Déconfinement et rebellitude
Par Aude le lundi, 15 juin, 2020, 09h37 - Textes - Lien permanent
Elles prennent de l'assurance, ces voix qui condamnent notre servilité pendant le confinement. C'est un propos qu'on attendrait chez les lecteurs et lectrices de Henry D. Thoreau et d'Étienne de La Boétie, deux théoriciens de la désobéissance civile, ou bien chez les anarchistes, chez celles et ceux qui disent « non »… mais ça infuse bien plus largement. À vrai dire, il me semble que ce n'est pas de la part de celles et ceux qui se souhaitent ingouvernables que j'entends ces sorties rebelles mais plutôt des autres. Ce n'est pas honteux, d'avoir éteint son esprit critique pendant le confinement parce qu'on avait besoin d'irénisme. On a tou·tes nos mauvais moments. Mais revenir critiquer une servilité généralisée ?
Moi aussi, pendant le confinement, j'étais… confinée : anxieuse, tournant en boucle sur les réseaux sociaux, j'ai fait de la pâtisserie parce que j'avais envie de douceur dans ce monde de brutes. J'ai applaudi plusieurs fois aux fenêtres, autant pour les soignant·es que dans une communion un peu… un peu pénible, à force, quand restent lettre morte les appels à remplacer les applaudissements par des huées et des expressions de colère. Le besoin d'unanimisme ne m'a pas empêchée de contribuer à documenter, à critiquer, à condamner l'action de l'État pendant la crise sanitaire. Je ne me fais pas trop d'illusions sur l'impact que peuvent avoir mes écrits mais j'ai fait une partie de mon boulot, encouragée par les camarades qui faisaient la leur. Dans « La voix sans maître » nous avons turbiné pour envoyer chaque semaine à la radio une émission faite de chroniques, d'interviews, pour faire entendre plus largement les échos que nous avions des prisons et des quartiers, de la solidarité par en-bas en train de s'organiser et de se vivre. Et pour comprendre la déferlante qui nous tombait dessus.
J'ai interviewé Isabelle Attard sur l'état d'urgence sanitaire et la surcouche autoritaire, Mickaël Correia sur les atteintes au droit du travail, Jules Falquet sur le « coup d'État militaro-industriel », particulièrement en Amérique latine, Irène Pereira sur les atteintes à l'éthique médicale et ce que la perspective de trier des malades dit de notre société, Lucile Dumont sur les luttes autour des loyer quand on ne peut plus payer, Mathilde Blézat sur les atteintes graves aux droits des femmes, en particulier les droits reproductifs, Gwen Fauchois sur la mobilisation par en-bas pour assurer la santé de tou·tes (cette interview-là est disponible dans le dernier CQFD).
On a essayé ensemble de documenter la bêtise, l’arbitraire, la violence et les injustices de ce confinement pour celles et ceux qui ne sont pas un mec blanc hétéro chef de famille cadre sup en télétravail dans sa résidence secondaire. Et parmi toutes ces personnalités que j'ai interviewées (militant·es, journalistes, chercheur·es indépendant·es ou académiques, souvent un peu de chaque), parmi les camarades de l'émission lilloise comme ceux du mensuel marseillais, je n'ai jamais entendu aucune critique de l'idée même de confiner tout un pays. Les chiffres qui nous viennent de Suède, pays qui a choisi de ne pas confiner sa population, ne nous donnent pas vraiment tort : le nombre de personnes mortes par habitant·e n'y a pas explosé comme en France en avril mais il reste stable et élevé. Aujourd'hui une moyenne de 50 personnes pour 100 000 sont mortes du Covid en Suède, contre 45 en France. Sans même de bénéfice économique évident.
Une fois qu'on a pointé du doigt (comme ici Emma) l'incapacité à anticiper la crise dans un contexte néolibéral de pénurie organisée, l'absence de gel puis de masques, puis de surblouses pour les soignant·es et maintenant encore de tests qui rendent illusoire le contrôle médical de la propagation de la maladie… il ne reste plus qu'à faire appel à nous pour mettre en œuvre des règles de vie et d'hygiène un peu basiques. On a bien remarqué que l'effort exigé ne serait pas le même pour les entreprises et pour vous et moi (en cela le confinement ressemble un peu à l'écologie d'État : dure avec les pauvres, complaisante envers les riches et incapable de changer les modes de vie à la mesure de ce qui est nécessaire). Cela n'empêche qu'une politique de santé publique, ça peut aussi se faire par en-bas.
À l'annonce du confinement, j'étais très en colère qu'on n'ait pas fait appel à nous pour juguler plus tôt et de manière moins autoritaire l'extension de l'épidémie. Après tout, mon école demandait dès fin janvier à toute personne en provenance de Chine de rester deux semaines en quarantaine. Et depuis on a tou·tes appris à mettre un masque (même si ce n'est pas assez bien pour le bloc opératoire, ça suffira pour ne pas partager la moiteur de nos haleines dans des lieux confinés), à ne pas se serrer la main ou faire la bise par convention, à se nettoyer régulièrement les mains, surtout si on manipule des objets partagés, etc. Ça coûte moins cher humainement qu'un confinement pendant lequel on a laissé des personnes seules pendant une naissance ou un enterrement, seules alors qu'elles vivent déjà seules, sans un peu d'air libre alors qu'elles vivent à l'étroit, sans revenu alors que les opportunités de gagner sa croûte se sont encore taries.
Aujourd'hui le déconfinement ressemble un peu à ce qu'aurait pu être le confinement : masque obligatoire dans les transports et densité contrôlée par l'appel au télétravail pour les entreprises qui peuvent, par un micro coup de pouce au vélo en ville, usage des terrasses et des lieux publics en plein air, disponibilité de gel et de masques, contrôle des jauges des lieux publics, etc. On aurait pu se faire confiance (l'attestation à s'écrire soi-même était un peu de cet ordre), réfléchir à ce qu'on peut abandonner (la bise conventionnelle, par exemple, dont je souhaite par ailleurs la disparition en tant que féministe) et ce qui est plus coûteux (ne pas serrer dans nos bras nos proches pas vu·es depuis des semaines). Au lieu de ça on s'est fait bien administrer.
Mais la réponse sociale que j'observe depuis quelques semaines, c'est un refus de toutes les solutions à notre disposition. Ni politique d'État autoritaire (on est d'accord) mais ni non plus de participation à un effort collectif de réduction des risques. Les serrages de paluche et les bises conventionnelles sont revenues, beaucoup d'hommes jeunes mettent leur virilité dans leurs organes ORL externes à l'air libre dans le métro et j'imagine qu'on est en train de se rediriger doucement vers la proportion habituelle de 40 % de personnes qui ne se lavent pas les mains en rentrant chez soi manger ou cuisiner. Et ce faisant, on laisse dans leurs angoisses les personnes qui ont encore très peur du virus (lequel circule encore, il y a autant de cas confirmés par jour que début mars) et on choisit de se mettre la tête dans le sable.
Si l'on ne veut pas être gouverné, confiné autoritairement, il faut se gouverner soi-même, à titre individuel mais aussi collectif. Penser en termes de santé pour tou·tes, y compris les personnes vulnérables car elles sont âgées ou vivent dans des lieux trop peuplés, que ce soit notre grand-mère ou les migrant·es qui squattent à côté. Penser en termes de réduction des risques car il ne s'agit pas de se protéger à 100 % mais de réduire nos échanges, réduire la charge virale qui se transmet dans nos échanges, réduire le risque d'infection, réduire la circulation du virus. On devrait être en train de discuter de nos modus operandi collectifs, de quel niveau de protection on souhaite mettre en place dans nos groupes, au boulot, en asso ou entre co-habitant·es… mais on profite tranquillement de la longueur de notre laisse. Ça sent une odeur quelque part entre la couche de bébé et l'individualisme libéral. (Cette excellente interview sur la grippe de 1919 décrit les résistances d'alors au port du masque et s'inquiète de notre incapacité à appliquer les gestes de distanciation sociale.)
D'un côté l'État continue à nous administrer avec des protocoles qui n'ont pas de gros bénéfice sanitaire au regard de leur lourdeur (les profs et les bibliothécaires en savent quelque chose), encore trop d'activités précieuses sont sur la sellette (nos rencontres associatives, réunions ou manifs, les cinémas et salles de spectacle) et de l'autre nous refusons de nous prendre en main avec des gestes simples, préférant imaginer que la crise sanitaire est définitivement écartée et nous payant des propos de matamores, « pas dupes » de l'action de l'État mais refusant de nous auto-organiser. À un moment, il faut choisir.