Questions de classe en milieu militant

J’adore ce sketch des Monty Python dans lequel des hommes bourgeois un peu alcoolisés se racontent leur vie, lançant tour à tour des surenchères sur qui avait vécu son enfance dans les conditions matérielles les plus sordides. Après les récits de familles qui vivent à quatorze dans une pièce misérable, ça finit avec : « Vous habitiez dans une boîte à chaussures ? Considérez-vous heureux, nous, nous vivions sous un caillou ! » Et le suivant de regretter que sa famille n’ait même pas eu un caillou à mettre au-dessus de sa tête (1).

Cette surenchère dans le récit de pauvreté s’observe également en milieu militant. Untel me raconte qu’il a des parents normaux et quelques complexes face aux enfants de familles d’intellos parisien·nes et un jour je découvre que les parents en question étaient un couple muni d’un gros capital culturel et qui cultivait des amitiés avec le gratin artistique d’une grande ville. Moi, « normaux », j’avais cru innocemment que c’était des gens qui dans leur campagne ne côtoyaient pas que des cadres et professions intellectuelles, qui n’avaient jamais croisé des auteur·es de bouquins et qui faisaient leurs courses au Leclerc où ils achetaient le programme télé. Mais je ne vais pas faire pleurer non plus car si mes parents étaient des gens très simples (2), au collège je faisais partie des fil·les de prof clairement avantagé·es dans la compétition scolaire. La ville de 5 000 habitant·es où j’ai fait mes études secondaires a même la particularité d’avoir eu comme maire le prof de maths du lycée – agrégé et de droite alors que la plupart des parents de mes potes de classe étaient certifié·es (recruté·es sur un concours moins prestigieux que l’agrégation) et de gauche. Le métier était mieux payé qu’aujourd’hui et bien considéré (3). Mes parents m’ont toujours acheté les livres que je voulais et ont accepté quand nous avons fait pression pour qu’ils abonnent la famille à Télérama. Je viens donc d’une famille qui a un capital culturel un peu élevé (études, milieu social, habitudes culturelles) et mes frangins ont pour la plupart d’entre eux un capital économique à l’avenant, ce qui fait d’eux tous des bourgeois. Le seuil économique pour l’accès à la bourgeoisie intellectuelle étant, selon les sociologues bourdieusiens, un revenu médian, je suis forcée depuis presque cinq ans, alors que jusque là je me qualifiais de petite bourgeoise, de me reconnaître comme membre de la bourgeoisie culturelle, sans trop savoir si c’est une (modeste) ascension sociale sécurisée ou si je gagne le meilleur salaire de ma vie.

Je conçois qu’il soit difficile de se positionner sur l’échelle sociale. D’abord il y a cette fiction libérale d’une classe moyenne qui fait que tout le monde peut estimer en faire partie, aussi bien la bourgeoisie économique que les classes populaires. Et les classes qui ont un peu de capital économique ou culturel sont tantôt dominées, tantôt dominantes, selon l’angle où l’on se place. Il y a aussi des phénomènes de génération qui font qu’à rémunération égale on peut être proprio d’un beau logement en centre-ville ou, si on a gagné son premier salaire vingt ans plus tard, vivre en coloc ou dans un studio de banlieue sans aucune perspective de pouvoir un jour acheter son logement. Et enfin pour se situer socialement on tend à considérer le revenu sans le patrimoine et encore moins l’héritage (4) ou les situations familiales plus ou moins protectrices. (Si tu as encore ta chambre chez tes parents, c’est un privilège.) Tout ça fait un monde un peu compliqué à lire, surtout quand on ne côtoie pas de gens d’autres classes socio-économiques. J’ai connu un couple de hauts fonctionnaires qui s’estimaient « pauvres » car ils avaient dû s’acheter un appartement en petite couronne tandis que leurs camarades de promo avaient hérité d’appartements dans le 7e arrondissement parisien. Tout est relatif.

Mais enfin, j’aurais tendance à demander à des militants très à gauche une meilleure connaissance du monde social et un peu de lucidité sur cette question. Au contraire, j’ai vu mon lot de militant·es prétendre à une ascendance populaire fantasmée. On peut l’acquérir soit en sautant des générations, comme Unetelle dont le père est normalien mais qui « sen(t) dans (s)on cœur le sang de la classe ouvrière » de son (arrière ?)grand-père. On peut aussi l’acquérir en enfumant son monde, comme mon camarade Thomas J’aurais qui est présenté par d’autres militants sur leur site comme un « jeune gars de milieu populaire » d’Amiens découvrant les rejetons de la bourgeoisie lilloise. Leur a-t-il menti en oubliant de signaler qu’il a fait son lycée avec Macron le fils d’un médecin spécialiste, qu’il porte les jeans que sa maman lui ramène des States et a reçu un SUV comme cadeau de naissance de son petit Jordan, pardon, Marius ? J’ai aussi eu un groupe de camarades qui se définissaient comme des femmes migrantes racisées mais dont les parents étaient blanc·hes, profs de fac et se payaient des séjours en famille à Paris pour venir les voir à Noël depuis l’Amérique latine. On a vu des parcours de migration plus douloureux que celui de thésardes fil·les à papa avec un visa d’étudiante.

Si on arrête de se mentir, on observera que, dans les milieux militants qui ne s’attachent pas explicitement à faire bouger les quartiers populaires, tout le monde ou presque a du capital, économique ou culturel, que les classes populaires y sont rares et que la bourgeoisie et la petite bourgeoisie y sont surreprésentées. Cette appartenance sociale est peut-être indispensable pour avoir la motivation, le temps, la vision critique du monde nécessaires pour militer (et surtout l’illusion très bourgeoise que sa parole et ses actes ont de l’importance et vont changer la société). Ces formes de capital sont souvent transmises par la famille et les personnes qui ont dû les acquérir sont rares. Les quelques fil·les d’ouvriers ou de femmes de ménage de ces milieux sont de plus invisibilisé·es par les tentatives des autres de faire croire qu’ils et elles viennent de la plèbe. Cela ne les empêche pas de vite se reconnaître entre elles et eux, comme dit un camarade, et de facilement renifler l’imposture des autres. (Ici j’aurais aimé mettre un lien vers le récit de vie d’un autre camarade issu de milieu populaire qui parlait très bien des cachotteries (petites-)bourgeoises anarchoïdes mais on a eu un problème d’enregistrement après 5’ et on n’a jamais repris ce projet pourtant très prometteur.)

Symboliquement, c’est pénible. Matériellement, ça l’est tout autant quand les obstacles économiques à la participation ne sont pas pris en compte. Ou bien, s’il est prévu qu’ils le soient, c’est à condition de demander expressément leur levée, ce qu’on appelle en bon français « mendier ». Je me souviens que dans les premières années de la revue L’An 02 il était entendu que nous ne rembourserions pas les trajets des membres de la rédaction, des hauts fonctionnaires qui de toute manière venaient à Paris pour passer le week-end avec leur conjoint·e. J’étais célibataire et fauchée mais qu’importe. Le trésorier m’a demandé si j’avais besoin d’aide d’une manière tellement humiliante que je l’ai refusée.

Une autre fois un chroniqueur de La Décroissance, après m’avoir fait intervenir chez lui, m’a annoncé que les billets de train ne seraient pas pris en charge car l’asso était pauvre. Et moi donc, ces billets c’était au moins le tiers non pas de mon reste à vivre mais de mon revenu mensuel total d’alors. J’avais été tellement riche deux ans plus tôt (5) que je ne touchais plus que 200 € mensuels de minima sociaux. J’en avais pleuré en le découvrant dans une lettre de la CAF. J’ai survécu cette année-là, contre mes attentes, avec quelques économies, les ventes sous le manteau d’Égologie (j’avais été rémunérée avec une part du tirage) et une bourse de voyage de l’EHESS qui m’a payé un séjour en Malaisie pour faire les recherches qui nourrissent en partie Dévorer le monde. J’ai expliqué ma situation au chroniqueur et mon billet a été remboursé malgré les galères de l’asso.

Tout ça m’est revenu à l’esprit quand le journal de la joie de vivre, que nous n’achèterons pas ce mois-ci (ni le suivant), a publié une courte recension de Dévorer le monde qui me qualifie de bourgeoise ayant eu le privilège de faire tous ces beaux voyages alors que c’est maintenant que j’ai un peu de ronds et qu’à l’époque j’ai commencé à voyager justement car j’étais en galère et incapable de me loger (6). Comme la misère est moins pénible au soleil, il y a aussi des pauvres qui se paient de beaux voyages (le billet d’avion est compensé par le faible niveau de vie des pays du Sud où ils vont traîner pendant trois mois) et oui, c’est un privilège (néo-colonial, en particulier) et non, ça ne fait pas d’eux des rupins.

C’est important de parler des privilèges de classe des personnes qui constituent le milieu militant ou ont une parole publique politisée, j’ai déjà fait plusieurs allusions ici à l’auto-détermination de la classe sociale et je suis contente d’enfin faire le point sur cette question. Mais il faudrait faire attention à ne pas tomber dans quelques écueils. Le premier, c’est la démagogie. Une ex-députée me racontait qu’un député de gauche avait réclamé pour les parlementaires une rémunération au Smic alors que nous répétons partout que cette somme ne permet pas de vivre décemment et qui lui-même était propriétaire de son logement (surprise, il avait fait le fameux lycée catho amiénois avec Macron et J’aurais). Elle, divorcée avec trois gosses à charge, qui payait un loyer, trouvait la mesure un brin démago.

L’autre écueil, c’est d’en faire une question de vertu individuelle. C’est bien de faire son « check ton privilège » comme nous y invite ce journal par ailleurs anti-« woke », mais qu’en fait-on après ? Puisque l’impact écologique est assez lié au revenu, on invite chacun·e à léguer la part au-dessus du Smic de sa rémunération et à imposer à ses gosses des conditions de vie que par ailleurs on dénonce ? On fait des concours de vertu et ceux qui ont les pires boulots les moins bien payés gagnent une charge de commissaire politique ou d’arbitre des bonnes mœurs ? Mon propos dans Dévorer le monde n’est pas de dénoncer bruyamment la (petite) bourgeoisie voyageuse, dans un livre qu’elle ne lira pas et comme si je n’en faisais pas partie, mais de l’inviter à la réflexion sur l’organisation sociale qui lui offre ces opportunités. Et même si on me demande souvent ce qu’il faut faire après, je laisse chacun·e décider si c’est la moralisation de ses vacances à soi ou l’engagement dans des luttes pour la justice sociale – ou les deux.

Le dernier écueil, c’est de garder l’œil posé sur nos nombrils respectifs et les petites différences de capital économique et culturel entre nous alors que par ailleurs nous sommes tou·tes des gueux ou pas loin aux yeux de la grande bourgeoisie au pouvoir. Nos positions sont précaires et nous sommes tou·tes ou presque a priori de la chair à patrons, quels que soient les sorts singuliers plus ou moins désirables et « libérés » qu’on arrive à se forger. Sans tomber dans des discours iréniques à la « nous sommes les 99 % » et oublier qu’au quotidien nous recevons des gratifications bien différentes de notre soumission à un ordre social injuste.

Je pense aussi qu’un préalable pour cette discussion est de cultiver la franchise sur notre position sociale et économique. À la sortie d’Égologie, j’ai souvent fait passer ma critique de la petite bourgeoisie écolo-alternative en disant que moi aussi, je me sentais visée, et je pratique la même franchise en présentant Dévorer le monde. J’invite en conséquence à ne pas projeter ses fantasmes sur moi ni produire d’erreurs factuelles. Et j’exige la même franchise de ceux qui dénoncent la bourgeoisie des autres, surtout si (je n’en sais rien) ils sont familiers des cousinades en Cyrillus dans le parc familial chez bonne maman. Un peu de lucidité pourrait nous aider à faire des espaces militants plus accueillants et inclusifs.

(1) Je cite de mémoire, c’est plus drôle comme ça. Le sketch s’appelle « The Four Yorkshiremen » et date à vrai dire d’avant la création du groupe, il est visible ici.
(2) Mes deux parents sont en bonne santé mais connaissent désormais une écrivaine et le revenu rendu disponible par le départ des gosses autant que l’ascension sociale des dits enfants et une résidence urbaine ont un peu changé leur mode de vie. Mes grands-parents étaient pour leur part paysan·nes, avec un capital culturel et foncier très différent dans les deux familles, l’une de plaine et l’autre montagnarde. Et s’il me venait à l’idée de faire une cousinade, ce serait avec un facteur et une aide-soignante. Voilà d’où je parle.
(3) Aujourd’hui, me disait un prof d’une petite ville de la Meuse, les profs implanté·es localement et qui font partie de la bourgeoisie culturelle du coin sont plus rares et les gosses ont plutôt des enseignant·es en covoiturage ou TER qui habitent de grands centres urbains.
(4) Je recommande cette excellente émission sur l’héritage.
(5) J’avais reçu 9 000 € d’allocations chômage cette année-là mais j’avais fait des économies sur 14 000 € (mazette !) de revenu quatre ans plus tôt. Pour les personnes qui paient des impôts on s’assure qu’il y ait le moins de décalage possible entre revenu et imposition mais les allocataires CAF doivent assumer leurs revenus de l’année N-2. Avant il s’agissait pour tou·tes de rendre des comptes sur son revenu de l’année précédente mais ces dispositions ont été changées il y a une quinzaine d’années lors d’une de ces réformes qui tendent à l’inhumanité. Car c’est tellement facile de faire des économies et de les garder deux ou quatre ans quand on est pauvre !
(6) Un camarade pas très malin mais bien payé m’avait dit : « C’est sympa, SDF, tu voyages (sic) » à un moment où je me contentais de crécher sur les canapés des ami·es dans toute la France et avant que, grâce à une opportunité familiale, je puisse fuir le pays pour oublier des conneries pareilles.

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