Lumières obscurantistes ?

Connaissez-vous l’agneau de Scythie ? C’est une plante assez semblable à première vue au coton, en forme d’agneau, mais sa fleur s’avère d’une structure et d’un goût proches de la chair de l’écrevisse. Cette plante extraordinaire, rare mais attestée au nord de la mer Noire, est décrite par nombre d’auteurs classiques qui se citent les uns les autres sans l’avoir jamais vue car elle n’existe pas. L’entrée « Agnus Scythus », qui se trouve dès la lettre A dans l’Encyclopédie de Diderot (l’auteur de l’article) et d’Alembert, est parfois considérée comme un modeste manifeste des Lumières, léger et ironique, une invitation à l’esprit critique et à l’irrévérence.

À entendre la droite rance de ce début de XXIe siècle, d’Anne Hidalgo à Zemmour, les Lumières sont au contraire un véritable mythe national, monolithique et très révérencieux. Qui a tort ? Qui a raison ? Autrice d’un mémoire de deuxième cycle universitaire consacré à Denis Diderot, j’ai une connaissance des Lumières non seulement très biaisée par mon travail sur cet auteur mais aussi légèrement embrumée par le temps qui a passé depuis lors. Elle est néanmoins plus sûre que celle, simpliste, de tristes sires ignorants s’abritant derrière ce mythe et d’autres pour justifier leur haine de l’autre et leur autoritarisme, désormais leur seule manière d’envisager la vie sociale.

Nous avons tou·tes vu, enfants, dans nos livres d’histoire cette brochette de perruques poudrées à qui l’on doit la Révolution française, l’universalisme, la laïcité et « Je suis Charlie ». Les Lumières n’étaient pourtant pas que françaises : les Lumières écossaises et Emmanuel Kant le Prussien sont spontanément cités à égalité de prestige avec celles que nous connaissons mieux. Les connaissons-nous vraiment, d’ailleurs ? Pas si l’on ignore les différences fondamentales entre ces auteurs (les autrices sont souvent laissées de côté), les uns bourgeois, les autres nobles, certains démocrates à une époque où quasiment personne ne l’était, d’autres (la plupart) aristocrates et n’ayant tous en commun que la volonté de soumettre les autorités traditionnelles à la critique. Les auteurs des Lumières ont pour point commun l’esprit critique et l’irrévérence, voir plus haut. C’est donc un hommage douteux que d’en faire un mythe républicain invitant à l’obéissance et à un universalisme étriqué.

(Ce n’est pas le seul mythe sur lequel repose la France de ce début de siècle. La laïcité en est un autre : quand a disparu l’esprit de la loi de 1905 décrit ici par François Héran, ne reste que la version post-2015, hésitant entre racisme mal déguisé et panique morale.)

Voilà pourquoi, quand j’apprends que la présidence crée une commission intitulée « Les Lumières à l’ère numérique », je m’inquiète. Va-t-il s’agir d’interroger en profondeur le climat de haine et les clivages hyper marqués qui sont devenus l’une des caractéristiques majeures des médias sociaux ? À propos de la libération de la parole haineuse, interrogera-t-on la responsabilité des grands médias descendants, en premier lieu la télévision, qui ont fait gonfler une baudruche condamnée pour « provocation à la discrimination raciale » et ont pu légitimer ou à tout le moins banaliser les discours racistes violents, repris ensuite par quelques internautes ? Sera-t-il question de policer les médias sociaux non en censurant les propos qui y sont tenus mais en éliminant d’abord les biais qui font que les propos les plus clivants et violents des utilisateurs les plus actifs sont plus largement proposés à notre attention que des propos moins susceptibles de générer du clic ? Une ancienne dirigeante de Facebook explique ici cette tendance de l’algorithme et comment cela aboutit mécaniquement à mettre en valeur les contributions des personnes dans les états de souffrance psychique les plus graves (1). Non, visiblement cette commission qui se réclame des Lumières (oui, celles du XVIIIe siècle) est dirigée par un Gérald Bronner pour qui « par théorie du complot, il faut entendre simplement une interprétation des faits qui conteste la version officielle ». Ça ne respire pas trop l’Encyclopédie. Mais ça a le mérite d’être « simple » et c’est au diapason de la « criminalisation de la parole publique » qui s’attaque à tous les discours non-conformes, y compris des rodomontades de gosses, sans pour autant nous protéger des fausses nouvelles gouvernementales (2).

Quand j’entends un dialogue comme celui-ci entre l’autrice de La Gauche contre les Lumières (pas lu, ça a l'air bien nul), et Rokhaya Diallo, épouvantail sommée de représenter les « indigénistes, décolonialistes, racialistes » aux yeux de la droite rance, de La Décroissance à Valeurs actuelles, c’est plutôt dans cette dernière que je reconnais l’esprit des Lumières, avant que la France ne les éteigne (3). Car la première, toute philosophe et spécialiste du XVIIIe siècle qu’elle soit, nous refait le coup du mythe simpliste et univoque. Dans leur échange, Diallo cite une déclaration universelle des droits datant du XIIIe siècle dans ce qui est aujourd’hui le Mali. D’autres textes similaires ont été produits, par exemple par des communautés paysannes françaises pré-révolutionnaires. Les déclarations d’égalité ne sont pas l’apanage d’une Révolution française bourgeoise. Plus tard, alors que la France se sclérosait dans son glorieux héritage, des auteurs comme Frantz Fanon et Édouard Glissant réinventaient l’universalisme, à partir de l’égale dignité de chacun·e et non de sa vision franco-franchouillarde, provinciale et étriquée de « ses » Lumières à elle.

Il m’arrive parfois de fatiguer de la politique à hauteur de nombril de mes camarades féministes et racisé·es en lutte contre le racisme. Telle qui n’a pas de mots assez durs envers le racisme dont elle est victime fait preuve d’une indignation sélective et reste aveugle au sort réservé aux migrant·es, réfugié·es et apatrides qui n’ont pas les privilèges qu’accorde sa position sociale et sa nationalité. Et autour de moi les exemples abondent de ce type de myopie très intéressée. La colère, aussi justifiée soit-elle, n’est pas toujours bonne conseillère, n’entraîne pas forcément une vision globale et généreuse, encore moins un engagement au service de cette égalité de conditions entre les habitant·es de cette petite planète.

S’il me faut choisir entre l’universalisme provincial et ignorant à la française ou une politique des identités post-traumatiques, je préfère partir en courant. Heureusement, nous n'avons pas à rester dans l'ornière de cette proposition simpliste. Il est d’autres voies, comme celles qu’explore la philosophe espagnole Marina Garcés dans Nouvelles Lumières radicales.

(1) Je précise qu'il ne s'agit pas là d'un jugement négatif sur ces personnes ou leur visibilité, puisque j'ai parlé ici de ma dépression, mais des inquiétudes sur leur surreprésentation. Petit résumé pour celles et ceux qui n'iront pas écouter l'émission : Frances Haugen note également qu'il n'y a pas de limite au nombre de personnes qu'il est possible d'inviter dans un groupe. Or, chaque invitation donne lieu pendant un mois à l'apparition, en bonne place sur le fil des personnes invitées, des messages du groupe. C'est une invitation forcée mais temporaire, dont font usage les acteurs les plus... motivés, on va dire, de Facebook, en particulier les groupes d'extrême droite. Haugen suggère d'autre part d'exiger de Facebook et des autres médias sociaux le classement chronologique du fil des utilisatrices et utilisateurs plutôt que par l'algorithme, dans l'objectif ne pas accroître l'influence d'acteurs suscitant les réactions les plus fortes, souvent négatives.
D'autres spécialistes des médias sociaux notent que les contenus les plus toxiques sont particulièrement viraux (une fausse information se transmet sept fois plus vite qu'une vraie) et suggèrent qu'à partir d'un certains nombre de partages, le partage en un clic ne soit plus possible. Il serait nécessaire dans ces cas-là d'ouvrir la page, d'en copier l'URL et de la coller pour partager, ce qui réduirait la vitesse de diffusion. Ce sont des solutions techniques destinées à corriger des biais sans juger les contenus. Facebook les a toutes refusées car un ralentissement de l'activité ferait perdre marginalement du profit à la firme.
On peut aussi ne pas être présent·e sur Facebook (saine réaction) et trouver le sujet inintéressant mais nous vivons dans un monde où cette influence de quelques firmes sur la circulation des informations et des contenus politiques contribue au succès de partis et personnalités violentes qui changent nos vies.
(2) Si je ne devais citer qu'un mensonge, ce serait la désinformation sur la possibilité de transmettre le virus du Covid une fois vacciné·e.
(3) Je reprends le titre malicieux de cet ouvrage collectif (pas lu mais ça a l'air bien), Janvier 2015 : La France éteint les Lumières (L’Insomniaque, octobre 2015).

NB : Ce nouvel article est la reprise du précédent, scindé désormais en deux parties (un billet et une chronique de livre).

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