Besoin d'être ensemble, nécessité de dire non

Le besoin d'être ensemble qui nous caractérise, nous humain·es grégaires, s'exprime d'autant plus fort que nous sommes tenu·es à des mesures de confinement en cette période de pandémie. Il trouve tous les moyens de s'exprimer : on appelle les personnes qu'on aime ou dont on sait qu'elles sont les plus seules et vulnérables, on communique maladivement sur les réseaux sociaux et les moyens les plus inventifs sont trouvés pour être ensemble à distance : applaudissements depuis chez soi pour les soignant·es à 20 h chaque soir, bougie à la fenêtre pour une fête chrétienne. On a tellement envie d'unanimité que Macron a remonté dans les sondages, prenant 50 % de points en plus, après son discours de mobilisation. Une chèvre aurait fait l'affaire, peut-être même beaucoup mieux : aucune chèvre n'a lutté contre les soignant·es pendant les mois précédant la pandémie de coronavirus pour leur imposer une énième baisse des moyens de l'hôpital public.
Même si les paroles critiques fusent, il est parfois compliqué de les accueillir comme elles le méritent. Le besoin de faire « front commun » n'est pas qu'une injonction des autorités, elle correspond aussi au besoin très humain de ne pas ajouter à la catastrophe sanitaire, économique et sociale que représente le coronavirus une difficulté de plus : le conflit. Celles et ceux qui ont l'habitude de regarder le conflit en face, de l'assumer pour le traiter de la manière la plus décente possible savent ce qui les attend : d'autres, qui préfèrent mettre tout ce qui fâche sous le tapis jusqu'à ce qu'il gondole, leur reprocheront tout et n'importe quoi, du timing de leurs interventions au ton de leur voix en passant par l'invention pure et simple. Ce n'est pas toujours facile, de rompre avec l'unanimisme et l'irénisme. C'est peu rassurant, ça oblige à se fader la réalité d’intérêts divergents, voire inconciliables. Beaucoup estimeront n'avoir pas besoin de ça pour garder leur moral au-dessus de la ligne de flottaison. Et pourtant…

Macron et son gouvernement nous le répètent : nous sommes en guerre. Nous ensemble, uni·es contre un ennemi qui est l'autre, la chose, invisible mais meurtrière. Pourtant les récits se succèdent qui prouvent la variété du nous, les différences de condition. Même si « tout le monde souffre du confinement » comme le dit la presse aux ordres montrant Brigitte Macron s'entourant d'un nombre réduit de conseillers (pas plus d'un à la fois) et ayant abandonné pour ses déjeuners le buffet, qui oblige à partager les couverts de service, pour le service à l'assiette… force est de constater que nous ne le vivons pas de la même manière en prison, en Ehpad, en HP, en mal-logement, en ville, à la campagne. Les récits de la bourgeoisie parisienne réfugiée dans ses résidences secondaires ont choqué nombre d'entre nous. C'est une saine réaction.

Clément Viktorovitch, qui chronique la vie publique française avec le regard un peu décalé qu'offrent les sciences sociales, a radicalisé sa critique en quelques jours. Peu convaincu par la métaphore guerrière du discours macronien du 16 mars, il l'accepte néanmoins pour son intérêt mobilisateur à un moment où nous devons du jour au lendemain changer du tout au tout notre mode de vie. Mais le 25 mars, ça commence à bien faire quand le président file la métaphore militariste devant un hôpital de campagne de trente lits, lui qui a contribué au mouvement régulier de suppression qui nous en a fait perdre 100 000 en vingt ans. Après la guerre, dit le chroniqueur-politiste, il faut que tout retourne à la normale. Or, la réaction de nos sociétés au coronavirus témoigne que nous faisons moins l'expérience d'une guerre que d'une crise morale grave qu'il faudra réparer comme le suggèrent encore Annie Ernaux et tant d'autres parmi nous, au hasard des coups de téléphone, chats, discussions sur les réseaux sociaux et tout ce qui nous sert de vie sociale aujourd'hui qu'il n'est pas question de manifester.

C'est ainsi que peuvent se réconcilier les esprits prompts à la critique (1), qui ont trouvé juste et légitime de remettre en cause l'action gouvernementale, et les personnes plus iréniques et demandeuses de consensus : s'il s'agit de retrouver la solidarité, le sens de ce que nous nous devons les un·es aux autres, l'envie de mettre en commun nos forces pour que chacun·es contribue selon ses moyens et reçoive selon ses besoins, nous pourrons difficilement faire sans un gigantesque coup de pied au cul des promoteurs de la « start-up nation », chacun pour sa gueule, qui nous ont mené·es là.

Or, ceux-ci, loin de nous engager dans un grand moment de mobilisation collective et solidaire, profitent du choc. Car les nouvelles du front s'inscrivent visiblement dans la continuité de la politique de Macron (fort de ses 8,6 millions de voix au premier tour de l'élection de 2017) avant la crise. Les pandores sont lâchés dans la rue, se permettant de juger ce qui est « de première nécessité » et ce qui ne l'est pas (test de grossesse, serviette hygiénique, shampooing). Les femmes et les personnes racisées en particulier sont soumises à l'appréciation arbitraire d'une profession pas vraiment reconnue pour son sens du service du public. Côté droit du travail : les dispositions de l'état d'urgence sanitaire, adoptées le 23 mars, prévoient l'abrogation de la durée légale du travail pour tous les « secteurs particulièrement nécessaires […] à la continuité de la vie économique et sociale » (veuillez apprécier le flou de la formule) et cette disposition pourra être étendue ad nauseam au milieu d'un gros paquet de mesures dont certaines sont utiles à la lutte contre la propagation du virus et d'autres finiront par être sanctuarisées dans une disposition permanente, comme le furent en leur temps les mesures liberticides de l'état d'urgence de 2015. Si guerre il y a, n'est-ce pas une nouvelle étape de la guerre sociale ?

Ils nous préparent une telle sortie de crise que nous serions presque soulagé·es si tout pouvait revenir à la normale, avant ce printemps 2020 : aux budgets supprimés chaque année pour l'hôpital, la recherche et enseignement, la solidarité. Si on pouvait revenir à moins pire, à ce qui nous a mené·es là où nous sommes aujourd'hui : les masques qui manquent et bientôt les médicaments parce que les entreprises qui les fabriquaient ont été dépecées par leurs repreneurs ou parce que l'austérité commandait des restrictions budgétaires.

C'est paradoxal mais pour satisfaire à nouveau notre besoin d'être ensemble, il faut arriver à critiquer (soit étymologiquement : à séparer), à cliver au bon endroit, entre ceux et celles qui rêvent d'un monde plus juste et ceux qui nous abandonnent au marché. Et c'est ce qui se passe, petit à petit : après un premier mouvement grégaire de soutien aux autorités, nous revoilà conquérant un nouvel esprit critique et nous rappelant que « la solidarité, c'est nous ». Pas eux.

(1) Toutes les critiques ne se valent pas. L'extrême droite complotiste, Le Pen comprise, suggère par exemple que le virus est d'origine directement anthropique, qu'il a été créé délibérément. On sait pourtant qu'il a surgi à cause de la dégradation du milieu naturel et d'une proximité nouvelle avec certaines espèces sauvages.

Ensemble malgré le confinement, quelques ressources

Les éditions Raisons d'agir mettent en ligne gratuitement La Casse du siècle. À propos des réformes de l'hôpital public. Merci aussi aux éditions La Découverte, La Fabrique, Amsterdam, Libertalia ou Les Liens qui libèrent, lesquelles nous donnent l'occasion de lire des bouquins qui font écho à ce que nous vivons pour nous permettre de surmonter cette crise sanitaire, écologique et démocratique. Si vous n'avez pas le temps ou la concentration nécessaires pour lire, pas de culpabilité... on est beaucoup dans ce cas-là.

Cortège de fenêtres : tous les soirs à 20 h, crions notre rage ! (Ou tous les jours à 20 h 20, ou tous les samedis à 11 h. Merci de le faire pour moi, je suis confinée au fond d'une impasse.)

Covid-entraide pour soutenir les personnes les plus vulnérables face à la pandémie et refuser sa gestion autoritaire.

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