La Constitution au XXIe siècle
Par Aude le lundi, 14 avril, 2025, 19h26 - Lectures - Lien permanent
Lauréline Fontaine, La Constitution au XXIe siècle. Histoire d’un fétiche social, éditions Amsterdam, 2025, 272 pages, 20 €
Quand j’étais en 4e ou en 3e au collège, en 1989, un prof d’histoire-géo nous a résumé la Révolution française en quelques phrases : c’était un grand moment d’insurrection populaire vite récupéré par la bourgeoisie, qui n’avait pas oublié de mentionner à l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le « droit inviolable et sacré » de propriété. C’est à vrai dire dès la deuxième phrase de l’article 1 que ça tourne mal : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Distinctions sociales il y aura donc, justifiées par le texte (qui fait partie du bloc de constitutionnalité de la République) et par une raison très vague. Pourtant, même si une collégienne avait compris le message, les textes constitutionnels font encore et toujours illusion.
Lauréline Fontaine, professeure de droit public et constitutionnel, parle à ce sujet de « fétiche », d’« illusion discursive », de « récit fictionnel » ou de « belle histoire » qui n’aurait « aucun effet tangible, sauf celui de susciter beaucoup d’espoir ». Dans un premier ouvrage consacré en 2023 au Conseil constitutionnel, « une institution indigne à presque tous égards de la mission qui lui a été confiée », elle esquissait une réflexion sur le constitutionnalisme qui se poursuit avec cet ouvrage-ci.
Le constitutionnalisme, c’est cette idée, forgée au XVIIIe siècle et inspirée de la pensée libérale, selon laquelle une constitution peut et doit poser des limites au pouvoir absolu. Des projets constitutionnels sont alors écrits mais jamais mis en œuvre, des constitutions sont adoptées (en 1789 aux États-Unis, en 1791 en France) et depuis lors le modèle ne cesse de s’étendre, en Europe et en Amérique latine au XIXe siècle, dans les pays décolonisés dans la deuxième partie du XXe siècle et encore aujourd’hui. Ces textes garantissent généralement des droits humains, droits dont il est aisé de constater qu’ils ne sont pas respectés. L’ouvrage de Fontaine interroge donc cette « inefficacité constitutionnelle » et les raisons de cette impuissance. Elles sont nombreuses.
On peut ainsi citer le fait que « nombreux sont encore les textes actuellement en vigueur qui font des autorités politiques les seules gardiennes officielles des constitutions. Rares sont les textes qui confortent ces mécanismes en faisant expressément du juge ou d’une autorité indépendante le gardien de la constitution. » En France par exemple, c’est le président de la République qui est le garant de la Constitution, ce qui semble aussi malin que de confier à un chien la garde du jambon. Fontaine note aussi pour l’exemple français qu’il est beaucoup question d’adapter le cadre constitutionnel à la pratique du pouvoir alors qu’on espérait plutôt l’inverse, que le pouvoir respectât les textes. Adapter le texte à la pratique convient très bien pour le règlement intérieur d’une petite association mais ça a de quoi étonner quand celui-ci est censé servir de référence ultime. Les constitutions sont des textes généralement brefs et assez imprécis qu’il est facile d’interpréter, ce qui donne éventuellement lieu à des conflits à la fin desquels « c’est la position de celui qui interprète qui l’emporte ». On pourrait donc dire des constitutions qu’à force de dire tout et son contraire ce sont des textes insignifiants.
Surtout, ces constitutions ont toujours des dispositions contradictoires entre elles. Si de grandes déclarations généreuses ouvrent souvent les textes, d’autres dispositions sont au contraire consacrées à la préservation des intérêts économiques, au point que Fontaine parle des constitutions comme le « prête-nom des ambitions et intérêts économiques » : « Qu’il s’agisse du social ou du respect de la nature, aucun des énoncés contenus dans les constitutions n’a de portée équivalente au droit de propriété, à la liberté du commercé ou à la liberté d’entreprendre. » Les arbitrages entre dispositions favorables aux droits sociaux ou environnementaux et dispositions favorables à l’économie sont presque toujours en faveur des secondes et l’autrice en cite de nombreux cas. C’est que le constitutionnalisme est une idée foncièrement libérale et que Locke, Montesquieu et les auteurs qui l’ont inspiré avaient plus à cœur la liberté du commerce que les droits sociaux. Depuis 1945, cette asymétrie s’aggrave avec l’existence de conventions d’investissement garanties par le droit international qui contraignent plus fortement les États que ne le ferait leur constitution. Plus de 3 000 conventions les forcent ainsi (s’il était besoin) à brader les droits humains au profit des plus gros acteurs économiques, ceux-ci étant parfois plus puissants que des États.
Fontaine consacre un développement important à un héritage particulièrement sombre du constitutionnalisme. « Si on prend bien acte de ce que le constitutionnalisme est le résultat des idées et pratiques élaborées et diffusées en Angleterre, en France et sur le territoire nouveau des futurs États-Unis, on peut assez aisément poser qu’il a fait son lit dans le génocide, l’esclavagisme, la ségrégation et le colonialisme. Les trois États desquels naît la philosophie constitutionnaliste sont ceux qui ont organisé, juridiquement et à grande échelle, les pratiques qui en contrariaient clairement les principes affichés. Le constitutionnalisme naît incontestablement dans un des visages de l’inhumanité. » Plus tard elle rappelle que ce sont les trois mêmes qui refusent d’accorder leur autonomie à 15 des 17 territoires encore colonisés dans le monde. Comment à ce compte croire authentique le désir de liberté de Pères fondateurs occupés à préserver leur propriété sur des esclaves ? Eugénie Mérieau, qui enseigne aussi le droit public et constitutionnel, a consacré l’an dernier un livre entier à l’état d’exception et aux systèmes duaux, assurant pour les uns liberté et égalité, pour les autres esclavage, colonisation et répression, en une division tantôt géographique (« empire autoritaire aux marges et liberté au centre »), tantôt ethnique (voir Tocqueville opposé à la loi martiale pour les citoyens français mais qui y est favorable quand il s’agit de contrôler les sujets algériens), aujourd’hui probablement de classe ou politique (on le voit avec le deux poids, deux mesures appliqué aux opposants politiques). Les deux chercheuses trouvent la réponse aux contradictions d’aujourd’hui dans la pensée libérale classique, fondatrice de systèmes juridiques et politiques cachant leur violence de classe derrière des principes qui font encore illusion.
L’autrice témoigne des embarras devant le fait que tous les régimes du monde ont une façade constitutionnelle plutôt propre et que la constitution de régimes qui sont incontestablement des dictatures fait porter le discrédit sur le fait constitutionnel dans son ensemble. La défense consiste à dire qu’il y a de « vrais » constitutionnalismes et d’autres « de façade », d’authentiques et d’autres qui « instrumentalisent » la constitution. Mais ces discours peinent à montrer en quoi sont bien différents les uns des autres les régimes qui ont adopté des constitutions.
Le constitutionnalisme, conçu pour limiter le pouvoir tyrannique de ce qu’en France on a appelé l’Ancien Régime, est depuis longtemps consacré à limiter le pouvoir du peuple. Les textes constitutionnels fondent leur légitimité sur le « peuple », quand celui-ci n’a pas pris directement la plume pour s’exprimer : « Le peuple français proclame solennellement » la constitution française de 1958, tandis que le texte états-unien commence sur un « We, the people of the United States ». Les deux textes ont pourtant été écrits par des groupes sociaux très exclusifs et ce sont les mêmes qui ont fondé à la fin du XVIIIe siècle constitutionnalisme et gouvernement représentatif, soit un régime avec une belle façade (des principes d’égalité devant la loi et le gouvernement du peuple) mais une pratique qui spolie le peuple en l’invitant à se faire entendre par la bouche de personnes choisies, pour les mêmes « raisons principalement économiques ». L’autrice consacre quelques pages à cette question essentielle de l’invention de la représentation (sous le titre « Le leurre de la démocratie ») mais on trouvera des développements plus étendus dans son article « Libéralisme et démocratie » de 2023, lecture particulièrement conseillée.
Si le livre de Fontaine a de quoi décevoir, un tout petit peu, c’est car jamais on n’y trouvera le mot anticonstitutionnellement, le plus long de la langue française. Vraiment ? Car si on ne le trouve pas dans ce livre, me disais-je, où donc est-il employé ? Existe-t-il vraiment, d’ailleurs ? Ou n’est-il qu’un fétiche, un mot qui existe en théorie mais qu’on ne trouvera jamais dans la réalité, comme des êtres humains égaux en droit ?