Quand le gagnant emporte tout

En 2016, Donald Trump emportait l’élection présidentielle états-unienne avec trois millions de votes de moins que son opposante Hillary Clinton. Ces 2 % de retard lui valurent une très confortable avance de 77 votes dans le collège des grands électeurs (qui en compte 538). Les électeurs états-uniens ne votent pas directement pour les candidat·es, ils élisent, État par État, un collège de grands électeurs qui assurent l’élection du ou de la présidente. Hormis dans deux États qui procèdent à la proportionnelle, le scrutin qui leur délivre un tel mandat est du type « winner takes all » (le gagnant emporte tout), c’est à dire que 50,01 % des voix dans un État (1) vaudront 100 % des voix des grands électeurs de cet État… à moins qu’un ou deux ne fasse défection et ne vote pour le camp opposé. Donald Trump a ainsi été élu sans les voix de deux grands électeurs républicains dont le seul mandat consistait à voter pour lui mais avec celles de cinq « faithless electors » ou électeurs déloyaux issus du camp démocrate.

Depuis l’établissement de ce mode de scrutin, 156 grands électeurs se sont ainsi permis de partir avec leur mandat sous le bras et surtout quatre élections ont vu le vote populaire défait par le collège électoral, dont deux depuis 2000. Sans compter les grands électeurs qui font défection, il est possible d’emporter l’élection présidentielle du pays le plus puissant du monde avec 23 % à peine des suffrages exprimés dans quelques États surreprésentés. Le winner takes all, une prime majoritaire poussée à son extrême, génère par essence du chaos et de l’incertitude. Même quand ce système ne dysfonctionne pas tout à fait, il est peu lisible et produit une certaine méfiance. L’historienne états-unienne Jill Lepore, qui a étudié les soirées électorales depuis l’avènement de la télévision, a même suggéré que les fantasmes de complot concernant l’élection de 2020 prétendument volée à Donald Trump seraient une conséquence du manque de lisibilité du scrutin. Des partisans de Trump ont pu se coucher le soir de l’élection avec la certitude que leur champion avait gagné, au vu des résultats annoncés le soir-même dans les médias, puis se réveiller avec la victoire de Joe Biden. Avouons que vous et moi serions également chamboulé·es par ce retournement de situation.

La même farce se produisant tous les quatre ans, la question se pose : jamais personne n’a donc considéré changer ce mode de scrutin ? C’est arrivé à deux reprises dans les dernières décennies. Quand le sénateur Birch Bayh (Indiana) tente de le réformer dans les années 1960, la cause est très majoritaire car le système électoral est perçu comme une compétition entre États qui biaise le résultat du scrutin. Aujourd’hui encore, les campagnes électorales délaissent les États dont les votes sont acquis, bon an, mal an, et se concentrent sur les fameux swing states, ceux qui penchent tour à tour d’un côté ou de l’autre, et dont les électeurs font l’objet d’attentions particulières. En 2000, c’est dans un swing state, la Floride, que 537 voix d’avance (une avance par ailleurs douteuse et qui aurait dû faire l’objet d’un deuxième décompte) ont valu à George W. Bush les 25 grands électeurs de l’État ainsi que sa victoire alors qu’il avait perdu de 550 000 voix contre Al Gore.

Les efforts du sénateur Bayh pendant le mandat de Nixon se heurtent aux petits États que ce mode de scrutin avantage – je n’ai pas d’éléments à ce sujet mais c’est peut-être même la raison pour laquelle il a été adopté. La taille très inégale des États a donné lieu aux USA, un peu comme dans l’Union européenne, à des règles de surreprésentation des États les plus petits, dans l’effort louable d’empêcher qu’ils soient négligeables et négligés. Le parlement états-unien est donc composé de deux chambres entre lesquelles la principale différence tient à la représentation des États. La chambre des représentants est élue au pro rata du nombre d’électeurs de chaque État quand au Sénat, quelle que soit la taille de l’État, celui-ci est représenté par deux sénateurs. Les représentants des États les moins peuplés combattent la réforme de Bayh dans l’idée de préserver à tout prix leurs deux grands électeurs. Les États ségrégationnistes du Sud sont également opposés à la réforme car le système du winner takes all leur permet d’écraser le vote noir minoritaire. Malgré cela, après 1968 le mode de scrutin est très critiqué, même par le président Nixon qui vient d’être élu (avec 0,7 % d’avance sur son adversaire mais 301 voix de grands électeurs contre 191). 80 % des représentants votent alors pour l’abolition du collège électoral mais il manque six sénateurs républicains pour atteindre la majorité des deux tiers et Nixon refuse de peser auprès d’eux en raison d'une animosité personnelle avec Birch Bayh.

En 1979 le président Jimmy Carter et le même sénateur Bayh proposent une nouvelle réforme. Cette fois-ci, leurs opposants sont des Juifs de gauche et des Noirs progressistes qui estiment que leurs voix sont décisives pour conquérir le collège électoral et que cela leur donne un plus grand poids politique. Un choix stratégique parfaitement immoral et qui aujourd’hui est bien regretté puisque c’est désormais d’autres groupes sociaux qui sont avantagés par le mode de scrutin. La réforme est enterrée une deuxième fois et depuis lors aucune nouvelle tentative n’a eu lieu. Moralité : une règle inique qui t’avantage aujourd’hui se retournera peut-être contre toi demain, alors autant défendre dès maintenant une règle plus juste.

Sources
Jill Lepore, These Truths: A History of the United States, Norton & Co, 2018.
Latif Nasser et Matt Kielty, « The Unpopular Vote », Radiolab, 25 octobre 2024.

(1) Et même moins car s’il y a bien deux candidat·es issu·es des partis hégémoniques, d’autres peuvent également concourir.

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