Le patriarche en gros bébé

Dans le mythe originel, le patriarche c'est ce mâle dominant dans une horde composée de ses compagnes et de ses enfants. Il fait violence à tou-te-s à plusieurs titres. Les femmes sont à ses yeux des marchandises (qu'il consomme ou échange), et il en monopolise l'usage sans rien en céder à ses fils. C'est à ces deux titres aussi qu'en tant que féministe je lutte contre le patriarcat, à la recherche d'égalité entre femmes et hommes et sachant qu'elle passe par des exigences d'égalité aussi fortes entre les hommes eux-mêmes. Comme dans cette citation qu'on me rappelait récemment, « Feminism is for everbody » (1) en ce qu'il s'attaque aux deux questions à la fois, et on l'espère la domination en général (classe, race, sexualité, handicap, etc.).

Il ne faudrait pas pour autant que cette notion un peu vieillie, car nous vivons en Occident dans des systèmes sociaux (dont les familles) plus égalitaires que ça, nous fasse oublier un élément essentiel de la domination masculine : l'imaginaire de mise à disposition des femmes aux hommes, sur tant et tant de registres. C'est ainsi que j'adresse le même refus à la prostitution et au ménage à domicile mercenaire. La négociation de services domestiques ou sexuels peut bien être rude, au sein des couples ou entre femmes et hommes à peu près libres de leurs actes, mais il est à mon avis inacceptable de profiter de la pauvreté de certaines femmes, soit de leur captivité économique, pour régler la question. Car elle est translatée sur d'autres femmes et pas résolue : au contraire, la reconnaissance sociale de ces activités pose comme une évidence cette disponibilité des femmes aux hommes, quand bien même elle tenterait de se cacher derrière l'illusion d'égalité offerte par les rapports marchands en système libéral (2). Oui, les hommes aussi peuvent se prostituer et nettoyer des chiottes privées (3), mais quantitativement leur présence parmi les rangs des prostituées et des femmes de ménage n'est pas signifiante : ce sont des femmes et non des hommes qui sont reléguées par des obligations économiques dans ces activités-là.

Et cette mise à disposition des femmes est à l'attention de tous les hommes. Certes ce qu'il nous reste de patriarches en profite plus grassement : les hommes riches sont les personnes les plus assistées de notre société (4). On les nourrit, on nettoie leurs maisons, on lave leurs vêtements, le « on » étant le plus souvent « elle ». A la différence d'un enfant de quatre ans ou d'une personne âgée dépendante, ils sont capables de s'occuper de leur hygiène intime (bravo !). Mais pour le reste, ils se livrent aux bons soins des femmes, les « leurs » ou celles qu'ils se payent. Et ce que je voudrais interroger ici, c'est cette figure du patriarche en gros bébé.


« Elle m'enlève un fardeau » : des people mâles expliquent complaisamment leur dépendance à l'égard d'épouses et de compagnes qui leur facilitent la vie. On dit merci qui ?

Parmi les hommes qui ne sont pas beaucoup posé la question, le patriarche c'est toujours cet homme qui fait violence aux autres hommes, et impose aux femmes de le servir, par la violence, l'intimidation et l'inégalité. Nous, féministes et femmes, avons souvent d'autres expériences, celles d'hommes tout occupés à nous extorquer des services à leur personne, que ce soit par la violence ou par la plainte (5), qu'ils soient forts ou qu'ils soient faibles. Nous voyons ainsi passer tant et tant de caliméros qui mettent en scène à l'envi leur vulnérabilité pour exiger/demander gentiment/mendier notre disponibilité. Alors qu'une réponse s'impose (« Fais-le toi même ! »), ils la refusent et multiplient les démonstrations de leur manque d'autonomie, de leur besoin de nous (par exemple pour les accompagner sur les doux chemins du féminisme) pour nous contraindre à accepter. Avec parfois le sourire désarmant d'un bébé à qui l'on apporte la bouillie. Sans porter sur eux les signes extérieurs du patriarcat, ils ont bien compris à quoi servaient les femmes et les prennent pour acquises... ou au mieux à acquérir, à leur service à eux qui ne prendront jamais la peine de vous le rendre (oubliez toute idée de réciprocité et reconnaissance, être au service de l'homme est déjà un honneur). Ainsi une domination masculine assez classique se pare-t-elle des habits de la non-puissance pour nous obliger, avec la même idée en tête que le plus barbu des patriarches. Mon propos des dernières semaines est un avertissement aux hommes qui récusent cette figure patriarcale et pour qui le plus dur serait ainsi fait. Mais l'exhibition d'une masculinité faible et non conquérante ne peut être confondue avec leur part de « féminin » : en étant plaintif on serait un peu une femme ? Dans toutes les sociétés les femmes prennent plus de coups et travaillent plus que les hommes... elles ne vivent pas dans des bouquins de princesses, elles sont fortes, savent endurer et prendre sur elles.

Le nier, c'est méconnaître, et le nier consciemment c'est rendre délibérément invisibles toutes les procédures de la domination masculine qui ne sont pas dans le registre de l'intimidation, celles qui se voient de moins loin et font l'objet de moins d'attention. Nous sommes éduquées, rééduquées, formatées pour servir les hommes, les enfants et les personnes vulnérables : le monde ne nous dit rien d'autre que ça, et lors de nos processus de socialisation hommes comme femmes dégainent l'accusation d'égoïsme chaque fois que nous osons penser à nous-mêmes. Le résultat, c'est qu'a priori, pour nous, c'est oui. Le boulot d'un homme proféministe (plutôt que d'aller chercher pour la stigmatiser la figure du patriarche chez l'autre homme, celui dont la violence est une évidence), c'est de ne pas profiter de ce oui, et de s'inscrire avec nous dans des relations de réciprocité.

A tous les hommes autour de moi qui sont attentifs à entretenir des relations réciproques.


(1) C'est une phrase d'Andrea Dworkin qui figure en bien gros à l'entrée du centre féministe dont j'ai parlé dans un billet précédent.

(2) Et quand bien même ces relations donneraient lieu à des échanges d'une grande humanité. Car l'inégalité réapparaît, tôt ou tard. Ainsi l'étude de l'échange de services à domicile donne à voir que même quand l'échange se veut équitable et la cliente généreuse envers sa femme de ménage, le retour à une situation hiérarchisée, où la plus forte dicte sa loi, est-il à peu près inexorable, et d'autant plus violent pour les deux parties (Sandrine Rousseau, communication orale). Voir ici pour un autre regard sur la négation des intérêts de classe.

(3) Il est à noter que plus l'on s'éloigne de la sphère intime (domicile, toilettes publiques, bureaux, entrepôts) et plus la présence d'hommes de ménage est courante, signifiant bien que les femmes sont au service des personnes tandis que les hommes s'occupent de la matière.

(4) Sandrine Rousseau, Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, Raisons d'agir, 2011.

(5) Mademoiselle, et illustration de Tanxxx, « Les hommes aussi souffrent ».

Les cadres dirigeant⋅e⋅s (il y a, au milieu de dix-sept hommes, une femme) d'une boîte d'équipement électronique se mettent en scène à l'occasion de leurs vingt ans en ados fans de sabres-lasers.

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