Révolte consommée
Par Aude le dimanche, 19 juillet, 2020, 21h15 - Lectures - Lien permanent
Joseph Heath et Andrew Potter, Révolte consommée. Le Mythe de la contre-culture, traduit de l'anglais par Élise de Bellefeuille et Michel Saint-Germain, L'Échappée, 2020, 368 pages, 20 €
C'est une drôle d'idée éditoriale, que de republier un ouvrage traduit en français il y a quinze ans (1) et qui se pose aussi fièrement contre le reste de son catalogue : la technique qui dépend de ce qu'on en fait, l'agriculture bio qui n'est pas écologique, l'anarchisme qui est la loi de la jungle… Tout y est, dans cet ouvrage qui finit avec de belles propositions de réforme : un impôt sur le revenu progressif, un marché des droits à polluer et des voitures hybrides. Les amis de L'Échappée auraient-ils perdu la tête ?
Peut-être pas. Parce que malgré tout ça, Révolte consommée pose des questions que ne peuvent plus désormais éviter les ami·es de l'émancipation. Ne serait-ce que parce que la rebellitude et l'hégémonie culturelle se portent très bien à l'extrême droite, ce que les auteurs, écrivant au temps d'Empire (Hardt et Negri) et de No Logo (N. Klein), n'avaient d'ailleurs pas vu venir.
Revenons à leur généalogie de la rebellitude : après guerre, le mal absolu, c'est l'obéissance et la marche au pas de l'oie, dont l'Allemagne nazie a donné un exemple glaçant et qui est toujours d'actualité dans le monde socialiste. En Occident, le capitalisme conquérant massifie la consommation, standardise les méthodes de production (pour faire d'utiles économies d'échelle) et le résultat inquiète : ce nouveau monde ne risque-t-il pas de ressembler lui aussi à une dictature ? Les esthètes et les anti-totalitaires sont au front pour dénoncer cet aspect de la modernité. Heath et Potter citent parmi les sources de cette réaction les transcendantalistes Henry D. Thoreau et Ralph Waldo Emerson, pour qui la société corrompait l'individu, lequel devait s'en tenir à l'écart. Une critique esthétique et morale, en rupture avec l'industrialisme dominant.
Portée par les beatniks dans les années 1950, puis par les hippies dans les années 1960, cette critique, moins exigeante à mesure qu'elle se répand dans des groupes plus larges de la société, renouvelle paradoxalement le capitalisme. La massification de la révolte individuelle a suffi pour transformer ce geste exclusif déjà discutable en promotion d'un hédonisme individualiste pour tou·tes : libéralisation sexuelle, promotion de la liberté individuelle aux dépens des besoins collectifs, segmentation du marché (ça tombe bien, le progrès technique offre des alternatives moins coûteuses à une standardisation trop monotone) et participation de ces classes de rebelles au renouvellement des produits par la mode.
Heath et Potter parlent de ce mouvement comme d'une énième expression du désir de distinction identifié par l'économiste Thorstein Veblen : les rebelles créent, les créatifs diffusent, les suiveurs massifient et la masse consomme. Et quand le désir mimétique ne suffit pas, reste la « course aux armements » qui oblige à consommer un bien… parce que les autres le consomment. Par exemple : rien ne sert d'utiliser un bon standard (Betacam) si tout le monde est équipé en VHS ; ou bien : puisqu'en cas de collusion les SUV blessent plus fortement les autres usager·es mais sont relativement à l'abri, autant conduire un SUV et se mettre en mesure de blesser plutôt que d'être blessé·e. Il s'agit d'effets de réseau, de monopole radical, qui donnent des bénéfices à l'adoption d'outils massivement adoptés et rendent d'autant plus coûteux tout autre choix. En mettant en avant ces raisons structurelles et matérielles à l'adoption de produits de consommation ou de modes de vie, les auteurs insistent sur le fait que la volonté individuelle des gens, leur désir loué par la contre-culture, compte peu au regard de l'organisation sociale.
Animées du désir de conquérir une hégémonie culturelle, ces « alternatives » en ont oublié, selon Heath et Potter, de changer concrètement le monde, avec des réformes qui ne font pas rêver mais rendent meilleure la vie quotidienne des masses. Un exemple de cette trahison serait le film de Michael Moore, Bowling for Columbine, dans lequel celui-ci, plutôt que prôner une baisse organisée de l'équipement en armes (rendant obligatoire le permis), en appellerait à faire disparaître la culture de la peur qui pousse les États-Unien·nes à s'armer. Le désarmement ne peut pas tenir à la bonne volonté des acteurs, trop contrainte par l'existence d'autres utilisateurs d'armes, mais doit être l'objet d'une politique publique.
J'utilise le conditionnel parce que je ne retiens pas du film de Moore, vu il y a quinze ans, un refus d'encadrer le port d'armes aux USA. J'ai peut-être mauvaise mémoire mais Heath et Potter font parfois preuve de mauvaise foi et j'ai en eux une confiance limitée :
-les « altermondialistes » seraient opposé·es à toute intégration des pays du Sud au commerce mondial (d'où le mot alter- qu'ils et elles ont réussi à imposer) ;
-il faudrait arrêter de subventionner notre production agricole pour permettre aux pays du Sud d'exporter au Nord (leur paysannerie ne demande aucun accès au marché des pays du Nord, seulement que ces subventions cessent de la détruire à coups de dumping de marchandises, et la réduction de ce commerce ne nous priverait pas de riz basmati et de lait de coco) ;
-les poules élevées en plein air ne sont pas élevées en plein air (leur mettre à disposition un parcours ne suffit pas, elles en utilisent certainement 15 % en moyenne, mais les éleveurs de volaille bio ont à cœur de rendre leurs poules plus nomades – ce qu'elles sont naturellement, comme le savent les ruraux qui essaient sans succès d'empêcher leurs poules d'aller picorer partout) ;
-l'agriculture biologique n'est pas écologique, elle gaspille et rejette des pesticides (l'accusation n'est ni étayée ni sourcée).
Arrêtons-nous sur le cas de l'agriculture bio. Traité en quelques lignes par Heath et Potter, bien que l'agriculture représente un quart de nos émissions de gaz à effet de serre, le sujet a fait l'objet de réponses vives qui ont éclipsé le propos des auteurs dans les polémiques. Oui, les produits biologiques sont devenus une marchandise qui permet de se distinguer (on peut aussi se mentir et le nier mais à quoi bon ?). Chère, elle n'est pas une proposition de masse mais elle réduit d'autant le revenu disponible des personnes qui consomment comme ça (ce que les auteurs prônent par ailleurs, disant avec raison qu'avant tout, la simplicité volontaire commande une réduction du revenu). Quoi faire avec ce tissu d'attaques désordonnées et mal étayées, qui reprend les clichés les plus éculés sur les « bobos bio » ? On pourrait aller plus loin et dire que l'agriculture bio est une stratégie de perdant·es puisque le mouvement qui la fait vivre depuis des décennies s'est moins attaché à refuser des pratiques agricoles néfastes pour tou·tes qu'à proposer une « alternative » amenée à co-exister avec l'agriculture polluante conventionnelle. Que ce qui devrait faire l'objet de nos luttes, ce n'est pas la possibilité de consommer autrement si on en a les moyens mais la disparition de pratiques conventionnelles qui détruisent les sols, nous rendent malades, mettent en danger notre capacité à terme à nous nourrir (ses rendements sont décroissants et ses cultures plus vulnérables) – qu'on mange bio ou non – et par ailleurs font du secteur un émetteur de GES alors qu'il a vocation à être neutre ou à capturer ces gaz dans le sol. Mais Heath et Potter ne vont pas jusque là et se contentent d'un propos dont la légèreté et l'hostilité sont dignes d'un dessin de presse dans le Figaro.
Autrice d'un ouvrage consacré aux « alternatives » écolo, dans lequel il était tentant de se payer de telles bonnes tranches d'ironie, j'ai apprécié dans leur livre leur généalogie de la contre-culture, leur constat qu'aucune « alternative » n'a selon eux réussi à sortir de ce schéma en offrant une véritable rupture avec le capitalisme. Mais leur côté tonton de la FI qui caricature l'écologie, la technocritique ou l'anarchisme dévalorise singulièrement leur travail. Alors même qu'anarchistes, technocritiques et écologistes, nous avons besoin d'entendre leurs arguments, de nous demander à quel point notre critique sociale est artiste et ce qu'est notre projet pour l'ensemble de la société. Leur constat d'une trahison des masses est justifié quand la petite bourgeoisie s'amuse à être écolo : ne proposons-nous pas parfois de « manger de la brioche » à celles et ceux qui souffrent de ne pas être assez intégré·es à une société capitaliste toxique et violente ? Pas forcément : nombre de décroissant·es promeuvent des politiques publiques qui prévoient un usage sobre assuré pour tou·tes et une taxation forte du mésusage, soit un marché fléché plus intéressant que le marché de droits à polluer devant lequel les auteurs se pâment.
Leur appel à un compromis avec la société industrielle, qui nourrit, chauffe, soigne des masses de population, pâtit de leur incapacité à dresser un bilan qui ne soit pas un panégyrique, une statue dressée à la médecine de haute technologie, à l'industrie et au commerce mondialisé. Tout occupés à descendre en flèche les idées de la contre-culture, ils refusent d'examiner la moindre contre-productivité du capitalisme industriel (Ivan Illich et Jacques Ellul ont été jetés avec l'eau du bain), autrement que pour demander un léger encadrement de ses effets les plus néfastes sur l'environnement et l'égale dignité des personnes.
La lecture de cet ouvrage est néanmoins extrêmement stimulante et permet de penser comment on a pu en arriver là, pourquoi une bourgeoise conformiste de ma proche banlieue riche de droite, en temps de pandémie de Covid-19, peut se flatter en public de ne pas utiliser un outil de réduction des risques très simple : « Moi je suis une rebelle (sic). Rien à foutre de cette connerie de masque. » Fringues élégantes, mèches blondes et chères, cette femme qui a l'air d'une employée d'agence immobilière dotée d'un mari riche se présente comme une « rebelle ». Celles et ceux qui voient comme elle une atteinte inadmissible à leur liberté dans l'obligation du port d'un masque sur la bouche vivent néanmoins très bien d'être traité·es comme du bétail humain dans des lieux publics organisés comme des abattoirs avec un sens de la visite. Elles et ils semblent en outre ne pas comprendre que certaines contraintes, comme le code de la route, peuvent être assez utiles pour s'éviter de plus grandes peines. Aujourd'hui la rebellitude se porte à droite, parfois très à droite, et tout le monde se flatte de ne pas être dupe, de se torcher avec le bien commun, de refuser les règles qui permettent de vivre ensemble à 7 milliards et de tracer sa route d'individu singulier. D'être eux-mêmes, en-fin ! Et c'est le compromis qui est en passe de devenir un geste d'opposition subversif dans la lutte pour le respect de l'intégrité de toutes les personnes… Va comprendre ! Ce livre y aide un peu.
(1) Révolte consommée. Essai sur l'inefficacité de la contre-culture, Naïve, 2005.