Leur justice à deux vitesses

Depuis qu’elle a été condamnée à inéligibilité, Marine Le Pen se répand partout en prétendant subir une justice à deux vitesses, aussi douce avec les puissants qu’elle est dure avec les petits. Dans un sens elle n’a pas tort puisque, dans la même situation qu’elle, François Bayrou a prétendu tout ignorer de l’entreprise de détournement des budgets du Parlement européen organisée par son parti à lui pour financer ses postes et il est aujourd’hui premier ministre. L’ampleur du détournement et l’adresse des deux partis à compartimenter assez bien entre le Parlement européen et le siège du parti pour éviter la mise en cause du chef varient certainement mais sur le fond il faut constater qu’il s’agit du même délit et que la réponse judiciaire n’a pas été la même. Les autres arguments utilisés par le RN pour dénoncer cette « justice à deux vitesses » peuvent étonner, parce que justement ils promeuvent… une justice à deux vitesses, douce avec les élus et dure avec les petits.

Être élu devrait à les entendre donner des passe-droits, permettre à n’importe qui de vivre sa meilleure vie au-dessus des lois. C’est une idéologie qui a si bien percolé dans le parti d’extrême droite que peu après son élection surprise en 2022, l’élue RN Christine Engrand, visiblement ignorante de la loi, croyait que le code de la route n’était pas applicable à sa personne ou se servait de l’avance sur ses frais de mandat pour acquérir des services aussi vitaux à l’exercice de sa fonction qu’un abonnement à un site de rencontres. Plus sérieusement, les commentaires des membres du RN sur l’affaire des emplois fictifs ont de quoi inquiéter car ils mettent en cause le principe de séparation des pouvoirs. Celui-ci offre une limite au pouvoir politique, ne serait-ce que le simple respect de la loi, sanctionné par le pouvoir judiciaire (1). Être élu représente selon les fascistes une telle légitimité que cela devrait accorder un pouvoir sans borne.

Prenons-les au mot : il y a beaucoup d’élus dans ce pays, alors de quoi parle-t-on exactement ? Chaque échelle de pouvoir serait associée à une série de prérogatives délictuelles, depuis le droit de conduire sans permis de la députée à celui de l’aspirante candidate présidentielle de détourner de l’argent public ? Irait-on jusqu’au droit au crime pour les élus aux plus hautes fonctions ? Le pourcentage obtenu aux élections serait-il également pris en compte ? Quid si des élus (et pas des vulgos soumis à la législation comme vous et moi) sont lésés par des délits ou des crimes dont est coupable un autre élu, on passe au vote pour les départager ? Il faut aller jusqu’au bout du raisonnement quand on commence à hurler que certaines fonctions devraient mettre au-dessus des lois.

Depuis La Fontaine et « Les animaux malades de la peste », on sait que la justice est sous l’influence du pouvoir et que « selon que vous serez puissant ou misérable les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». Les principes libéraux comme l’égalité de tou·tes devant la loi et la séparation des pouvoirs n’y ont pas fait grand-chose. Il est par exemple entendu qu’un élu (un bourgeois en règle générale) n’a pas à mettre les pieds en prison car c’est une institution inhumaine, bonne en revanche pour ceux qui ne sont rien…

Rien de nouveau, si ce n’est le caractère décomplexé de telles déclarations contre la justice et même contre la police. Celles-ci ne s’attachent pas à critiquer la justice et la police en soi, ce qui est tout à fait légitime (je me faisais l’écho ici des invitations à réduire considérablement le rôle de la police, et pourquoi pas l’abolir) mais de refuser qu’elles opèrent si c’est contre ses intérêts. Les groupes sociaux qui refusent si fortement et de telle manière l’ingérence de la justice et de la police sont aussi très marqués à droite et sont les premiers à demander plus de rigueur aux juges et aux forces de l’ordre quand il s’agit de faire se tenir sages les jeunes, les populations racisées, le petit peuple des villes, les manifestant·es, tout le monde sauf eux.

Depuis des mois, des locaux de police sont ainsi vandalisés en toute impunité, sans que les ministres de la police et de la justice ne s’en émeuvent, eux pourtant si prompts à faire des déclarations en faveur de l’ordre qu’ils préservent, nous disent-ils, sans hésiter à recourir à la violence. Un silence si complaisant que le syndicat Jeunes Agriculteurs de la Manche a jugé bon de diffuser, devant un public où figurait un préfet, une vidéo fantasmant le meurtre à coups de pelle d’un agent de police. On connaît des associations qui ont été dissoutes pour moins que ça ! Il a fallu quelques jours et un scandale pour que le préfet sorte du silence et fasse enfin valoir que si, il avait « exprimé à plusieurs reprises son soutien aux personnels et aux actions » de la dite police. La FNSEA, allié des JA, se défend en disant que « c’est l’OFB que nous voulions enterrer et pas un agent ». Il faudrait ainsi désarmer, voire abolir, cette police (qui porte uniforme, arme de service, qui conduit enquêtes, contrôles et perquisitions)… mais pas les autres. C’est qu’elle a pour nom Office français de la biodiversité, ce qui ressemble un peu trop à une institution écolo, et qu’elle a une mission de police de l’environnement.

Contrairement à l’image qu’on peut avoir d’eux, les anarchistes défendent l’ordre sans le pouvoir. Au contraire, ces velléités du parti d’extrême droite et du syndicat agricole majoritaire promeuvent un désordre certain et l’arbitraire du pouvoir.

(1) C’est au nom du principe de séparation des pouvoirs qu’Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée, refuse de se présenter devant une commission d’enquête parlementaire. Je ne suis pas juriste mais il me semble que le principe de séparation des pouvoirs n’est pas une bête imperméabilité, qu’il a justement pour ambition que chacun des trois pouvoirs soit limité par les deux autres et que le refus de Kohler n’est qu’une entrave à ce mécanisme de checks and balances.

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