Accident ou agression ? À propos de la violence contre les personnes à vélo

C’était il y a bientôt dix ans. Le Nord-Pas de Calais bruissait d’insultes contre « les écolos », déversées entre autres par le futur président de la future grande région. Je roulais à vélo derrière mon ami, dans un carrefour quasi-désert en ce 14 novembre 2014 et nous n’occupions qu’une partie de la première des trois voies de circulation. Malgré tout, un automobiliste nous a fait une queue de poisson, est sorti de sa voiture en colère et très intimidant, attirant l’attention de toute la place dont sept témoins. Il a revendiqué nous avoir puni·es pour rouler « au milieu » de la chaussée puis a redémarré. Mon ami ayant frappé du plat de la main sa voiture, sans l’abîmer ni blesser autre chose que l’ego de son conducteur, celui-ci m’a alors fauchée en marche arrière avant de repartir en tirant sur quelques mètres mon vélo resté accroché à l’arrière de sa voiture.

Les faits ont été qualifiés par le policier en charge du recueil de ma plainte (1) de « violence avec arme par destination » (une voiture n’est a priori pas une arme, sauf quand on la lance contre une personne) mais, dans les mois qui ont suivi, mon entourage, et parfois moi-même dans un abus de langage, avons parlé d’« accident » au lieu de « crime de haine » ou « tentative d’homicide ». Trois mois plus tard, la policière en charge de l’« enquête » me disait ne rien avoir conclu car « c’est votre parole contre la sienne ». Le policier lors de mon dépôt de plainte n’avait pris que les deux premiers noms de la liste de sept témoins (c’est très irrégulier) et j’ai appris plus tard, en 2018, dans les locaux du tribunal de Créteil dans un service dédié aux victimes, qu’il n’y avait aucune trace que ces deux jeunes femmes eussent jamais été contactées, qu’il n’y avait aucune trace d’une quelconque enquête.

Suite à cette première impasse, j’ai porté plainte une deuxième fois, cette fois directement auprès du procureur de la République, et j’ai été contactée pour identifier un homme d’après un scan de photocopie de photographie. Il avait l’air méditerranéen alors que mon agresseur avait le cheveu rasé mais clair et la peau très rose. On était incapable, me dit-on plus tard, de déterminer à qui la voiture appartenait le 14 novembre car elle avait été revendue dans l’année. Le service des victimes m’a sorti la même raison que j’ai encore du mal à concevoir (les cartes grises circulent comme des bonbons à la récré ?) mais m’a montré la même photo beaucoup plus nette du suspect. Au final le connard de milicien qui avait l’air de se croire au-dessus des lois n’a pas été poursuivi. J’ai même cru un moment qu’il s’agissait d’un membre de la BAC mais mon ami n’avait pas été embarqué pour avoir brisé la vitre avant droite de la voiture pendant le délit de fuite. « Trois hommes dans une petite voiture, en effet », avait dit la juge d’instruction, prenant le soin de faire vérifier que la voiture n’appartenait pas au ministère de l’intérieur avant de confier une seconde enquête à la même police.

Une agression violente, une enquête pas faite, une autre à l’efficacité très douteuse. Voilà comment on traite les crimes de haine dans ce pays, des crimes contre des inconnu·es dont on a repéré une caractéristique qui ne nous agrée pas. Dans mon cas : rouler avec un ami qui a tapé du plat de la main contre un objet en métal d’une tonne. Ou plutôt : rouler à vélo et réclamer un peu de place sur la chaussée.

Est-ce que ce sont des crimes si rares ? Mon père est cycliste sportif et il a lui aussi été agressé à vélo. À la campagne, sur une route quasi-déserte et suffisamment large, un automobiliste est passé bien plus près de lui que le mètre cinquante réglementaire, si près qu’il l’a fait chuter dans le souffle de son véhicule. Ça fait beaucoup, même si nous sommes une grande famille. Mon père pense que l’agresseur était excédé par le nombre de cyclistes dans sa région car c’était à l’occasion d’un événement de cyclotourisme lors duquel de nombreux itinéraires sont organisés avec de gros pelotons. Est-ce que ce désagrément justifie qu’on essaie de tuer quelqu’un ? Est-ce même, puisque c’est le passage obligé des discussions sur la violence contre les personnes à vélo, que les libertés qu’elles prennent souvent avec le code de la route en ville (2) devraient leur valoir la peine de mort ?

Suite à cette mésaventure, j’ai fini de comprendre que la justice d’État a des priorités et que certains crimes, certaines victimes ne comptent pas. Personnes à vélo mises en danger par la désinvolture des conducteurs de voitures ou carrément agressées (3), nos vies ne valent pas grand-chose face à la nécessité d’entretenir notre dépendance collective à un moyen de transport polluant, stressant, encombrant et dangereux mais qui maintient tout un secteur d’une économie toxique.

Courage aux militant·es de Paris en selle et à la famille de Paul, assassiné pour avoir tapé de sa main un capot de voiture.

À lire aussi, un billet ancien sur la violence contre les personnes à vélo : « À vélo, les préjugés tuent ».

(1) Je n’aurais peut-être pas porté plainte si j’avais fait partie de la même communauté d’interconnaissance que mon agresseur mais c’était ma seule ressource pour lui demander des comptes.
(2) Griller des feux rouges est parfois plus sûr que de rester mal placée devant un feu comme le font plus souvent les femmes à vélo. Ce matin j’ai aussi grillé un feu car la route n’était pas aménagée pour les cyclistes : la bande cyclable était à droite mais je voulais aller à gauche sans attendre trois feux différents au même carrefour. Et parfois aussi on ne respecte pas le code de la route ni les autres citadin·es parce qu’on est une grosse merde (et ça m’arrive aussi). Mais ça ne mérite toujours pas la peine de mort.
(3) Reporterre rendait compte en 2022 de la condamnation d’un camionneur, une « première » dans un accident non-mortel… alors que 60 % des accidents de cyclistes seraient causés délibérément par les conducteurs.

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