Un pays qui aime le sport
Par Aude le mardi, 3 octobre, 2023, 09h10 - Textes - Lien permanent
Celles et ceux que fatigue l’overdose actuelle de sport ne sont pas au bout de leurs peines. La France macroniste est un pays profondément divisé politiquement et dans lequel les entrepreneurs en politique n’ont de cesse de nier à leurs adversaires la simple existence ou d’appuyer à leur profit sur tout ce qui clive (voir le récent usage de l’abaya, mot et vêtement inconnus de la plupart d’entre nous avant qu’un ministre n’en fasse LA menace contre sainte République, bien avant le démantèlement organisé des services publics). Cette France-là a bien besoin de sport, cet objet qui réconcilie à moindre coût, et Emmanuel Macron s’en empare avec enthousiasme. On se rappelle l’énarque vibrant de manière exagérée à la victoire de l’équipe de France en 2018 et sa silhouette exultante, pour une fois virile et hétérosexuelle, aussi vite répliquée sur le matériel promotionnel de l’Élysée. C’est bien là un usage politique, voire partisan, du sport mais on est tenu de respecter l’injonction paradoxale à une réconciliation programmée autour de l’équipe de France. Le président va pêcher un peu de popularité dans les stades ? Impossible de le huer, il représente la France. Il mène une politique assise sur une bien faible légitimité démocratique et sa Première ministre ne gouverne plus que par 49.3 ? Il est Mbappé ou Dupont, il est la France, taisez-vous.
« On est les champions », ce cri de victoire qui donne à penser que nous étions des dizaines de millions à suer sur la pelouse, confond des masses de spectateurs et spectatrices avec leurs champion·nes. Leurs corps nous appartiennent. La bouche de la footballeuse Jennifer Hermoso est offerte à qui veut. Le corps du footballeur Kylian Mbappé appartient à Emmanuel Macron, qui peut sans gêne le peloter en un geste qui se veut paternel mais ne parvient à être que paternaliste et libidineux, lors duquel le corps du président essaie de capter la popularité du corps de l’athlète. Car leur corps est à « nous », les championnes seront donc dévoilées lors des JO de 2024, même si l’événement n’est pas celui d’une fédération sportive française mais d’un comité international olympique qui ne partage pas les lubies hexagonales. Quand bien même la laïcité de 1905 assure la liberté de chacun·e de pratiquer sa religion, sa nouvelle interprétation fait du corps des femmes l’objet de sainte République (celle qui va manger des hosties à Marseille). Le dévoilement est exigible des femmes et des filles qui sont sous la coupe républicaine : fonctionnaires, élèves, bénévoles lors des sorties scolaires et bien entendu sportives. Sainte République, représentée par des corps de toutes couleurs sous le maillot bleu, peut au passage retrouver l’apparence de sa neutralité et de l’égalité de tou·tes, quand bien même les indicateurs nous prouvent la force du racisme et la réalité des discriminations.
Beaucoup a été dit sur le rapport entre sport et régimes autoritaires. Georges Pérec en fait l’objet d’un livre étonnant, W ou le souvenir d’enfance, qui alterne souvenirs de la Shoah et description d’une société idéale dont le goût pour le sport et les corps sains révèle peu à peu le caractère eugéniste, validiste et disciplinaire. Victor Klemperer consacre un chapitre de LTI. La Langue du IIIe Reich aux usages du sport sous le nazisme, jusque dans les marques de cigarettes. Répétition de la guerre, le sport sert également à la décrire, en une métaphore jamais épuisée. Joseph Goebbels, le froid théoricien de la propagande nazie, par ailleurs infirme, use jusqu’à la corde les clichés du sport pour rendre la guerre et sa personne populaires, jusqu’à confondre les disciplines dans la même phrase : il faut encaisser les coups, sinon on va se faire semer. On imagine la chimère, un boxeur à vélo, poings serrés pendant que ses mains s’accrochent au guidon, corps fantasmé qui ne crie autre chose que sa puissance.
JO d’été et d’hiver à Pekin en 2008 puis 2022 consacrant la nouvelle puissance chinoise, JO d’hiver à Sotchi puis coupe du monde de football 2018 mettant en valeur la Russie poutinienne, coupe du monde de football au Qatar en 2022 témoignant de la force de frappe économique d’un émirat très monarchique… le sport est un domaine dans lequel la reconnaissance internationale va indifféremment aux régimes libéraux et à ceux qui le sont beaucoup moins. Avec une coupe du monde de football féminine en 2019, une coupe du monde de rugby masculine en 2023 et des Jeux olympiques en 2024, la France semble ne pas vouloir en laisser aux autres. Elle brigue déjà les Jeux olympiques d’hiver en 2030, malgré la pénurie de neige et le manque d’eau, malgré le régime d’austérité ambiante et l’appauvrissement organisé des finances publiques. Le pognon de dingue se trouve toujours quand on veut faire oublier que 60 % d’entre nous ne peuvent plus choisir leur alimentation et qu’un tiers ne peut plus manger trois repas par jour.
Ce n’est pas qu’une histoire de goût, populo manipulable d’un côté et intellos dédaignant fièrement le sport de l’autre. J’ai déjà été licenciée de plusieurs fédé à la fois et pratiqué le sport tous les jours de la semaine. Il m’arrive encore de suivre les compétitions (le basket aux JO de 2021, le foot féminin cette année) et de vibrer aux hauts et bas d’une équipe, pas forcément celle de mon pays quand celle-ci pratique un jeu teigneux. Cela n’empêche pas de s’interroger sur les usages politiques du sport, tout autant que sur ses usages intimes, quand le sport et la culture physique accompagnent l’idéologie du mérite individuel (on en reparlera un jour). Le sport est à l’image de nos sociétés, c’est à dire pas bien joli à regarder.
NB : Le titre de ce billet fait référence à Un pays qui se tient sage, film documentaire de David Dufresne (2020).
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