Tout plaquer

tout_plaquer_w.jpg, oct. 2023Anne Humbert, Tout plaquer. La désertion ne fait pas partie de la solution... mais du problème, Le Monde à l’envers, 2023, 72 pages, 5 €

Autour de vous, beaucoup ont peut-être choisi de déserter leur emploi dans le tertiaire pour en exercer un autre « qui a du sens » dans l’artisanat ou l’agriculture et sortir du salariat. Peut-être même faites-vous partie de ces déserteurs et déserteuses qui depuis quelques années font parler d’elles et d’eux, avec des pics d'attention inattendus.

Anne Humbert, ingénieure non déserteuse, a choisi de consacrer un livre au phénomène (encore un) mais celui-ci prend le parti de le critiquer, à partir d’échanges avec des ami·es ayant déserté et de lectures qui vont de la grande presse à des auteurs comme le sociologue Richard Sennet, critique de la standardisation du travail. Outre quelques articles, comme celui-ci dans Lundi matin, cette option reste à ma connaissance assez peu conventionnelle dans les milieux alternatifs plus ou moins radicaux subjugués par la notion de désertion (Reporterre a, selon Humbert, consacré vingt-et-un articles au discours des étudiant·es qui bifurquent d’AgroParisTech). Ces trajectoires ont suscité plus d’intérêt que le « refus de parvenir » auquel était consacré il y a quelques années un excellent bouquin, toujours disponible.

Dans les premières pages de son court essai, l’autrice dévoile sa motivation initiale : le mépris déversé sur elle et d’autres par les déserteurs et le refus de reconnaître les contraintes qui pèsent sur celles et ceux qui restent. C’est une motivation très légitime. Anne Humbert écrit du côté « des timides, des bizarres, des non-diplômés, des vieux inemployables, des moches, des anxieux, des pénibles, des fous, des pas cools, de ceux qui se disent qu’on n’attend pas après eux, de ceux qui ont besoin d’une institution fixe pour tisser des liens ou structurer leur emploi du temps, de ceux qui n’ont pas confiance en eux » (1) et elle permet de rendre audible cette parole. On entend beaucoup les winners de la désertion, dit-elle, mais pas celles et ceux qui n’arrivent pas à abandonner un peu de sécurité matérielle ; qui se plantent ; qui se lancent en auto-entreprise pour vendre le fruit de leur travail et se partagent des niches de consommation minuscules, luttant contre la concurrence des produits manufacturés ou de plus grosses entreprises. Ou qui ne réussissent à changer de métier que pour découvrir que tous les domaines d’activité sont taylorisés, soumis au contrôle et déshumanisés (elle mentionne à ce propos Xavier Noulhianne, chercheur en sciences de laboratoire devenu éleveur de brebis, qui fait ce constat dans Le Ménage des champs (2)). Surprise... pour qui n’avait pris la peine de suivre aucune lutte autour du travail (3). Humbert cite même un conflit social lors duquel la seule à ne pas participer fut une future déserteuse. Elle critique le désinvestissement du collectif que permet, justifie et parfois encourage la désertion, geste très individuel. Le revenu universel a suscité les mêmes espoirs. La « grande démission » a apporté quelques réponses très concrètes, mais pas franchement positives, à ces rêves de changement social par la déstabilisation du marché du travail. Est-ce seulement un problème d’échelle si ces stratégies ne changent pas le monde ?

Humbert montre la convergence entre discours alterno et libéralisme. La désertion dans le cadre du travail a un caractère ambigu : en apparence subversive, car elle dénonce le manque de sens de la production ou les mauvaises conditions de travail, elle renouvelle un classique patronal. « C’est ça ou la porte. » Et pour ceux et celles qui n’y auraient pas pensé spontanément, l’autrice témoigne d’une journée de formation recommandée par son entreprise et faisant l’éloge de la désertion, lardée d’éléments de langage propres au développement personnel. Agilité, agentivité, mobilité, capacité à se remettre en cause, assurance et résolution sont les qualités propres aux déserteurs. Comme d’ailleurs aux héros des sociétés libérales, qui ne peuvent compter que sur leurs propres forces et n’ont pas besoin du collectif, toujours capables qu’ils sont d’aller vers de plus vertes prairies et de tirer le meilleur du marché du travail – mais aussi des relations amoureuses et affectives, sous-texte récurrent dans Tout plaquer.

Les déserteurs, note Humbert, se distinguent doublement : dans leur milieu de départ ils et elles sortent du lot pour le courage de leur démarche (un bac +5 n'est plus si distinctif ni si prisé sur le marché du travail) et dans leur milieu d’arrivée sont auréolé·es du prestige de leur bon diplôme, usant parfois sans scrupule de leur autorité. C’est tout bénef pour Sophie, qui « a toujours obtenu ce qu’elle voulait, y compris des terres agricoles » et croit que celles et ceux qui restent manquent seulement de conscience, ou Éléonore, qui « pensait être un talent lorsqu’elle était ingénieur » et « pense maintenant qu’elle va sauver le monde ». Peut-être n’ont-elles pas eu le choix de rester, comme d’autres déserteurs en burn-out ou à qui leur travail a fini par faire horreur, souvent à juste titre. Humbert montre peu de sympathie à leur égard et on pourra le lui reprocher mais l’intérêt de son livre est d’interroger le privilège d’avoir une deuxième vie professionnelle, de même que la possibilité de bâtir du collectif sur des gestes individuels.

Tout plaquer est bref mais complet, avec des développements sur l’utilitarisme ou la liquéfaction sociale (4), et très incisif – au point qu’on se demande comment l’autrice pourra rester amie avec Sophie et Éléonore. Il résonne souvent avec ma critique du libéralisme et de l’individualisme, c’est donc sans surprise que je l’ai beaucoup apprécié. Je précise que si nous sommes éditées par la même maison, je ne connais pas l’autrice personnellement.

Je voudrais aussi lire le propos de Tout plaquer à partir de mon expérience dans un réseau agricole (5) qui accueille la majorité des déserteurs et déserteuses, pour beaucoup (mais pas tou·tes) surdiplômé·es, qui se tournent vers la paysannerie et ont pu échapper à une formation en permaculture très chère dans une start-up hyper cool. Il m’est arrivé à de rares reprises d’en recevoir directement mais c’est le travail de collègues éloigné·es, dont l’accompagnement doit à la fois encourager et casser quelques rêves (6). J’ai parfois été sollicitée par des collègues pour partager mes interrogations sur les alternatives et les stratégies individuelles, dans l’espoir de politiser ces porteuses et porteurs de projet parfois en décalage avec nos valeurs.

Même si on trouve des gens géniaux parmi les néo-paysan·nes, selon mes collègues et dirigeant·es beaucoup ont des objectifs très individuels, parfois jusqu’au survivalisme soft comme dans un exemple que donne Humbert. Ils et elles ont peu de temps à consacrer aux organisations qui les ont aidé·es à s'installer, ce qui est compréhensible, surtout en début d’installation, mais trop peu parmi elles et eux voient l’intérêt de faire vivre le syndicalisme ou l’associatif agricole, qui manque pourtant de bénévoles. Ces « néo » au fort capital économique, social ou culturel peuvent contribuer à faire grimper le marché immobilier local et mettre la main sur de jolies petites fermes sans être responsables pour autant de la concurrence sur le marché des terres : c’est l’agrandissement des fermes existantes qui a les faveurs des banques, la course aux hectares est encouragée par la politique agricole commune qui distribue des aides calculées sur la surface et le problème est avant tout que la terre fasse l’objet d’un marché, voir l’excellent ouvrage de Tanguy Martin à ce sujet, Cultiver les communs (Syllepse, 2023). Leurs relatifs succès ne doivent pas invisibiliser le manque de volonté politique au renouvellement des générations agricoles et l’extrême difficulté d’accès au métier. Les autres, qui n’ont pas un profil très privilégié, les peu diplômé·es, les plus pauvres, les non-blanc·hes, n’ont qu’à vendre leurs bras (ce qui ne leur est pas toujours permis, comme en témoigne cette initiative de réfugié·es). Si l’accès au métier ne se démocratise pas largement, l’hémorragie paysanne se poursuivra jusqu’à l’intenable.

La relative liberté de certaines personnes très à l’aise dans certaines classes sociales qui ne le sont pas moins, aisées, tend à faire oublier la captivité des autres, confondue avec un problème moral, et notre impuissance collective devant les trajectoires inquiétantes sur lesquelles nous lance l’ordre capitaliste. D’où l’intérêt de gratter ce mythe contemporain dans ce petit livre auquel je souhaite un grand succès. À ne pas confondre dans votre librairie avec Tout plaquer avec succès. 17 parcours inspirants ou Tout plaquer pour partir au bout du monde. Et revenir… ou pas.

(1) Je fais partie de ces gens-là et c’est un argument que j’ai souvent utilisé face aux camarades spontanéistes qui souhaitaient se réunir en groupes affinitaires et refusaient de considérer que sans le groupe inclusif, ancré dans le temps et avec pignon sur rue où nous nous étions rencontré·es, je n’aurais jamais eu l’occasion de militer. 
(2) Xavier Noulhianne, Le Ménage des champs, Le Bout de la ville, 2016. 
(3) Voir le manifeste du collectif Écran total, qui concerne nombre de métier. Le choix de rester peut avoir plus de force politiquement comme les témoignages, souvent anonymes, issus du monde du travail (banque, Poste, Éducation nationale) et publiés dans la même collection par le Monde à l’envers. Dans un autre registre, des collectifs de hauts fonctionnaires se créent pour argumenter depuis leur poste et avec leurs arguments contre les tendances néolibérales et productivistes des choix de gouvernement, ici, ici et ici
(4) « Tout plaquer, c’est aussi célébrer le jetable, le droit de se débarrasser de tout (et de tout le monde), de ne rien entretenir (ni les objets, ni les relations, ni les connaissances). » 
(5) Un réseau qui a bien vécu le discours des étudiant·es d’AgroParisTech ; certain·es sont même accompagné·es par lui dans le cadre de leur installation. J’étais un peu plus critique, sachant que beaucoup de mes collègues qui ont fait les mêmes formations prestigieuses ont réussi à s’employer hors de l’agro-industrie. Pas besoin d’un virage à 180°, 30 suffisent. 
(6) C’est grâce aux retours d’expérience de mes collègues que je ne me suis pas retrouvée complètement démunie quand un homme quadragénaire, en souffrance au travail, m’a expliqué avoir donné sa démission pour devenir paysan avant même un premier contact dans le milieu, sur lequel il projetait beaucoup trop. C’était un gros rêve à casser et la personne en question aurait probablement eu plus besoin d’un bon syndicat que d’une association agricole.

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Commentaires

1. Le mardi, 3 octobre, 2023, 08h17 par Loïc

Merci Aude, à nouveau un point de vue "dans l'entre deux" qui souligne la complexité des choses et soulève de vraies questions à mon sens aussi.

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