Le dixième de l'empathie

Je ne sais pas ce qu’il se passerait si les hommes avaient pour les femmes le dixième de l’empathie qu’elles ont pour eux (et pour les autres personnes et êtres vivants). Ça ne semble pas si compliqué, de reconnaître en l’autre un autre soi-même, avec les mêmes besoins. Mais pour beaucoup d’hommes que je croise ou côtoie, ça a l’air d’une tâche insurmontable. Par exemple, une blogueuse féministe raconte un épisode ou une dimension pénible de sa vie, qui cadre bien avec les constats sur la domination masculine (ça m’est arrivé mais je le lis aussi chez d’autres), et les réponses masculines dans les commentaires évacuent ce détail pour s’engager dans une discussion abstraite sur l’existence ou non de la dite domination. Hé, votre hôtesse dans ce lieu de sociabilité en ligne vient de dire qu’elle subissait des menaces de viol ou qu’elle avait vécu des années de violences de couple ! Ça vous ferait tomber une couille de faire comme si vous aviez intégré l'information ? Je me demande souvent comment font ces types pour ignorer pareilles révélations, où est-ce que ça coince dans la barrière de l’entendement pour qu’ils ne se rendent pas compte que leur attitude fait partie du problème.


Être le mec gentil, c’est facile. Mais être touché par une femme qui parle de ce qui lui arrive, c’est une autre paire de manches. Je me souviens d’un gentil bonhomme (M. Qu’est-ce-qu’il-est-niais) à qui j’expliquais que c’est moi qui avais fait tout le boulot dans la revue pour qu’il vienne poser ses fesses et décider du thème du prochain dossier. Et qu’il s’était donc vautré dans une situation d’exploitation qui m’avait été préjudiciable. Il m’a répondu avec beaucoup d’assurance que non, il n’exploitait personne et surtout pas de femme parce qu’il n’encadrait personne au boulot et qu’il ne cohabitait pas avec sa compagne. Certes, cette décohabitation pourrait être un bon début mais l’imperméabilité au doute ne laisse rien préjuger de bon.

Si jamais une personne de mon entourage venait m’expliquer que je l’ai exploitée, je prendrais au moins la peine de remarquer que c’est une accusation très grave, qui sanctionne une situation a priori injuste et que pour décrire notre relation dans ces termes, il faut en avoir chié : « Oh mais c’est horrible, ce que tu me dis, comment est-ce qu’on a pu en arriver là ? » Soit je prendrais acte de cette souffrance et de ma responsabilité, soit je me dirais que cette personne est perverse et je m’en éloignerais le plus vite possible. Mais je ne resterais pas là, impassible comme si elle me disait ce qu’elle a mis ce matin sur ses tartines, à corriger son récit (non, pas du tout, c’était de la confiture de figues) et à rester pour profiter de ce qu’elle m’a décrit comme de l’exploitation. On peut se demander dans quelle mesure M. Qu’est-ce-qu’il-est-niais n’est pas très futé mais il faut bien constater qu’il n’est pas le seul et que cela sert ses intérêts. Il n’a aucun intérêt à être plus attentif à ne pas reproduire des schémas que par ailleurs il condamne, parce que son incohérence sera rarement remarquée et que prendre sa part du boulot lui coûterait du temps et de l’énergie. Il ferme donc les yeux et les oreilles, entretenant la fiction de lui en chic type (ce qu’il est peut-être par ailleurs, quand c’est plus facile et plus gratifiant).

Et puis il y a celles et ceux qui répondraient : « Oh mais c’est horrible, ce que tu me dis, comment est-ce qu’on a pu en arriver là ? » Dans mon expérience, ce sont plus souvent des femmes. Quand des hommes se comportent comme ça, j’en ai parfois des larmes de reconnaissance aux yeux et toujours envie de les remercier… alors qu’il s’agit d’un geste d’humanité assez basique, au fond, et qui ne mérite pas de médaille.

Je ne peux clore ce chapitre sans un mot pour celles qui poussent le vice jusqu’à exiger des autres femmes… non, ce n’est plus de l’empathie, ce n’est plus de l’abnégation, c’est du paillassonnat. « Oui mais il faut le comprendre, il est alcoolique », me dit l’une à propos de son mec qui me réveille à des heures indues pour que je lui ouvre, pensant qu’en plus d’être coloc, je suis veilleuse de nuit. « Il allait mal ! Et toi plus qu’aucune autre devrait le comprendre », justifie une autre. (Moi plus qu’aucune autre ? Non, je n’ai pas l’habitude d’employer les gens dans des conditions illégales.) Pour qu’elles osent exprimer un truc pareil, enjoignant les autres femmes à bouffer la merde de leur compagnon (alors que je les soupçonne de ne pas le faire elles-mêmes mais je me trompe peut-être car nous sommes plus serviables qu’il n'est imaginable) il faut que ce soit une injonction si commune qu’elle a valeur d’évidence.

Les femmes doivent être là pour les hommes, les écouter, les comprendre, les excuser, les servir, jusqu’à en oublier de défendre leur intégrité. L’empathie, elles pratiquent comme la moindre des politesses et le moins que l’on puisse dire, c’est que les hommes, pour ce que j’en vois autour de moi, ne la leur rendent pas. Cette difficulté à s’identifier à l’autre, ce ne sont pas de la négligence ou de regrettables défauts individuels, c’est un refus systémique d’accorder aux femmes les droits que les hommes s’accordent les uns aux autres et c’est l’une des causes les plus profondément ancrées du continuum de violences exercées contre les femmes. Si les hommes avaient pour les femmes le dixième de l’empathie qu’elles ont pour eux, cet édifice s’effondrerait sur lui-même. Et c'est pour ça précisément qu'ils ne le font pas.

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