Paysan
Par Aude le jeudi, 31 octobre, 2024, 10h38 - Lectures - Lien permanent
Édouard Morena, Paysan, Anamosa, 2024, 112 pages, 9 €
Paysan. La collection « Le mot est faible » propose de « s’emparer d’un mot dévoyé par la langue du pouvoir » et l’ouvrage d’Édouard Morena offre une belle illustration de cette démarche. Après une thèse consacrée à la Confédération paysanne, le politiste s’est consacré à l’étude des acteurs de la lutte contre le changement climatique, et notamment des philanthrocapitalistes (Fin du monde et petits fours, La Découverte, 2023). Il revient pour ce livre à la question paysanne suite au mouvement agricole de l’hiver 2024, qui vit tout un pays célébrer ses « paysans ». Dans l’interprétation de la gauche paysanne, la reprise par le Premier ministre Gabriel Attal du slogan « Pas de pays sans paysan » était une simple récupération, alors que par ailleurs le gouvernement s’engageait dans le soutien à une agriculture de plus en plus capitalisée et concentrée économiquement. Morena propose de refaire l’histoire du mot pour comprendre les affinités de la figure du paysan avec la droite comme avec la gauche, avec les milieux conservateurs comme avec les modernisateurs et les progressistes.
Synonyme au XVIIe siècle de grossier, le mot paysan est investi à partir de la fin du XVIIIe siècle de valeurs positives. La paysannerie est un refuge alors que la France connaît sa première industrialisation et le XIXe glorifie la vie rurale. Le paysan représente la santé, lui qui échappe aux miasmes de la ville, mais aussi la nation qu’il nourrit et le travail qu’il accepte docilement. La figure du paysan, irrémédiablement autre, est valorisée par les élites politiques et économiques pour lesquelles, « compte-tenu de sa charge symbolique, elle sert de puissant conduit pour promouvoir et normaliser leurs idées ». L’agrarisme, qui naît au milieu du XIXe siècle et connaît son épisode le plus marquant sous Vichy, est « une idéologie conservatrice, anti-individualiste et anti-libérale qui met l’accent sur le caractère organique de la société rurale », qu’elle envisage « comme un tout cohérent et solidaire sur les plans économiques et sociaux, et distinct du monde urbain ». Cette vision d’un monde paysan éternel, homogène et irénique est fausse car le monde agricole est traversé de conflits et de rapports de domination, « à l’intérieur et hors de la ferme », entre riches propriétaires et pauvres journaliers. Mais elle est partagée à la fin du XIXe comme aujourd’hui où les conflits entre céréaliers et éleveurs, agriculteurs-rentiers et agriculteurs pauvres, sont passés sous silence (avec un succès de moins en moins certain) pour faire entendre une voix unique, celle de la FNSEA.
Face à ce mythe qui perdure, la gauche française de la fin du XIXe siècle semble ne pas pouvoir se relier à un groupe social encore majoritaire démographiquement mais pour le faire elle tente d’envisager le paysan en tant que travailleur, tout en étant sceptique sur sa capacité à être moteur de l’histoire au même titre que l’ouvrier.
Dans les années 1960, alors que le PCF perd en influence et qu’un certain « romantisme anti-capitaliste » prend le relais, avec notamment un intérêt nouveau pour les luttes populaires du Sud rural, la rencontre entre la gauche et la figure du paysan est plus fructueuse et celui-ci devient « une alternative crédible à l’ouvrier ». Le paysan est-il un travailleur comme un autre, ce dont témoigne la juxtaposition des deux termes dans l’organisation fondée par Bernard Lambert au début des années 1960 ? Ou bien échappe-t-il à l’aliénation capitaliste comme l’espèrent autant les adeptes du retour à la terre des années 1960 et 70 que les « néo » d’aujourd’hui ? Écologie et alter-mondialisme trouvent à la fin des années 1990 dans José Bové un signifiant très fort (moustache gauloise, pipe, chemise à carreaux) mais qui renvoie à un signifié confus – ce dont s’amuse Morena en notant dès la première page la proximité de vocabulaire entre le leader syndical et le maréchal Pétain. L’agriculture paysanne, même conceptualisée par la marguerite de la Fadear (1), reste ainsi offerte à l’appropriation, y compris par des organisations agricoles productivistes.
Pour Morena, la Confédération paysanne est ce qu’elle est, un syndicat qui participe à des mouvements sociaux qui dépassent largement le champ agricole, non parce qu’elle est paysanne mais parce qu’elle est de gauche. « La Conf’ est devenue prisonnière d’un mot qui est en décalage avec la réalité des engagements des syndicalistes de la Conf’, voire des producteurs agricoles dans leur ensemble. » Morena enfonce le clou en écrivant que le notion de paysan « ne permet pas de saisir véritablement les transformations passées ou en cours dans nos campagnes ». C’est un constat qui est loin d’être partagé par les organisations paysannes, plus ou moins proches de la Conf, qui se reconnaissent toujours dans la notion de paysan comme une manière de mener une ferme avec notamment une plus forte aspiration à l’autonomie (agronomique, économique et décisionnelle). À celles-là Morena propose de trouver « un nouveau vocabulaire qui permette à la fois de saisir les spécificités du monde agricole et de ses évolutions, et en même temps de le décloisonner et de montrer en quoi il est mué et traversé par les mêmes logiques de fond que le reste de la société ». Voilà qui est plus facile à dire qu’à faire…
(1) Association de développement agricole formant à des pratiques paysannes. Elle est adossée à la Confédération paysanne qui évolue, elle, dans le champ syndical.