mais quand la plupart des trajets se font en ville et sont inférieurs à 3 km, on comprend bien que leur usage sert la protection, l'isolement, voire la rupture. C'est dans les villes du Tiers-Monde que ce phénomène est le plus sensible, où la voiture individuelle accompagne une fracture sociale entre les habitant-e-s des bidonvilles, qui se font écraser autant qu'ils et elles meurent d'une eau souillée (2), et les classes moyennes qui se protègent de l'agression en prenant leur voiture... et du car-jacking (agression des automobilistes) en faisant construire des aménagements qui limitent les obligations de s'arrêter (3).

Le TGV présente des caractères similaires à l'usage de la voiture dans les grandes villes des pays pauvres, à savoir la prédation de ressources publiques pour des équipements utilisés en grande partie par les classes aisées, comme l'a rappelé l'économiste et opposant aux infrastructures de transport Julien Milanesi (4). Mais cette question reste marginale, et le discours autour du TGV mobilise surtout les images les plus fortes de l'hypermobilité et la volonté la plus claire d'effacer les contraintes naturelles : « Toulouse ne peut, ne doit pas rester aussi loin de Paris ». Mais alors que faire ? Certainement pas déménager l'agglomération des bords de la Garonne vers ceux de la Loire. Plutôt tracer dans la géographie du Sud-Ouest des lignes à grande vitesse qui mettront Bordeaux à deux heures de Paris, et Toulouse à une heure et demie de Bordeaux. Nier cet espace, ces 800 ou 900 km, en donnant les moyens de les franchir plus vite, c'est aussi « libérer » le temps de ses utilisateurs et utilisatrices, à qui une heure de lecture ou de méditation fait si peur.

De la même façon, équiper les maisons en appareils électro-ménagers, c'est « libérer » le temps jadis consacré à laver le linge ou la vaisselle, réchauffer une soupe ou un biberon, râper des carottes. Automatiser des activités productives, à l'usine ou au bureau, c'est de même « libérer » le temps des travailleurs-ses... Mais les bonds de la productivité n'ont été consacrés qu'en une très faible partie à moins nous contraindre à travailler. Ils ont avant tout servi à faire exploser la production de biens et de services. Ainsi que la quantité d'énergie nécessaire au mode de vie industriel. Alors quelle libération ? La durée légale du travail ne compense pas les augmentations de productivité, et l'écart est toujours plus sensible entre la quantité de travail valorisable sur le marché et le nombre des travailleurs-ses disponibles pour l'effectuer. Écart connu sous l'expression « chômage de masse » et que l'on considère comme le plus grand fléau de notre société. Cette durée que l'on peine tant à diminuer ne permet en outre pas de consacrer assez de temps à une vie sociale, amicale, familiale, politique, culturelle, artistique ou sportive épanouie. La société industrielle n'est pas le jardin d'Eden qu'on nous avait promis, mais une « course de rats » toujours plus rapide, pleine d'objets et de services pour compenser tant bien que mal l'inhumanité de notre condition.

Quelle libération encore, quand dans la plupart des ménages les rôles de genre imposent toujours aux femmes cinq heures de travail domestique quotidien, sans que la participation des hommes ait sensiblement varié (5) ? Peut-on véritablement parler de libération, parce que laver le linge ne demande plus une matinée les mains dans l'eau froide, alors que le sexe biologique enferme toujours aussi mécaniquement dans un rôle social ? Ni les trajets en TGV, ni les programmes « express » de nos machines ne parviennent à libérer notre temps. Car cette libération ne peut être l'effet de l'industrialisation de notre mode de vie. Elle doit être un objectif collectif, politique, en rupture avec le productivisme et l'industrialisme. Serge Moscovici, penseur essentiel des rapports entre l'être humain et la nature, mettait cet objectif au centre de l'action pour un monde désirable : « Le problème du temps, les cycles, c’est important dans le rapport à la nature. (…) Je pense que les écologistes doivent penser (...) en introduisant quelque chose auxquels les gens ne pensent pas : le problème du rythme et du temps (6). »

Notes
(1) Ivan Illich, Énergie et équité, Le Seuil, 1973.
(2) « Les personnes les plus en danger sont celles qui ne pourront jamais s’offrir une voiture de toute leur vie », réseau OMS accidents de la route, cité dans Mike Davis, Le Pire des mondes possibles (sic). De l'explosion urbaine au bidonville global, La Découverte, 2007.
(3) Mike Davis, op. cit.
(4) Julien Milanesi, « Qui utilise le TGV ? », publié le 8 février 2011 sur http://blogs.mediapart.fr/blog/julien-milanesi.
(5) Dominique Méda, Le Temps des femmes, Flammarion, 2001.
(6) « Le mouvement écologiste devrait se considérer comme une minorité », entretien avec S. Moscovici par Stéphane Lavignotte, mai 2000.

vendredi, 14 octobre, 2011

J'ai demandé un rapport. La politique est-elle une affaire d'experts ?

J'ai demandé un rapport. La politique est-elle une affaire d'experts ?, Mathias Roux, Flammarion, 2011, 120 pages, 8 €
L'Illusion politique, Jacques Ellul (1965), réédition La Table ronde, 2004, 10 € (épuisée)

On a pu résumer la technique comme la recherche systématique d'efficacité, le one best way ou meilleure (et unique) manière de procéder. S'il n'y a plus qu'une option, il n'y a plus de politique. C'était le rêve de la cybernétique : entrez vos données, appuyez sur le bouton et l'ordinateur génère pour vous de la décision publique. Plus besoin de faire appel au peuple, quant aux données elles seront produites de manière professionnelle. C'est de ce déplacement de la politique, du domaine de la chose publique à celui de l'expertise, qu'examine Mathias Roux. D'abord un rêve : que le peuple a disparu de l'arène politique, que ses défauts intrinsèques (la passion, la méconnaissance des questions en jeu, le fait même d'être juge de ce qui le concerne, non mais alors !) l'ont définitivement discrédité. Démocratie = populisme = fascisme. Du côté des élites autoproclamées au contraire, on flirte de très près avec la vérité, d'où une légitimité bien plus grande à gouverner, symbolisée par un Jacques Attali qui ne consent à livrer un rapport « pour la libération de la croissance » qu'avec l'assurance que les mesures qu'il accumule seront traduites immédiatement en action publique. Immédiatement, c'est à dire sans médiation, sans examen de ces propositions dans la balance politique.

L'auteur enseigne la philosophie, et ça se sent dans le décalage du regard que prétend (mission honnêtement accomplie pour cet opus-ci) apporter la collection « Antidote », inaugurée en cette rentrée chez Flammarion. C'est moins la prétention à la vérité qui est mise à mal que l'idée même de se réclamer de la vérité dans le champ politique. A la science et à la vérité, à qui il refuse droit de cité, Mathias Roux oppose une insécurité féconde, la possibilité de se tromper qui accompagne la liberté politique dans sa recherche de la justice. Puisque le monde est trop complexe, personne ne peut être assuré de détenir à son sujet un savoir indépassable, l'expertise n'a donc pas lieu d'être, c'est à l'arbitrage politique de prendre le relais.

Jacques Ellul, adjoint au maire de Bordeaux à la sortie de la guerre, a tiré une conclusion plus pessimiste de la complexité des sociétés contemporaines. Il ne s'agit pas de se battre pour garder « le choix du choix », car ce n'est pas un rapport de force, la lutte des classes, mais le système technicien lui-même qui nous dépossède de l'agenda politique et nous ferme les possibles. C'est donc à ce système et à son emprise qu'il nous faut nous attaquer : l'énergie nucléaire au service de l'émancipation, c'est structurellement aussi impossible que des tracteurs dans le bocage ou des TGV qui « innervent les territoires ». Ici se situe le gouffre entre la pensée écolo, dans toutes ses ramifications, et ce qu'on appellera faute de mieux « la gauche », qui persiste à vouloir comme l'auteur régler entre être humains des affaires qui nous dépassent.

lundi, 3 octobre, 2011

Colloque "Sortir de l'industrialisme"

Organisé par La Ligne d'horizon, du vendredi 11 novembre 2011 à 13h au dimanche 13 novembre à 15h.

Maison des Associations, 28 rue Denfert-Rochereau, Lyon 4ème - métro ligne C, station Croix-Rousse ou Hénon.

Plein tarif : 25 euros - Petit budget : 10 euros.

Pour s'inscrire, envoyer un chèque à l'adresse suivante : La ligne d'horizon c/o Ozarts, 10-12 rue Pailleron, 69004 Lyon

« Aussi longtemps que nous assimilerons l'évolution de notre société à celle de l'humanité avançant vers un terme à la fois idéal et indéfiniment futur, aussi longtemps que nous verrons dans nos progrès scientifiques et techniques la preuve de cette évolution d'ensemble, nous ne parviendrons même pas à imaginer un projet politique nouveau ». François Partant

Qu’est ce que l’industrialisme ?

Voici la première question que ce colloque, à l’initiative de l’association La Ligne d’Horizon, souhaite mettre en lumière. Socialisme et capitalisme (ou plutôt socialismes et capitalismes ?) ont un fond commun, l’industrialisme, un système dont la production industrielle est le pivot, mais qui ne se limite pas au secteur industriel.
L’industrialisme n’est pas seulement le productivisme. C’est un ensemble cohérent d’habitudes et de processus, incarné dans nos mentalités, dans des objets et dans une organisation de l’espace et du temps. Cette cohérence évolue au prix de multiples conflits. Est-il dissociable de l’appétit de profit et de domination ? Est-ce qu'il n'assujettit pas tous les champs de la vie humaine, par ses séductions et par une liberté illusoire ? Ne s’impose-t-il pas particulièrement par la violence des conditions de travail et par la marchandisation des rapports entre les hommes ?
Aujourd'hui, avec le pillage des ressources et le rejet de ses déchets, l’industrialisme pèse sur la planète entière et se retourne contre le vivant. Son hégémonie prive le citoyen, à la fois coupable et victime, de la maîtrise de ses choix et de ses moyens d’existence, et nie finalement les valeurs du Progrès dont pourtant elle se réclame...

Ensemble, nous chercherons à caractériser ce qu’est l’industrialisme et comment il nous tient, en examinant des domaines aussi divers que l’agriculture, l’industrie, les transports, l’urbanisme, le travail, l’éducation et la santé.

Comment sortir de l’industrialisme ?

Ce colloque sera enfin l’occasion de réfléchir à cette seconde question. Il ne s’agit plus de cerner de nouveaux choix économiques mais bien d’envisager une véritable rupture culturelle, en vue d’une (ré)appropriation du bien commun, de savoir-faire émancipateurs et de la capacité de décider ensemble. Nous en rechercherons des prémices parmi les alternatives actuelles et nous en imaginerons d’autres.

Ce colloque sera réparti sur trois jours, cherchant à répondre aux deux questions ci-dessus. Il accorde une part importante à la réflexion en commun et à sa valorisation, à travers deux séries d’ateliers intégralement enregistrés débouchant sur un échange par affichage et deux synthèses à chaud.

Déroulement

Vendredi 11 novembre

Thème 1 : Qu'est-ce que l'industrialisme, comment le détecter, quel est son fonctionnement, où nous amène-t-il ?

13h00 : Accueil
14h00 : Plénière
- Ouverture par Jean-Marc Luquet
- Introduction par Ingmar Granstedt

15h00 - Présentation des ateliers puis répartition
15h30 – Ateliers :

L’industrialisme, quelque soit le domaine auquel il s’applique, est traversé par les mêmes logiques : domination de l’idée de progrès et de science, ingénierie sociale (entre protection et contrainte, opacité et démocratie), course au profit, violence institutionnalisée contre l’homme et la nature, et autres... Comment ces logiques se manifestent-elles dans l’alimentation, les transports, notre rapport au temps, l’habitat, le travail, l’éducation et la santé ?

1. Industrialisme, industrie, science et technique avec Bertrand Louart, Ingmar Granstedt
2. Industrialisme, agriculture et agro-alimentaire avec Geneviève Savigny, Jocelyne Porcher, Philippe Calbo
3. Industrialisme, énergie, transports et rapport au temps avec Jean Monestier, Xavier Rabilloud, Vincent Doumeyrou
4. Industrialisme, habitat et urbanisation avec Alain Marcom, Silvia Grünig
5. Industrialisme, travail, santé et éducation avec Martine Auzou, Denis Deun

18h00 – 19h00 Affichages et discussions non formelles (bar ouvert...)

20h30 Soirée Film-débat. Projection du film Prêt à jeter. L’obsolescence programmée de Cosima Dannoritzer.

Samedi 12 novembre

9h00 Accueil
9h30 Plénière
• Synthèse par Marie-Pierre Najman puis débat
11h00 Pause
11h15 Interventions puis débat
François Jarrige
Alain Gras

13h00-15h00 : Repas

Thème 2 : Les alternatives à l'industrialisme, aux niveaux individuel et collectif

15h00 - Présentation des ateliers puis répartition
15h30 - Ateliers : Après avoir repéré, compris, pourquoi et comment se manifeste l'industrialisme dans nos vies individuelles et collectives, comment faire autrement ?

6. Quelles manières de faire de la politique s'opposent à l'industrialisme ? avec Samuel Foutoyet, Marie-Pierre Najman, Nicolas Eyguesier
7. Quels rythmes de vie défendre contre l'industrialisme ? avec Robert Linhart, Jean Rouveyrol, Aude Vidal
8. Quel imaginaire cultiver contre l'industrialisme ? avec François Flahaut, Yvette Bailly, Florian Olivier
9. Quelles relocalisations mettre en oeuvre, et comment, pour sortir de l'industrialisme ? avec Philippe Gruca, …
10. Contre l'industrialisme, peut-on s'appuyer sur des institutions existantes ? avec Geneviève Decrop, Clément Homs

18h00 – 19h00 Affichages et discussions non formelles (bar ouvert...)

20h30 - Soirée chansons “politico-tralala” avec le groupe Otchoz

Dimanche 13 novembre

9h00 Accueil
9h30 Plénière
• Synthèse par Sylviane Poulenard puis débat
11h00 Pause
11h15 Interventions puis débat
Philippe Gruca
Patrick Marcolini

13h00-14h30 : Repas

14h30-15h00 Plénière
• Conclusion et perspectives par Jacques Jullien

mercredi, 15 juin, 2011

Labo planète

Jacques Testart, Agnès Sinaï, Catherine Bourgain, Labo planète
2010, Mille et une nuits, 175 pages, 10 €

Texte paru dans la revue du Réseau "Sortir du nucléaire"

Fin 2007, la Fondation Sciences citoyennes (FSC) organise le cycle de débats « Sciences-Planète » avec l'objectif de faire dialoguer chercheurs critiques et profanes engagés autour des controverses ouvertes par la technoscience, c'est à dire les applications techniques (innovation) des découvertes de la recherche scientifique. Aujourd'hui nous avons accès à une synthèse de ces dialogues, qui reprend certains des sujets abordés (énergie, « post-humain », agriculture) et trace des lignes transversales : question des brevets et de la clôture de savoirs, démocratisation de la recherche et de l'innovation, articulation d'une science résolument moderne avec les défis écologiques. De nucléaire, il est peu question dans ces pages, et de rares paragraphes y sont consacrés. Pourquoi une telle absence ? Malgré cela, cet ouvrage peut constituer une contribution importante à la réflexion des militants antinucléaires, en précisant la critique formulée à l'encontre d'une idéologie du progrès et d'une expertise scientifique anti-démocratique qui nous ont livré un monde nucléarisé. « Ce qui devrait inquiéter le plus dans ces efforts technoscientifiques n'est pas la volonté souvent infantile de maîtrise, mais l'incapacité à maîtriser réellement les conséquences de ces choix. »

lundi, 25 avril, 2011

La visite au garage, remboursée par la Sécu ?

L'impression est de moins en moins vague, quand on va chez le médecin, d'amener son corps en révision au garage. « Qu'est-ce qui vous amène ? » Mal à la gorge, bougies encrassées, douleurs au genou ou au dos, problème au démarrage... On en ressort un quart d'heure plus tard, délesté-e d'une vingtaine d'euros et assez confiant-e : la panne n'est pas réparée, là tout de suite, mais c'est en bonne voie. Que voulez-vous, c'est de l'humain, il faut être un peu patient-e.
Il semble désormais impossible de ressortir d'un premier rendez-vous avec celui ou celle qui sera son médecin référent en ayant donné plus d'informations sur soi que le sexe et l'âge. Des enfants ? Un boulot prenant, plaisant, ou pas de boulot du tout ? De bonnes nuits ou des insomnies ? Sans intérêt. La prise de tension a disparu, les questions générales aussi. On ne soigne plus rien que ce qui aura été préalablement identifié comme un dysfonctionnement par le/la propriétaire du corps en question.
Et la prévention, où est-elle, si on ne soigne que les problèmes déjà déclarés ? Dans des dispositifs complexes, des campagnes coûteuses : chaque jour pendant cinq jours, prenez deux échantillons de vos selles, éloignés l'un de l'autre et recueillis avec deux instruments en plastique différents... Voilà qui doit être bien plus efficace que de demander à chaque visite et à tou-te-s les patient-e-s si on fait caca mou ou dur, quotidien ou moins fréquent. Une attention aux signes de bonne ou de mauvaise santé qui est décidément indigne de notre médecine high tech. Cet intérêt minuscule mais vital était justement l'objet d'une question qu'on n'entend plus jamais dans les cabinets médicaux : « Comment ça va ? ».

garage_clinique.JPG Un garage (pardon, une clinique automobile) à Olympa, WA.

lundi, 20 septembre, 2010

Mobilité et inégalités

Un texte pour préparer mon intervention à la Semaine de l'immobilité, mercredi 22 octobre au Centre culturel libertaire.

Aller vite et changer le monde

Malgré l’idée dominante selon laquelle la technique est « neutre », tout nous prouve qu’elle modèle le monde autour d’elle, y compris pour ses non-usagèr-e-s. Dans le cas des transports, le choix individuel d’un mode ou de l’autre est une illusion, c’est une société toute entière qui fait le choix du train, de l’automobile, du TGV ou de l’aviation de masse. Bitumer une route et la rendre accessible aux voitures, c’est en ôter l’usage aux piéton-ne-s. Rendre accessible de manière massive une vitesse donnée, c’est influencer les temps sociaux et les exigences sociales de mobilité individuelle. Au fur et à mesure que l’usage de la voiture est banalisé, les lignes de train ou de car baissent leur fréquentation ou ferment, les services publics s’éloignent, comme se concentrent les commerces et les entreprises en profitant d’économies d’échelle sans perdre leur clientèle motorisée, qui reste dans le même rayon de trente minutes ou une heure. Si à la campagne on peut parfois croiser des allocataires du RMI RSA faire du stop pour rejoindre l'ANPE le Pôle emploi à 20 km, c’est une image trop rare pour que nous puissions prendre la mesure des exclusions qui accompagnent la diffusion de chaque pratique de mobilité.

Énergie et équité

Aussi notre appréhension de cette question des inégalités induites par les techniques modernes de transport doit-elle beaucoup aux analyses d’un Européen immigré au Mexique à l’époque de la rédaction de ses œuvres-phares : Ivan Illich. « Passé un certain seuil de consommation d’énergie, l’industrie du transport dicte la configuration de l’espace social. La chaussée s’élargit, elle s’enfonce comme un coin dans le cœur de la ville et sépare les anciens voisins. La route fait reculer les champs hors de portée du paysan mexicain qui voudrait s’y rendre à pied. Au Brésil, l’ambulance fait reculer le cabinet du médecin au-delà de la courte distance sur laquelle on peut porter un enfant malade. A New York, le médecin ne fait plus de visite à domicile, car la voiture a fait de l’hôpital le seul lieu où il convienne d’être malade. Dès que les poids lourds atteignent un village élevé des Andes, une partie du marché local disparaît. » Dans Énergie et équité (1973), il dépasse l’image flatteuse d’une mobilité qui libère pour s’attacher à décrire comment cette mobilité peut asservir le commun des mortels, au-delà de l’exemple d’une minorité assise sur des « tapis volants », qui se fait transporter à des échelles qui resteront interdites aux autres.

La voiture, arme de destruction massive

Mike Davis, auteur du Pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, consacre quelques pages à la question des transports dans les métropoles qu’il étudie. A Managua (Guatemala) il nous donne l’exemple de ronds-points systématiquement préférés dans les projets d’aménagement pour éviter le car-jacking aux classes sociales favorisées qui empruntent ces routes. Ailleurs c’est un espace public conséquent qui est utilisé pour construire des infrastructures utilisées par une minorité. Dans des villes où 80 % de l’espace bâti est réservé à 20 % des habitant-e-s, la construction d’une route à péage est une prédation supplémentaire de ressources précieuses. La polarisation violente de ces sociétés (avec l’aide des programmes d’ajustement structurel) met en danger les systèmes de transports en commun : même si les plus pauvres, relégués aux marges de la métropole, doivent consacrer la moitié de leur revenu aux transports, les recettes dégagées ne permettent pas d’offrir un service de qualité, attractif pour les classes moyennes… lesquelles se reportent sur la voiture. Les accidents de la route dans les pays pauvres, sans compter la pollution, sont un des plus grands risques sanitaires des urbains miséreux, et « les personnes les plus en danger sont celles qui ne pourront jamais s’offrir une voiture de toute leur vie » (réseau OMS accidents de la route). La mobilité des classes moyennes et supérieures est une des raisons objectives de la dégradation de la qualité de vie des pauvres, elle participe aussi d'une désinsertion de la société : les plus riches « cessent d’être des citoyens de leurs propres pays pour devenir des nomades appartenant, et devant allégeance, à la topographie déterritorialisée de l’argent : ils se transforment en patriotes de la fortune, en nationalistes d’un nulle part évanescent et doré » (Jeremy Seabrook, In the cities of the South).

Vitesse différenciée

Revenons au cas français tellement moins inégalitaire, et à nos deux chômeurs croisés en route pour le Pôle emploi. Ou postons-nous gare Lille Flandres, entre les voies TGV et les voies TER, pour peser d’un coup d’œil le profil sociologique des différent-e-s usagèr-e-s (client-e-s !) de ces deux modes de transport à la vitesse si différente. La mobilité est un privilège social. Mais en France, pays républicain, le progrès et les illusions de mobilité, ça se partage. Si l’on prend l’exemple de la SNCF, c’est pour cela que nous adoptons une tarification au kilomètre à peu près égale quelque soit le train, ce qui nous met les 40 km en TER à 8 euros (en Italie on parcourt 120 km avec la même somme). Si l’on ajoute à cela une tarification dégressive au fur et à mesure que le kilométrage augmente, le résultat, c’est que tou-te-s contribuent à financer l’effort d’équipement en LGV, alors que le TGV continue à correspondre au mode de vie de classes relativement privilégiées et à dessiner un réseau ferré plus inéquitable, polarisé sur les métropoles et sur certains axes, et capable de laisser le reste du territoire à l’abandon. Nous n’aborderons pas ici les questions purement écologiques liées au TGV, l’aménagement irrégulier du territoire, l’origine nucléaire de l’électricité, la faible efficience à trop haute vitesse, le report illusoire depuis l’avion (Air France abandonne la desserte Paris-Lyon 25 ans après la mise en route du TGV), la plus grande attractivité des longues distances… et l’emprise au sol, qui est la première raison de la grogne sur les territoires concernés.

Des luttes populaires contre les LGV

Les luttes contre les projets de nouvelles LGV font se rencontrer considérations environnementales, socio-économiques et démocratiques. La « démocratie locale », fortement promue, se ridiculise avec l’impuissance des élu-e-s locaux/ales ; les dispositifs participatifs n’ont que l’apparence de la concertation (ah, les débats publics !) ; l’intérêt d’une petite classe d’usagèr-e-s régulièr-e-s est paradoxalement tenu pour l’intérêt général, parce que c’est un intérêt déterritorialisé. Le TGV doit passer, même au mépris évident des populations : elles sont touchées, mais pas concernées. Les luttes anti-LGV remettent donc en cause le caractère démocratique des projets d’aménagement, comme elles disent l’éloignement des intérêts des un-e-s et des autres, et la polarisation de la société : campagnes et petites villes contre métropoles régionales, électeurices et petit-e-s élu-e-s contre élites politiques, personnes implantées dans leur territoire contre nomades attiré-e-s par la perspective de passer ses samedis soirs à la capitale. Voir son lieu de vie devenir non-lieu à traverser sans s’arrêter, alors qu’on a soi-même une mobilité presque strictement locale, et qu’on ne prendra jamais de vacances en famille en TGV avec voiture de location à l’arrivée, crée des tensions sociales fortes. La divergence des intérêts entre des élites économico-politiques (les chantiers d’équipement sont des marchés qui font saliver l’industrie du BTP) nourries d’un imaginaire de la modernité qui date des années 1970 se double d’une divergence des modes de vie. La construction d’un aéroport (HQE) ou d’une LGV coalise contre elle un large front des exclu-e-s de la mobilité moderne, propre, efficiente… et plus légitime que celle de la voiture d’occasion en bout de course partagée par des jeunes précaires. Les nuisances d’une nouvelle autoroute (emprise au sol plus large, bruit continu pour nous en tenir aux nuisances locales) n’ont pas créé un aussi large consensus contre elles, parce que l’autoroute fait partie du mode de vie populaire. La réponse des écologistes est à peu près inverse, très négative vis-à-vis de l’autoroute, mais plus complaisante vis-à-vis du TGV, témoignant de la difficulté à se saisir de la question d’une manière qui intègre la question technicienne et la question sociale sans les faire disparaître derrière un bilan carbone qui paraît flatteur au premier abord.

vendredi, 22 janvier, 2010

Démocratie et réseaux virtuels, de la nécessité d'un regard critique

Article publié en septembre 2011 dans le n°31 sur « La contre-révolution informatique » de la revue Offensive, et écrit en janvier 2010 dans le cadre d'une polémique au sein d'une revue d'écologie politique.

Savoir, est-ce pouvoir agir ?

Au lendemain de la guerre de 1939-1945, le monde découvre stupéfait l'extermination des Juifs d'Europe. La possibilité de l'exécution de ce plan semble avoir résidé dans son secret. On ne savait pas, et c'est ce qui a empêché l'action, disait-on alors. Mais si cette extermination était inconnue et même inimaginable, la déportation et son lot de malheurs n'étaient pas un mystère, et pourtant l’opposition a été un geste rare.
Malgré cela, au moment de la généralisation de chaque nouvelle technique de la communication, plane l'idée qu’« on ne pourra plus dire qu’on ne savait pas », et que l'on pourra enfin s'indigner et agir. Avec une télévision dans chaque foyer, les images du Biafra, de l'Éthiopie, de la Somalie puis du Soudan ne manqueront pas d'émouvoir et de susciter l'action... Les espérances à propos d'Internet reprennent ce schéma, et Gordon Brown (par exemple) les exprime bien : le réseau permet la circulation d'images et de témoignages de réfugiés climatiques, il rend disponibles des informations nombreuses et précises sur l'effet de serre et pose les bases d'une prise de conscience globale qui aura nécessairement une expression politique (1).
Il ne s'agit pas ici de nier ou de refuser les possibilités ouvertes par l'existence de telle ou telle technique de communication, mais de faire état d'une confiance excessive à leur sujet. Cette confiance largement répandue, de la droite à la gauche, nous semble à même de désamorcer toute réflexion politique sur nos structures démocratiques, la renvoyant à un avenir déterminé par la seule technique. S’il y a à l’origine de cet imaginaire des théories ambitieuses de la communication (2), nous nous attacherons plutôt à la traduction de ces théories dans le discours politique actuel, et plus particulièrement à la façon dont ce discours, quand il est repris par des personnalités proches du pouvoir comme l'emblématique Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d'État chargée de la Prospective et du Développement de l’économie numérique, sert une vision du monde qui reste peu ou mal discutée.

Rêves d'horizontalité

« Internet est (...) un réseau d'échange collaboratif et communautaire, qui perturbe résolument le circuit linéaire, hiérarchique et univoque de la transmission de l'information, du savoir et de la communication publique. » La collaboration « est partout la règle », et « les contributeurs sont déliés des hiérarchies traditionnelles, de la "verticalité" » (3).
Le réseau serait un tissu, ni trop lâche ni trop serré, où chaque nœud compte et contribue au succès de la structure (4). L'organisation « en réseau », parce qu'elle est promesse d'égalité, séduit aussi nombre de militants de gauche (5).
L'arrivée d'Internet a ainsi donné lieu (chez eux plus qu'ailleurs ?) à de grandes espérances, dont certaines ont pu être accomplies. Rappelons, parmi les success stories du net militant, les critiques au TCE d'un enseignant en droit de Marseille, qui essaiment très vite dans les milieux « nonistes » et contribuent, parmi d’autres mieux établies, à nourrir des débats, de visu et sur la toile, d'une qualité rare. Ou l'audience des « nouveaux militants » (6). Les petites structures trouvent avec Internet le moyen de communiquer à bien moindres frais, en interne comme en externe. Elles mettent en place d'abord des listes de diffusion qui remplacent des publipostages coûteux, investissent ensuite les réseaux sociaux, et s'adapteront aussi vite aux nouvelles habitudes du public. Leur possibilité d'envoyer des messages à un large public... ne garantit pas cependant des pratiques de réception satisfaisantes. Mais puisqu'il est malgré tout possible de voir son propos repris en raison de son originalité ou de sa pertinence, et que le buzz est techniquement à la portée de tous, les inquiétudes sur la reproduction des inégalités de moyens viennent rarement assombrir le tableau.
Et la campagne sur Internet de Barack Obama animée par l’entreprise Blue State Digital, avec son caractère plus que jamais systématique, où l'animation de réseaux de visu (traditionnelle aux USA) se double d'une mémoire dangereusement démultipliée, enthousiasme plus qu'elle n'inquiète.

Prise de décision magique

La seule réserve de nos apologistes tient dans la fracture numérique, soit l'inégal accès à Internet, qui n'est vécu que comme une question matérielle, pouvant être résolue par l'équipement de chaque foyer. Il est aujourd'hui avéré que l'équipement ne suffit pas, de même que, pour rendre accessible la culture, il n'a pas suffi de faire tomber les barrières économiques. Aujourd'hui, l'usage le plus assidu d'Internet est le fait des classes sociales les plus cultivées (7), celles aussi qui participent le plus fortement à la vie politique.
Il est dans le même temps un manque flagrant dans les discours autour de la démocratie 2.0, ou e-démocratie, c'est celui qui décrirait le moment de la prise de décision dans ces (méga) groupes mouvants et virtuels. La question n'est pas abordée par Nathalie Kosciusko-Morizet au cours du livre qu’elle consacre pour une bonne part à la question, tout au plus lit-on sous sa plume que « les circuits traditionnels de la décision comme de la transmission de l'information vont continuer d'être transformés par la part croissante des contributions latérales ou distantes » (8). On n'en saura pas plus. Ou plutôt on comprendra plus tard que la décision revient malgré tout aux élites élues du gouvernement représentatif, car le forum n'est pas l'assemblée (9). Même leurre chez Bernard Stiegler, apologiste de gauche de l'usage citoyen des réseaux et des foules intelligentes (10). On les comprend... La prise de décision est un processus complexe, dont le psychologue social Serge Moscovici nous a décrit la mécanique sensible (11). Et communiquer, même bien, ce n'est pas la même chose que décider ensemble.
La transmission d'informations, l'expression des opinions et la possibilité d'entendre ou de lire celle des autres, leur superposition (telles des disponibilités sur un agenda Doodle) ou l’agrégation des créations, tout cela peut fonctionner dans les mondes d'Internet. Mais qu'il s'agisse de choisir, d’effectuer un arbitrage, et la touche finale manque. Comme une de ces pages Wikipedia qui, la faute à une polémique trop aiguë ou des luttes d'influence entre groupes et à une modération a minima, échouent à publier un contenu pluraliste et quasi-unanime, et sont reléguées dans la catégorie des contenus sans valeur, dénués de fiabilité.
Le modèle du logiciel libre est ainsi bâti sur l'ouverture et la disponibilité du code, qui permettent son amélioration constante et autant de versions qu'il y a d'utilisateurs. Mais la politique, c'est le choix d'une seule version : une constitution à la fois, un système législatif unifié. Aussi, parmi les nombreux dispositifs qui proposent de renouveler ou de dépasser le gouvernement représentatif (12), il est intéressant de noter que, malgré le vif intérêt suscité par la démocratie numérique – de la gauche à la droite, chez les élu-e-s comme dans la société civile – aucun ne s’invente autour des techniques de la communication ni ne prétend sérieusement pouvoir le faire un jour.

Une atomisation bienvenue

Revenons au propos de Nathalie Kosciusko-Morizet : Internet est « une extension féconde de la communauté politique »… L'appel de la ministre UMP à investir la sphère virtuelle avec des préoccupations citoyennes, alors même que c’est un lieu où rien ne doit/ne peut se décider, sonne comme une version moderne du projet néo-libéral pour la démocratie, un « apaisement » bénéfique au déchaînement de l'oligarchie en place. Ce projet se construit contre l'engagement, en particulier collectif et à gauche, qu’elle dénigre systématiquement dans la première partie de son ouvrage. Comment, à ce compte, ne pas comprendre la « démocratie 2.0 » qu’elle promeut comme l'invitation à venir se perdre seul dans une foule d'individus également atomisés, qui ne partagent plus que de la simultanéité ?
Laisser les corps intermédiaires que sont les associations et les partis s’effacer naturellement en vertu du lien direct entre le pouvoir et le peuple, c’est se priver autant de leur possibilité de remettre en cause l’agenda politique (13) que de la socialisation qu’ils offrent. Ils sont (ou devraient être) un lieu de formation intellectuelle, d'apprentissage au respect de l'autre et à sa parole, de responsabilisation enfin, et c'est tout le sens du mot engagement.
S'il est légitime que les organisations politiques utilisent les nombreux outils qu'offrent les réseaux virtuels, il est aussi nécessaire que, dans le cadre d'une réflexion sur la démocratie, elles mettent en perspective leurs usages et leurs conséquences. Et exercent leur esprit critique sur les discours (des) dominants sur le sujet...

Notes
(1) Citons par exemple Gordon Brown, « Tisser une toile pour le bien de tous », mis en ligne en juillet 2009 sur TED, http://www.ted.com/talks/lang/fre_fr/gordon_brown.html.
(2) Apparue dans les années 1940, la cybernétique laissait imaginer aux esprits les plus brillants du temps une gouvernance (les deux mots ont la même étymologie) enfin rationnelle, à travers la possibilité de synthétiser de la décision politique à partir du recueil et du traitement informatisé de données brutes.
(3) Nathalie Kosciusko-Morizet, Tu viens ?, Gallimard, 2009, pp. 134-135.
(4) Pierre Musso, dans « Utopie des réseaux », EcoRev’ 25, exprime bien comment le réseau correspond moins à une description de la structure sociale qu’à son image fantasmée.
(5) Difficile de rendre compte ici, sans caricaturer ni être injuste, de l’engouement autour des réseaux dans la gauche critique. Faisons remarquer toutefois combien est présente désormais dans le moindre groupuscule l’idée que l’organisation en réseau est capable de désamorcer les enjeux de pouvoir, de faire disparaître aussi bien les hiérarchies que les effets de centre/périphérie. Le sociologue Lilian Mathieu, étudiant les « nouveaux militants », en montre les limites : « Il se pourrait bien (…) que la bureaucratie et la hiérarchie explicites soient dans la pratique gages de davantage de démocratie que l’informalité et l’horizontalité proclamées. » Lilian Mathieu, « Un "nouveau militantisme" ? A propos de quelques idées reçues », Contretemps, novembre 2008, http://www.contretemps.eu/socio-flashs/nouveau-militantisme-propos-quelques-idees-recues.
(6) Voir la lecture critique de Un nouvel art de militer par Mikaël Chambru, EcoRev', mars 2010.
(7) La fréquence de l'utilisation d'Internet à des fins personnelles est corrélée à la fréquentation des cinémas, théâtres, musées, et à la lecture. Elle reproduit des phénomènes d'exclusion bien connus des sociologues de la culture. L'équipement des foyers, qui encourage la fréquence de l'utilisation d'Internet, varie certes selon des critères sociaux ou (les plus décisifs) générationnels... mais à chaque foyer équipé peut correspondre une utilisation intense ou faible, selon les variables "culturelles". Il y a par exemple 12 % de non utilisateurs en foyer équipé. Le fossé géographique est devenu anecdotique : 7 % de connexions bas débit dans les communes rurales (la moyenne nationale est de 4 %), et 43 % de connexions haut débit (52 % au niveau national). Tout cela nous laisse penser que la question de l'usage n'est pas celle de l'accès matériel. Pratiques culturelles 2008, respectivement synthèse par Olivier Donnat et chapitre 2, ministère de la Culture et de la Communication, 2009.
(8) Nathalie Kosciusko-Morizet, op. cit., p. 143.
(9) « Une agora, ce n'est pas une assemblée. On devra veiller à ne pas confondre les deux et à bien comprendre que l'agora virtuelle est une extension féconde de la communauté politique, mais qu'elle ne peut se substituer à elle. Elle n'en a pas la légitimité, et ce n'est pas sa vocation. » Nathalie Kosciusko-Morizet, op. cit., pp. 159-160.
(10) Marc Crépon et Bernard Stiegler, De la démocratie participative. Fondements et limites, Fayard, 2007.
(11) S. Moscovici et Willem Doise, Dissensions et consensus. Une théorie générale des décisions collectives, PUF, 1992.
(12) Florent Marcellesi et Hans Harms en font une liste étendue et un tableau comparatif, « Critères et mécanismes participatifs pour repenser la démocratie », EcoRev' 34, mars 2010. Et Loïc Blondiaux (Le Nouvel Esprit de la démocratie, Le Seuil, 2008) décrit plus précisément les plus répandus.
(13) C’est une des limites également des dispositifs participatifs selon Yves Sintomer, qui les connaît bien. Le Pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative, La Découverte, 2007.

mardi, 1 décembre, 2009

L’avion : macro-système technique et imaginaire hypermobile

A propos de L'Avion. Le Rêve, la puissance et le doute, Alain Gras et Gérard Dubey (dir.), publications de la Sorbonne, 2009, 312 pages, 30 euros
Paru dans le n°15 de la Revue internationale des livres et des idées, décembre 2009

Le lecteur qui connaît Alain Gras pour ses textes écrits dans un cadre « décroissant » pourra être surpris à la découverte de L'Avion. Le Rêve, la puissance et le doute. Cet ouvrage, qu'il dirige avec Gérard Dubey, recueille les interventions d'un colloque tenu les 13 et 14 mars 2008 en Sorbonne et consacré à l'aviation, civile et militaire. Il faudra ainsi accepter de se plonger dans le monde des hub and spoke, glass cockpits, SESAR et autres visions tête-haute, notions qui ne sont pas expliquées au néophyte, pour avoir accès à ces travaux.

Le Centre d'études des techniques, des connaissances et des pratiques (CETCOPRA), dont Alain Gras est le directeur, a invité pour l'occasion un large panel de contributeurs et de contributrices qui laissent le plus souvent de côté les questions socio-environnementales pour se consacrer à des interrogations plus abstraites sur la place de l'être humain dans les « macro-systèmes techniques » (voir encadré), mais aussi au témoignage issu de l'un ou l'autre secteur du monde aéronautique ou à des exercices de prospective assez convenus. Les retours sur des pratiques professionnelles (ou amateures) sont variés, aussi bien en ce qui concerne leur angle de vue que leur qualité. Le contrôleur aérien Walter Eggert reprend clairement les positions de son syndicat, peu enthousiaste sur l'automatisation, quand Sébastien Perrot, philosophe et vice-président de la fédération française d'ULM, prend un peu plus de hauteur pour décrire sa pratique et l'usage qui y est fait du corps. Mais l'intervention de Jean Frémond (Dassault aviation), à peine rédigée, est une suite de remarques péremptoires qui ont surtout valeur documentaire. Et celle de Gilles Bordes-Pagès (Air France) flirte avec l'insulte à l'attention des « éco-intégristes » (coupables d'« intoxications partisanes », « tsunami vert », on appréciera les métaphores) ou regrette les parts de marché prises par les compagnies low-cost sans bien nous dire au nom de quoi, si ce n'est des intérêts de son employeur, dont par ailleurs il détaille honnêtement la stratégie de développement : rester en mesure d'accompagner la croissance attendue de la demande.

A ces contributions brut de décoffrage, on préférera souvent celles qui sont issues des sciences humaines... et le plus souvent des chercheurs du CETCOPRA. Le colloque, aussi bien que le livre, se décline en trois temps – le rêve, la puissance et le doute – et le troisième semble avoir suscité de nombreuses interrogations. Mais le doute est bel est bien là dès les deux premiers temps, et le premier chapitre rend déjà compte d'une « liberté contrariée ». Ainsi le philosophe Xavier Guchet consacre-t-il la première intervention à la biométrie dans les aéroports, interrogeant ce dispositif et doutant de la capacité de « faire monde » devant la généralisation de ces machines et des processus automatisés, déshumanisés, qu'elles induisent pour les voyageurs comme pour les douaniers. Il fait appel à Hanna Arendt et à sa description d'un monde délabré par de tels usages, ainsi qu'à un George Orwell qu'il cite avec précision, au-delà de l'emblématique Big Brother, pour sa description d'une histoire qui a fait place au processus. Gilbert Simondon est aussi mis à contribution pour le dialogue qu'il promeut avec les machines (1). Arendt et Simondon, deux références qui reviendront dans les contributions suivantes, la seconde étant – de l'aveu même d'Alain Gras (2) – peu critique. On regrette donc l'absence ici d'autres penseurs de la technique. Ivan Illich par exemple, dont le concept simplissime de contre-productivité de la technique, qu'il a utilisé et fait connaître, semble ignoré d'un bout à l'autre. Pourtant, la contre-productivité explique à merveille certains phénomènes dont parlent les intervenants : « C'est comme si tout le progrès technique était immédiatement consommé par quelque phénomène insidieux et pervers » (François Fabre). Passé un certain seuil, chaque étape d'un progrès technique voit les améliorations qu'elle a recherchées accompagnées d'autant d'effets indésirables, sans qu'on arrive à refuser les seconds pour n'avoir que les premiers. Une contre-productivité qui vaut pour les structures techniques au sens large, c'est à dire aussi pour tous ces règlements dont l'abondance et la complexité mêmes pourraient faire obstacle à un surcroît de sécurité, qu'« un excès de lois incite au contournement » (Victor Scardigli) ou qu'il bride par des cadres trop stricts les capacités de réponse des êtres humains (pilotes et contrôleurs).

Bien qu'au tout début du colloque la disparition définitive de l'être humain dans l'avion soit tempérée par l'ancienneté de cette prophétie, qui devait déjà se réaliser dans les années 1980, c'est un horizon qui reste prégnant. Les drones volent et tuent dans le ciel afghan sans présence humaine à bord, mais ils restent pilotés depuis les États-Unis par des hommes, et tous les intervenants nous rappellent les capacités de réaction exceptionnelles des acteurs humains et leur efficacité encore impossible à dépasser en matière de sécurité, face aux éléments ou au hasard aussi bien que face aux surprises que peuvent leur réserver les robots, programmés par des concepteurs eux aussi humains. Les chercheurs du CETCOPRA ont produit au fil des ans une bibliographie impressionnante, rappelée au début du livre, travaillant sur un monde aéronautique gagné par l'automatisation, mais où s'exprime encore – avec profit – le corps des pilotes (Caroline Moricot) ou les capacités cognitives des contrôleurs (Sophie Poirot-Delpech). Il est néanmoins utile que s'expriment aussi des points de vue plus éloignés de la culture de ce laboratoire. On imagine le dialogue qui a pu avoir lieu entre le philosophe Frédéric Gros (Paris 12) et le sociologue Gérard Dubey (CETCOPRA) : le premier met l'accent sur le caractère asymétrique de la guerre moderne, le pilote de drone étant à l'abri dans son pays pendant qu'il distribue la mort, tandis que le second tente de nous faire sentir tout le désarroi du même, sommé par la « quasi-instantanéité des images » de voir les effets de ses actes et affecté de si douloureux « états dépressifs »...

C'est la troisième partie, « L'avion dans un monde incertain », qui aborde les thèmes les plus variés et les plus proches des interrogations de ce qu'on appelle la société civile, écologistes ou usagers de l'aviation. Mais avec des biais que nous prenons la peine de noter ici : les questions issues du monde écologiste restent hélas traitées d'une manière un peu réductrice, et les usagers sont envisagés dans le seul cas de l'accident mortel, événement spectaculaire mais dont tous les intervenants rappellent la rareté, comparée ou non avec d'autres moyens de transport.

Philippe Mahaud analyse les partis pris de la presse écrite européenne dans le cas de trois accidents mortels et de leurs suites judiciaires, et l'accent qu'elle met sur la structure ou sur l'erreur humaine selon son ancrage à gauche ou à droite n'est pas qu'anecdotique. Il essaie d'en dégager les grands axes de la compréhension par le public des questions de sécurité aérienne. Les sociologues Nicolas Dodier et Janine Barbot font état de leurs travaux sur la structuration des associations de victimes, ici les familles d'enfants contaminés par des hormones de croissance, et du statut dont elles bénéficient. Leur présence dans ce colloque peut étonner, car lors de la même table ronde Philippe Mahaud et Jean Paries (tous deux consultants) stigmatisent l'intolérance nouvelle au risque, se faisant les avocats d'une limitation des procès au pénal aux cas extraordinaires de malveillance et de sabotage. L'affaire des hormones de croissance semble être la conséquence d'exigences sanitaires étonnamment faibles et qui ont attendu des années pour être remises en cause, elle ne rentre décidément pas dans le cadre de ces défaillances humaines – et qui ne font pas système – où se joue en quelques secondes le destin d'une centaine de familles. On a du mal à imaginer qu'avec ce contexte très différent, auquel il faut ajouter le caractère collectif de chaque catastrophe aérienne, les victimes de crash s'organisent d'une manière comparable à celles de l'hormone de croissance... Et la présidente de séance Françoise Deygout (direction générale de l'aviation civile, DGAC) ne prend pas la peine d'expliquer les liens entre ces deux expériences, à savoir un arbitrage difficile entre le refus du risque et les aléas de l'industrie.
La réponse de Jean Paries à la demande sociale en cas de crash consiste dans le souhait que les suites judiciaires n'aillent que rarement au-delà de l'enquête technique... mais que les victimes soient associées à son déroulement. Les conclusions de ce type d'enquête sont selon lui assez précises et justes pour permettre au public de comprendre ce qui s'est passé, et aux professionnels de réformer le système en cas de défaut. Paries s'appuie d'autre part sur une étude du MIT (3), qui fait état d'une corrélation négative entre le nombre des incidents et celui des accidents mortels dans la même compagnie d'aviation, pour démontrer la capacité de réforme spontanée du personnel aéronautique et l'efficacité de l'appui sur sa culture de sécurité. Culture dont il faut permettre l'expression et qui serait perdue par des règles de sécurité hétéronomes trop rigoureusement appliquées, qui deviendraient ainsi contre-productives.

Si la demande sociale était au cœur de l'avant-dernière table ronde, celle qui suit et clôt le colloque penche plutôt du côté de la gestion technicienne de l'environnement. Comment réduire les émissions de gaz à effet de serre de l'aviation civile (et ses factures d'énergie, devenues depuis 2006 son poste de frais le plus important, suite au renchérissement constant du pétrole sur le marché mondial) ? Sa part dans les émissions globales est estimée à 2,5 ou 3 % selon les intervenants, mais l'effet de « forçage radiatif » de son émission à haute altitude, nous signale Alain Morcheoine (ADEME) multiplierait cet impact d'une valeur de 2 à 4 selon le GIEC. Et le chiffre est livré brut, jamais rapporté au nombre de voyageurs ou de kilomètres. Gilles Bordes-Pagès (Air France) avait beau jeu dans une table ronde précédente de le comparer avec celui du transport routier, plus quotidien et qui concerne bien plus de passagers et de marchandises.
Yves Cochet, ancien ministre Vert de l'Environnement, insiste sur l'impossibilité à imaginer que « demain n'est plus la continuation d'aujourd'hui ». Il note la myopie de ce système et son propos se voit illustré par Philippe Ayoun (DGAC), pour qui le « très long terme » en matière d'effet de serre se situe à 2050, soit une date à laquelle les enfants d'aujourd'hui ne seront pas encore grands-parents. Seulement, au-delà du tableau toujours concis et efficace que Cochet est habitué à présenter – celui de la finitude des ressources pétrolières (pic de Hubbert) et du prix toujours plus élevé du pétrole qui ici mettra à mal aussi bien la capacité des compagnies à offrir des billets à un prix correct que celle de consommateurs touchés par les crises économiques à les leur acheter – quelle réflexion sur l'organisation et les imaginaires sociaux qui pourraient se substituer à ce monde où la croissance du PIB et celle du trafic aérien sont si étroitement corrélées ? Un report modal – c'est à dire l'usage d'un moyen de transport différent pour un trafic et des exigences de mobilité inchangés – ne suffira pas...

Les compagnies ont réussi à restreindre de 60 % leur consommation énergétique par voyageur par kilomètre entre 1960 et 2000, et elles comptent continuer leurs efforts en optimisant leurs activités : taux de remplissage plus forts, plans de vol rationalisés, décollages à poussée réduite, chasse aux kilos en trop sur les avions, achat de modèles plus économes (mais quid de leur coût environnemental à la construction ?), etc. Si les résultats sont impressionnants, ils restent décevants face à la croissance constante de l'usage de l'avion. Gilbert Rovetto (Air France) mentionne un outil de réduction des émissions bien moins anecdotique, l'abandon des dessertes régionales en concurrence avec le TGV. Celle entre Paris et Lyon sera sous peu quasiment délaissée, plus d'un quart de siècle après la mise en service du TGV entre ces deux villes ! Une réaction qui s'est fait attendre, mais qui semble faire partie d'une nouvelle stratégie commerciale misant tout sur le « hub » (plateforme aéroportuaire) de Roissy et imaginant un report modal vers le TGV pour l'alimenter depuis les grandes villes de France. Ce qui permettrait d'alléger ce hub francilien au profit des vols internationaux. Morcheoine suggère même, sous forme de boutade mais cela a bel et bien été envisagé, qu'Air France devienne opérateur ferroviaire ! Une note divergente, celle de la DGAC qui à travers l'intervention de Philippe Ayoun présente comme nécessaire la redynamisation des aéroports régionaux.
La déclaration d'utilité publique du nouvel aéroport de Notre-Dame-des-Landes près de Nantes – l'actuel devant être saturé dans une dizaine d'années – sera-t-elle remise en cause, puisqu'Air France avoue ne pas vouloir l'investir ? Les opposants à ce nouveau projet d'infrastructure de transport, auxquels il n'est pas fait allusion ici, aimeraient sans doute voir ce regrettable malentendu éclairci...

Même divergence de vues sur la question des agrocarburants. Alors que Rovetto se gausse de la noix de coco de Richard Branson (Virgin Airlines) en expliquant qu'il en faudrait 3 milliards par jour pour alimenter Heathrow, et que Raphaël Larrère (INRA) rappelle en passant les limites – sociales et environnementales – évidentes des carburants « verts », Ayoun en fait l'un des outils nécessaires de la réduction des émissions. Ce dernier étant absent le jour du colloque, la discussion n'a pas pu avoir lieu. Mais on imagine que d'autres sujets ont été soumis à une discussion acharnée qui n'est pas retranscrite ici. Limite regrettable de l'édition des actes d'un colloque...

Dans cet univers intellectuel, aujourd'hui fait référence et demain ne peut en être que l'extrapolation mathématique (suivant la croissance du PIB). Alain Gras rappelle bien en conclusion la difficulté de l'exercice prospectif. La remise en cause du caractère inexorable des besoins de mobilité ne vient paradoxalement pas de Cochet mais de Bordes-Pagès et d'Ayoun – sont-ils conscients de ce que leur propos implique ? Le premier oppose « transport utile » et « transport futile » et le second rappelle que « la multiplication des possibilités de voyages, permise notamment par les compagnies à bas coût, crée des comportements opportunistes : on voyage là où c'est possible au moindre coût ». L'offre ne serait donc pas simple ajustement aux besoins exprimés de la société, mais elle serait aussi un facteur d'évolution de ces besoins ? Même si le propos de l'auteur, qui cite l'autorité de l'aviation civile britannique, s'applique aux destinations offertes plus qu'à leur éloignement, il y a là matière à réflexion sur la possible interrogation collective de ces besoins de mobilité dans le cadre d'une réelle « démocratisation » des transports aériens...

Et c'est le même Ayoun – dont la présence aurait décidément été précieuse – qui pose les questions qui fâchent le plus. « La légitimité de certains déplacements aériens est posée : faut-il consommer des aliments hors saison importés d'autres hémisphères ? Le tourisme lointain ne se fait-il pas au détriment de nos propres ressources touristiques ? L'afflux de voyageurs en low cost dans nos régions ne provoque-t-il pas des excès dans les prix immobiliers ? Ne serait-il pas justifié en cas de pic de pollution de restreindre l'avion au profit du TGV pour un déplacement entre Paris et les régions, comme cela a pu être envisagé dans les conclusions de l'enquête publique du plan de protection de l'atmosphère de l'Île-de-France ? » Soit des questions non pas sur le comment, mais sur le pourquoi de la généralisation du recours à l'avion. Certes l'auteur ne les prend pas à son compte, et même les réfute d'un revers de main... plutôt gêné : « il est, en apparence, assez aisé de réfuter la plupart de ces contestations ». En apparence.

Ajoutons donc aux questions pas ou mal abordées dans cette table ronde celle d'un report modal non plus sur le seul TGV, gros consommateur d'énergie comme c'est parfois noté, mais par exemple sur le train de nuit, qui permet de se coucher à Paris pour se réveiller à Toulouse, Prague ou Venise et y passer le week-end rigoureusement indispensable à une vie épanouie. Une magie low-tech qui semble ne plus être à l'agenda d'aucun acteur du développement durable : les prix paraissent aujourd'hui moins attractifs que l'avion, certaines dessertes Lunéa ont d'ors et déjà disparu4. Un imaginaire hypermobile s'est répandu de longue date dans les classes moyennes occidentales, que ce soit au détriment de la vie quotidienne des classes populaires ou des économies des pays du Sud en tirant vers le haut les prix de la ressource pétrolière dont elles aussi ont besoin. La sortie de cet imaginaire, notion chère à Alain Gras, pourrait ouvrir sur d'autres réflexions un colloque et un livre où l'on est un peu à l'étroit.

(1) Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques (1958).
(2) France Culture, « Terre à terre » de Ruth Stegassy, 9 février 2008.
(3) Wang (1998), Airline Safety: The Recent Record, NEXTOR Research Report RR-98-7, Cambridge, MIT.

dimanche, 9 septembre, 2007

« Ça dépend ce qu'on en fait »

Brouillon de réflexion sur un lieu commun... On ne s'improvise pas grand exégète ;-).

On dit souvent que la technique est neutre, que ce qui compte est l'usage qu'on en fait, bon ou mauvais selon ceux et celles qui l'ont entre les mains. Malgré la puissance de l'œuvre de Jacques Ellul, qui n'a cessé de prouver le contraire en quarante ans d'écriture, il n'est pas jusqu'à un colloque consacré à cet important penseur où l'on n'entende le président du Conseil régional local revenir en guise d'introduction à cette litanie : « Bla bla j'ai l'honneur en ces lieux dont je suis le maître bla bla Ellul bla bla même s'il a dit des âneries contre la neutralité de la technique bla bla. » Si Jacques Ellul, décédé en 1994, voit maintenant son nom donné à des collèges et à des rues dans sa région d'origine, sa pensée est loin d'irriguer la compréhension actuelle du monde... Des livres ardus, un contexte économico-politique franchement défavorable sont peut-être à l'origine de cette ignorance. Voici quelques exemples qui pourraient contribuer à la dépasser.

La technique concentre

Pendant des siècles, l'être humain a utilisé des techniques simples, dont l'invention pouvait être exigeante et fastidieuse, mais dont la reproduction était relativement facile. Une roue, une faux ou un cadran solaire, mais aussi une semence paysanne, un boulier ou un livre de comptes, furent des avancées techniques que chacun-e pouvait se réapproprier, tant par la compréhension de son fonctionnement que dans sa fabrication et dans son utilisation.

Aujourd'hui, alors que la technique est devenue beaucoup plus complexe, la mise en œuvre de chaque nouvelle avancée technique nécessite un chantier économico-scientifique aux proportions hors du commun. Un réacteur nucléaire, une plante génétiquement modifiée, une crème solaire aux nanoparticules sont les résultats d'années de recherches, de milliards d'investissements, que seuls des États ou des entreprises multinationales peuvent se permettre d'assurer. Plus la technique est complexe, plus la structure qui la promeut ne peut être autre chose qu'une mégamachine, ou concentration de pouvoir et d'argent. Au stade de la production aussi, la technique oblige à des économies d'échelle, dès que le produit ou le matériel nécessaire à sa fabrication atteint un certain degré de complexité. Les outils nécessaires à la fabrication d'un objet artisanal sont facilement reproductibles, dans leur simplicité et leur prix encore accessible. Mais une machine très élaborée est souvent trop chère pour chaque petit atelier, elle ne peut être acquise que par une structure dotée de gros moyens financiers.

Il ne s'agit pas ici de parler de choix économico-politiques de concentration, mais de ce qui en fait une obligation, une conséquence logique de l'utilisation de certaine technique.

La technique modifie l'environnement

Le recours à une technique donnée est, nous l'avons vu, un effort important, compensé par des retombées non moins importantes. Quel intérêt de mettre en œuvre une technique si l'environnement dans lequel elle s'exprimera est inadapté ? Il est obligatoire dans un tel cas de modifier l'environnement pour le rendre favorable.

Le remembrement des terres agricoles mis en place dans les années 1950 et 1960 est la conséquence des avancées de la motorisation en agriculture. Un tracteur reste un investissement inutile si la parcelle qu'il laboure ou moissonne est de taille trop modeste. La communauté agricole est obligée de réunir les terres pour former de grands champs, tout en rasant les nombreuses haies qui délimitaient chaque petite parcelle. Cette organisation des champs se traduit dans l'organisation sociale, avec la concentration des exploitations agricoles, mais aussi bien dans l'environnement, avec la disparition des haies et de la faune variée qui pouvait y vivre et s'y reproduire.

La société française a, plus récemment, fait un autre choix technique lourd de conséquences. L'adoption du TGV au profit d'autres techniques susceptibles de réduire les temps de transport en train s'est faite sur un détail : la possibilité d'épater le monde entier avec des records renouvelés de vitesse en ligne droite. Or, les lignes préexistantes n'étaient pas aussi rectilignes que nécessaire, et la technique du train pendulaire (qui n'a pas besoin de freiner dans les virages et dont la vitesse moyenne reste très élevée... à la différence de la vitesse de pointe qui est trop modeste pour nos ambitions nationales) leur convenait mieux. Le TGV une fois choisi, un tout nouveau réseau de lignes est à construire, pour un prix élevé qui se répercute sur celui des billets. La quantité d'énergie nécessaire à la grande vitesse rend impensable techniquement des arrêts (et reprises de vitesse ?) trop fréquents, et les villes moyennes sont donc exclues du réseau destiné à devenir le monopole du transport en commun à l'échelle nationale. Car, investissements obligent, le TGV ne pourra être cantonné à un usage particulier, celui d'usagers aisé-e-s se déplaçant de métropole à métropole... C'est la technique TGV qui induit un aménagement du territoire peu harmonieux et des déséquilibres entre régions. La SNCF n'a pas une politique peu judicieuse, elle est simplement captive des choix technologiques qu'elle a fait dans les années 1970.

Le mythe qui asservit

Si au moment des choix, individuels, collectifs ou publics, du recours à une technique, quelques unes des conséquences sont appréhendées, la plupart reste méconnue. Et le mythe de la neutralité de la technique permet de refuser de reconnaître comme des choix induits automatiquement les conséquences de la technique que l'on adopte : « les conséquences de la technique ne sont pas aussi automatiques, l'être humain ou la société a une marge de manœuvre qu'il s'agira d'utiliser à bon escient... » C'est donc le refus même de voir que la technique n'est pas neutre qui fait que l'être humain ou la société perd son libre-arbitre sans même comprendre qu'il vient de le perdre. C'est au contraire en se rendant compte de sa captivité que l'on a des chances de conserver son autonomie.

Pour partir à la découverte : Jacques Ellul, l'homme qui avait presque tout prévu de Jean-Luc Porquet, Le Cherche-midi, 2002.

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