« Des mesures potentiellement impopulaires »

C’était il y a presque vingt ans. La formatrice était venue avec son bébé, qu’elle allaitait, pour nous présenter les grandes lignes de ce qu’est le changement climatique. Les particules de gaz à effet de serre plus denses dans l’atmosphère, qui font que l’énergie solaire est recapturée en plus grande proportion après qu’elle a touché la Terre. Le réchauffement de la planète, qui s’ensuit, ces deux ou trois degrés (selon les différents scénarios) qui ne sont pas uniformément répartis mais constituent une énergie en plus phénoménale, laquelle nourrit des épisodes climatiques plus intenses et plus fréquents. Et puis ce qu’on peut y faire : un quart des émissions dû aux transports, un autre à l’agriculture (pas seulement l'élevage mais aussi le mésusage des sols), un autre au bâtiment, un dernier à l’industrie et une troisième moitié pour tout ce que nous achetons sur le marché mondial et qui n'est pas compté dans la consommation nationale… Les solutions ? Des techniques plus écologiques et moins industrielles et une réduction : du nombre de kilomètres effectués par les biens et les personnes, de la consommation, de l'extraction des ressources, etc. Changer de mode de vie mais aussi changer de modèle économique. Ça tombait bien, les échos de Seattle se faisaient encore entendre et la mondialisation néolibérale était nommée, décrite et combattue.


Aujourd’hui le bébé de la formatrice est une grande tige qui vient de passer le bac et les appels à sauver la planète ou à ne pas regarder ailleurs pendant que la maison brûle sont toujours plus pressants. Mais rien ne change. Ou plutôt, le peu d’amélioration en matière d’écologie se noie dans l'effet-rebond, dans la course à la croissance et les innovations techno-scientifiques. Alors on commence à flipper. On est nombreux et nombreuses dans ce cas, particulièrement ceux et celles qui ont des bébés ou des grandes tiges et qui se demandent quelles seront leurs conditions de vie sur cette planète dans vingt, trente ou cinquante ans. Et quand on flippe, on dit parfois des bêtises. Je ne sais pas trop d’où viennent les personnalités qui ont signé l’appel d’Aurélien Barrau et de Juliette Binoche, si elles viennent de se réveiller ou si elles donnent leur écot depuis longtemps à des ONG écolos. Une ou deux d’entre elles m’aident à réfléchir (citons Philippe Descola sur le rapport très différent à la nature qu’on peut avoir en Amazonie ou en Europe). Mais aucune ne sort à mes yeux grandie de la signature de ce texte, quelques lignes insignifiantes et moralisatrices qui ne doivent l'attention qu'on leur a portée qu'à la notoriété des signataires (1) ou à leur position prestigieuse dans la sphère académique. Un texte étique auquel je n’avais pas accordé d’attention à sa sortie, jusqu’à ce que le propos se déplie dans un discours d’Aurélien Barrau qui fait le tour des réseaux sociaux. Les choses sont plus claires : les politiques « potentiellement impopulaires », c’est une administration coercitive du désastre (2) et une allocation autoritaire de ressources limitées (eau, énergie, matières premières). Ce que des penseurs radicaux comme Bernard Charbonneau, André Gorz ou Cornelius Castoriadis ont imaginé dans leurs pires cauchemars et parfois nommé « éco-fascisme ». Alors, quoi choisir entre ne rien faire et cette politique autoritaire ?

Heureusement, la question ne se pose pas forcément dans ces termes. J’ai pris connaissance du fameux discours d’Aurélien Barrau au retour d’une autre formation (encore organisée par la plus grosse ONG écolo de terrain au monde, décidément, mais cette fois en Malaisie). Il s’agissait de donner à des « défenseurs et défenseuses de territoires » des outils pour comprendre ce qui leur arrivait et s’y opposer. Une puissante flotte de pêche qui drague le fond des mers, tout près des côtes ou travaillent de nombreux pêcheurs artisanaux sur de petits bateaux, et qui détruit l’habitat des poissons et des crustacés. Un projet de plantation de palmiers à huile ou d'hévéa sur des terres dont une communauté autochtone tire sa subsistance dans des vergers en agroforesterie ou cultures associées. Le « nous » du discours moralisateur d'Aurélien Barrau, essentialisant une « nature humaine » et son « comportement endémique », n’a ici pas lieu d’être, d’autant moins que ces groupes sociaux-là ont beaucoup à nous apprendre en matière d’égalité, de non-violence et de respect de l’environnement (à des degrés divers et sans angélisme). Ces valeurs portées par les sociétés autochtones de la péninsule Malaise, on en constate au fil des décennies l’érosion sous le coup du développement et de l’importance accrue de l'économie monétaire. Moins que de nature, il est bien question de culture, voire d’organisation sociale. Ces communautés, souvent rurales et démunies devant la prédation de gros acteurs économiques ou de l'État, subissent de plein fouet des politiques d’aménagement très préjudiciables au milieu naturel et décidées sans elles. Plus de démocratie pour plus d’écologie, elles y croient.

Si vous m’avez suivie jusqu’ici, vous admettrez peut-être que « nous » les êtres humains avons des intérêts divergents en matière de préservation de l’environnement et d’adoption d’un mode de vie plus sobre, le pauvre Sud et le riche Nord. Mais des gueux et des gueuses dont on pourrit le milieu de vie au nom du profit, il en existe aussi en France. Si les stars de cinéma et les prestigieux scientifiques de la tribune s'étaient un peu intéressé·es à tout ça, elles auraient pu rencontrer les habitant·es blasé·es et démuni·es de coins pollués jusqu'à la moelle, elles auraient découvert dans des luttes écologiques la présence de gens dont beaucoup sont pauvres, chacun·e à leur manière, et elles auraient découvert un visage plus social de l'écologie (3). Presque tout le monde connaît les ZAD de Notre Dame des Landes, Bure ou peut-être Roybon mais il y a aussi ces luttes plus modestes et très nombreuses contre les autoroutes, les lignes THT, les incinérateurs ou les terrains de golf.

Dans celle à laquelle j’ai participé, des élu·es locaux soutenaient le projet d'autoroute d’une quelconque compagnie de BTP, Eiffage ou une autre, prétendant que la forêt, c’était un tas d’arbres qu’on replanterait et que l’investissement était privé, donc pas à la charge du contribuable. L’élu qui débitait ces sornettes est mort depuis, que les flammes de l'enfer lui lèchent avec soin les parties génitales. Plus discrètement, le directeur de cabinet du président de la région allait croûter dans la boîte de BTP en question une fois posée la première pierre. L'autoroute a été construite contre l’avis des services de l’équipement, pour qui aucun trafic ne justifiait ce projet et qui auraient préféré aménager l’axe existant, sur lequel ils avaient identifié nombre de points dangereux. Contre l’avis des écologues qui voyaient derrière le tas d’arbres des zones humides et toute une vie diverse et foisonnante. Contre l’avis des économistes et des juristes qui avaient repéré une innocente clause de rétrocession qui permettait à la compagnie de reprendre ses billes si l’autoroute n’était rentable chaque année qu’au mois de février. La suite nous a donné raison et les contribuables ne vont pas tarder à recevoir la note. Tout ça pour dire que ce n’est peut-être pas trop de démocratie qui est la cause des maux mais pas assez.

Certes, la petite bourgeoisie mondiale (qui au Nord comme au Sud ne compte pas ses kilomètres en bagnole, habite un grand logement parfois équipé d’une indispensable piscine, prend l’avion une ou plusieurs dizaines d’heures par an) se bâfre presque autant que les stars de cinéma précédemment cité·es, certes elle a une part de responsabilité dans la consommation excessive de ressources et un intérêt dans l’ordre des choses qui pèse en faveur de l’immobilisme. Mais les politiques qui prétendent la servir font bien pire (et ils ne mangent même pas bio (4)) en entretenant une économie basée sur la consommation excessive d’énergies et d’eau fossiles, de produits miniers et agricoles extraits avec avidité. Ce que ces politiques servent, c’est (on l’a vu mieux que jamais avec l’accession en France d’un inconnu au pouvoir) un système de prédation des ressources économiques et naturelles qui à terme ne servira pas la petite bourgeoisie puisqu’elle est au service d’intérêts bien plus gras qui concentrent les richesses à un rythme exponentiel. Pardon de sortir des analyses marxistes à deux balles mais je les crois quand même plus justes et fines que les vingt lignes signées par les fameuses personnalités et qui demandent à l’État de limiter drastiquement les nuisances du système économique que celui-ci s’est refusé, depuis cinquante ans qu'on sait, à simplement encadrer.

Pour résumer (parce que ce qu'il faut avant tout, c'est avoir de l'impact, pas se demander pourquoi on en est là), l'État pourrait se muer en organisation sociale respectueuse de l'environnement mais la nature humaine, elle, serait selon Barrau à jamais figée. C'est beaucoup trop d'optimisme envers la puissance étatique et bien trop peu pour l'espèce humaine, qu'il connaît décidément trop mal : il y a des sociétés de chasseurs-cueilleurs qui n'ont pas développé un rapport respectueux à la nature… et d'autres qui l'ont fait (5). L'État éco-fasciste qu'Aurélien et ses ami·es appellent de leurs vœux, il ne va pas se convertir à la simplicité volontaire, il ne va pas mener le défi de la baisse de consommation d’une manière équitable, à travers le rationnement pour tou·tes ou des prix progressifs qui garantissent la satisfaction des besoins primaires, il ne va pas protéger l'environnement. Il va permettre à certains acteurs de tirer profit de situations de pénurie, il va administrer le désastre pour s’assurer que, malgré tout ce que nous craignons comme dégradation du milieu, le capitalisme continue à distribuer des dividendes et quelques miettes. Finalement, ça a quelque chose de rassurant, de se dire que ce n'est pas « nous » qui sommes le problème mais notre organisation sociale. Parce que nous ne sommes pas prêt·es à penser comme des orangs-outans mais nous pouvons encore changer la société.

(1) Où l'on découvre la « people écologie » (pour ceux et celles qui hésitaient encore entre écoféminisme, écologie sociale et anti-industrialisme).

(2) René Riesel et Jaime Semprun, Capitalisme, administration du désastre et pollution durable, Éditions de l'Encyclopédie des nuisances, 2010.

(3) L'écologie et la répartition plus juste des richesses ne sont pas forcément contradictoires et même plus sûrement elles sont complémentaires. Dominique Méda, La Mystique de la croissance. Comment s'en libérer, Flammarion, 2014 ; Éloi Laurent, Social-écologie, Flammarion, 2011 ; Jean Gadrey, Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire, Les Petits Matins, 2015.

(4) Les élu·es sont en retard sur le reste de la population en ce qui concerne la compréhension des questions environnementales. Ils et elles ne les prennent pas en compte, obnubilé·es par leur responsabilité de bon père de famille qui doit faire manger ses administré·es et arbitre systématiquement en faveur d'une certaine économie qui aurait fait ses preuves. Par exemple en 2002-2003, dans la population générale, 63 % des personnes admettaient la nécessité de ralentir la croissance économique pour préserver l'environnement alors que seul·es 19 % des parlementaires partageaient cette idée. Daniel Boy, « Les parlementaires et l'environnement », Cahiers du Proses, septembre-octobre 2003. (Il doit y avoir des références plus récentes sur cette question mais j'ai la flemme de chercher, je reprends celle que j'ai utilisée en 2008 pour ma brochure sur les élections.)

(5) J'aimerais citer ici l'excellent livre de Franz Broswimmer, Une brève histoire de l'extinction en masse des espèces (2002), rééd. Agone, 2010. L'auteur prend acte de la dégradation de l'environnement opérée de longue date par des sociétés humaines (y compris celles dont nous imaginons qu'elles sont des modèles) mais aussi du changement de nature et d'échelle de la civilisation thermo-industrielle.

Commentaires

1. Le mardi, 2 octobre, 2018, 19h58 par cyril

Ce que ne comprennent pas beaucoup de personnes, c'est que le capitalisme n'a qu'un but, la valorisation de la valeur et in fine faire plus de fric avec du fric.

La préservation de la faune, de la flore, des milieux, de tout en somme, est incompatible avec ce système.

Le capitalisme, c'est la compétition, la concurrence, les gains de productivité, donc l'obligation fondamentale de produire toujours plus pour essayer de recouvrer la valeur économique qui a été détruite par l'automatisation, la robotisation.

Donc quelle que soit l'alternative, politique de l'offre ou de la demande (bien que celle-ci soit peut-être préférable pour le côté social), il y aura continuation de la destruction.

Le capitalisme doit s'étendre dans le temps et l' espace afin de faire circuler les capitaux sous peine de dévalorisation.

De plus, il n' y a pas que quelques cupides qui profitent du système, mais aussi la grande masse de petits bourgeois suiveurs et collaborateurs et pour ce qui est du reste de la population, dans sa grande majorité, elle ne pense qu' à s'éclater en croyant que c'est cela vivre.

2. Le mercredi, 3 octobre, 2018, 01h43 par Aude

Pub pour le dernier Samsung : "Il a plus de batterie que ce dont vous avez besoin... jusqu'à ce que vous en ayez besoin." Et tout le discours sur les super qualités du produits est à l'avenant, il explique d'abord aux consommateurs/rices qu'ils et elles ne savent pas à quel point elles peuvent avoir besoin d'un truc dont elles n'avaient pas besoin. Cette construction des besoins, elle n'est pas spontanée, elle est construite par le besoin de vendre. Dauber sur les gens qui ne résistent pas à ce matraquage *sans* signaler les intérêts capitalistiques qui justifient le dit matraquage, c'est - comment dire ?

On me demande de glisser des liens : ici, c'est la mini-tribune des people et là, c'est le discours de Barrau et sa leçon d'anthropologie à deux balles (une discipline sur laquelle il ne connaît rien).

3. Le jeudi, 25 octobre, 2018, 17h48 par Aude

@toto, oui je vais très loin à partir d'un simple "potentiellement impopulaires" mais beaucoup a été fait pour concilier écologie et démocratie (mais peut-être n'es-tu pas allé voir le billet en lien sur le sujet) et Barrau ne s'appuie pas pour ça, il l'ignore et peut-être même n'en sait rien. Au contraire il présente le peuple comme un malpensant et l'État comme une solution. C'est méconnaître tout ce qu'on sait de la collusion structurelle entre élites économiques et politiques et accorder bien peu de crédit à l'être humain. Même dans un supermarché, même sur une aire d'autoroute un jour de départs en vacances, même quand "les gens" se vautrent le plus dans la consommation et ça peut être vraiment sale, je vois plus d'espoir que dans l'entreprise de prédation à laquelle l'État nous invite à ramasser quelques miettes. En fait, aucun être humain ne me déprime autant qu'un quai de métro parisien farci de pubs qui sont autant d'invitations à se goinfrer.

PS : Je ne publie pas les messages avec de fausses adresses. Si je suis identifiable et joignable, j'exige autant des usagèr·es du forum.

4. Le mercredi, 20 février, 2019, 18h03 par Arthur

Waw, quel texte profond.

Je pense que tu as raison Aude: la société a été construite par des riches, pour rester riches. Et du coup, eux ils ont tous leur sous dans le pétrole, donc peu d'intérêt à changer.

J'ai passé des heures à créer un site de test-achats pour chargeurs solaires; je voulais dénoncer les batteries externes "solaires" et éviter que les gens achète des objets juste bon à jeter. Mais en conclusion, quel est mon impact de toutes ces heures quand ceux qui peuvent vraiment changer les choses s'en fichent, et même pire, comme tu le dis si bien, utilise la situation à leur avantage.

Arthur
auteur de https://chargeursolaire.info/, la petite tentative pour changer un bout du monde

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