Le patriarche en gros bébé
Par Aude le jeudi, 19 décembre, 2013, 08h34 - Textes - Lien permanent
Dans le mythe originel, le patriarche c'est ce mâle dominant dans une horde composée de ses compagnes et de ses enfants. Il fait violence à tou-te-s à plusieurs titres. Les femmes sont à ses yeux des marchandises (qu'il consomme ou échange), et il en monopolise l'usage sans rien en céder à ses fils. C'est à ces deux titres aussi qu'en tant que féministe je lutte contre le patriarcat, à la recherche d'égalité entre femmes et hommes et sachant qu'elle passe par des exigences d'égalité aussi fortes entre les hommes eux-mêmes. Comme dans cette citation qu'on me rappelait récemment, « Feminism is for everbody » (1) en ce qu'il s'attaque aux deux questions à la fois, et on l'espère la domination en général (classe, race, sexualité, handicap, etc.).
Il ne faudrait pas pour autant que cette notion un peu vieillie, car nous
vivons en Occident dans des systèmes sociaux (dont les familles) plus
égalitaires que ça, nous fasse oublier un élément essentiel de la domination
masculine : l'imaginaire de mise à disposition des femmes aux hommes, sur
tant et tant de registres. C'est ainsi que j'adresse le même refus à la
prostitution et au ménage à domicile mercenaire. La négociation de services
domestiques ou sexuels peut bien être rude, au sein des couples ou entre femmes
et hommes à peu près libres de leurs actes, mais il est à mon avis inacceptable
de profiter de la pauvreté de certaines femmes, soit de leur captivité
économique, pour régler la question. Car elle est translatée sur d'autres
femmes et pas résolue : au contraire, la reconnaissance sociale de ces
activités pose comme une évidence cette disponibilité des femmes aux hommes,
quand bien même elle tenterait de se cacher derrière l'illusion d'égalité
offerte par les rapports marchands en système libéral (2).
Oui, les hommes aussi peuvent se prostituer et nettoyer des chiottes
privées (3), mais quantitativement leur présence parmi les
rangs des prostituées et des femmes de ménage n'est pas signifiante : ce
sont des femmes et non des hommes qui sont reléguées par des obligations
économiques dans ces activités-là.
Et cette mise à disposition des femmes est à l'attention de tous les hommes.
Certes ce qu'il nous reste de patriarches en profite plus grassement : les
hommes riches sont les personnes les plus assistées de notre société
(4). On les nourrit, on nettoie leurs maisons, on lave leurs
vêtements, le « on » étant le plus souvent « elle ». A la
différence d'un enfant de quatre ans ou d'une personne âgée dépendante, ils
sont capables de s'occuper de leur hygiène intime (bravo !). Mais pour le
reste, ils se livrent aux bons soins des femmes, les
« leurs » ou celles qu'ils se payent. Et ce que je voudrais
interroger ici, c'est cette figure du patriarche en gros bébé.
« Elle m'enlève un fardeau » : des people mâles expliquent
complaisamment leur dépendance à l'égard d'épouses et de compagnes qui leur
facilitent la vie. On dit merci qui ?
Parmi les hommes qui ne sont pas beaucoup posé la question, le patriarche c'est
toujours cet homme qui fait violence aux autres hommes, et impose aux femmes de
le servir, par la violence, l'intimidation et l'inégalité. Nous, féministes et
femmes, avons souvent d'autres expériences, celles d'hommes tout occupés à nous
extorquer des services à leur personne, que ce soit par la violence ou par la
plainte (5), qu'ils soient forts ou qu'ils soient faibles.
Nous voyons ainsi passer tant et tant de caliméros qui mettent en scène à l'envi leur
vulnérabilité pour exiger/demander gentiment/mendier notre disponibilité. Alors
qu'une réponse s'impose (« Fais-le toi même ! »), ils la refusent et
multiplient les démonstrations de leur manque d'autonomie, de leur besoin de
nous (par exemple pour les accompagner sur
les doux chemins du féminisme) pour nous contraindre à accepter. Avec
parfois le sourire désarmant d'un bébé à qui l'on apporte la bouillie. Sans
porter sur eux les signes extérieurs du patriarcat, ils ont bien compris à quoi
servaient les femmes et les prennent pour acquises... ou au mieux à acquérir, à
leur service à eux qui ne prendront jamais la peine de vous le rendre (oubliez
toute idée de réciprocité et reconnaissance, être au service de l'homme est
déjà un honneur). Ainsi une domination masculine assez classique se pare-t-elle
des habits de la non-puissance pour nous obliger, avec la même idée en tête que
le plus barbu des patriarches. Mon propos des dernières semaines
est un avertissement aux hommes qui récusent cette figure patriarcale et pour
qui le plus dur serait ainsi fait. Mais l'exhibition d'une masculinité faible
et non conquérante ne peut être confondue avec leur part de « féminin » : en
étant plaintif on serait un peu une femme ? Dans toutes les sociétés les femmes
prennent plus de coups et travaillent plus que les hommes... elles ne vivent
pas dans des bouquins de princesses, elles sont fortes, savent endurer et
prendre sur elles.
Le nier, c'est méconnaître, et le nier consciemment c'est rendre délibérément invisibles toutes les procédures de la domination masculine qui ne sont pas dans le registre de l'intimidation, celles qui se voient de moins loin et font l'objet de moins d'attention. Nous sommes éduquées, rééduquées, formatées pour servir les hommes, les enfants et les personnes vulnérables : le monde ne nous dit rien d'autre que ça, et lors de nos processus de socialisation hommes comme femmes dégainent l'accusation d'égoïsme chaque fois que nous osons penser à nous-mêmes. Le résultat, c'est qu'a priori, pour nous, c'est oui. Le boulot d'un homme proféministe (plutôt que d'aller chercher pour la stigmatiser la figure du patriarche chez l'autre homme, celui dont la violence est une évidence), c'est de ne pas profiter de ce oui, et de s'inscrire avec nous dans des relations de réciprocité.
A tous les hommes autour de moi qui sont attentifs à entretenir des relations réciproques.
(1) C'est une phrase d'Andrea Dworkin qui figure en bien gros à l'entrée du centre féministe dont j'ai parlé dans un billet précédent.
(2) Et quand bien même ces relations donneraient lieu à des échanges d'une grande humanité. Car l'inégalité réapparaît, tôt ou tard. Ainsi l'étude de l'échange de services à domicile donne à voir que même quand l'échange se veut équitable et la cliente généreuse envers sa femme de ménage, le retour à une situation hiérarchisée, où la plus forte dicte sa loi, est-il à peu près inexorable, et d'autant plus violent pour les deux parties (Sandrine Rousseau, communication orale). Voir ici pour un autre regard sur la négation des intérêts de classe.
(3) Il est à noter que plus l'on s'éloigne de la sphère intime (domicile, toilettes publiques, bureaux, entrepôts) et plus la présence d'hommes de ménage est courante, signifiant bien que les femmes sont au service des personnes tandis que les hommes s'occupent de la matière.
(4) Sandrine Rousseau, Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, Raisons d'agir, 2011.
(5) Mademoiselle, et illustration de Tanxxx, « Les hommes aussi souffrent ».
Les cadres dirigeant⋅e⋅s (il y a, au milieu de dix-sept hommes, une femme) d'une boîte d'équipement électronique se mettent en scène à l'occasion de leurs vingt ans en ados fans de sabres-lasers.