À vélo, les préjugés tuent

Le poing qui illustre ce billet est une contribution au mouvement social qui démarre en ce jeudi 5 décembre 2019. (Merci Agnès.)

Souvent je dis « pardon » ou « merci » quand je croise sur la route des personnes attentionnées. Et parfois je me comporte comme une merde. Et pourtant, c'est seulement quand je suis à vélo qu'on m'engueule. Pas quand je n'ai pas bien regardé avant de traverser en-dehors des clous ou que je bouscule d'autres piéton·nes par inattention ou parce que je marche trop vite. Comme si être urbain·e en ville était une affaire de mode de transport : les cyclistes seraient par essence grossier·es et dangereux/ses, les autres des modèles de civisme. Qu'on se plaigne d'avoir été mis·e en danger par un conducteur de car qui nous engueule ensuite car on ne roulait pas sur la piste cyclable (1), et on prend pour tou·tes les autres cyclistes de la terre. Qu'on commente un accident dans lequel un·e cycliste a été blessé·e et on entend ces « Oui mais les cyclistes roulent n'importe comment » qu'on n'ose plus dire à propos des femmes agressées (« Oui mais elles le cherchent bien »). Les cyclistes rouleraient de manière délictueuse et n'auraient que ce qu'elles et ils méritent en cas d'accident.

Et pourtant… Quelle catégorie de véhicules selon vous enfreint le plus souvent le code de la route ? Ce sont les automobilistes, comme le montrent des études, danoise et anglaise. 66 % des automobilistes danois·es commettent des infractions, contre 14 % des cyclistes. La principale faute que les cyclistes commettent étant de rouler sur les trottoirs… pour se protéger des voitures (le chiffre des illégalismes baisse à 5 % quand il y a des pistes cyclables). Certes les cyclistes du Danemark doivent se comporter mieux qu'en France mais… ça vaut aussi pour les automobilistes. Si au Danemark un tiers des automobilistes roulent au-dessus des limites de vitesse (rappelons que 10 km/h peuvent faire la différence entre une collusion traumatique et une collusion mortelle), combien en France ?

Tout le monde ou presque a été au moins passager·e d'une voiture, conduit·e par une personne proche, mais être cycliste en ville est une expérience moins répandue, avec laquelle on a donc plus de mal à s'identifier et qu'on connaît plus mal (2). Les cyclistes sont aussi moins nombreux/ses, donc plus remarquables. Un journaliste anglais pointait du doigt quelques vidéos virales montrant des cyclistes conduisant très dangereusement et en concluait… que statistiquement elles ne représentent rien et que les automobilistes restent les plus dangereux/ses pour les piéton·nes et les cyclistes. Les cyclistes sont d'autant plus en danger que caricaturé·es en casse-cous on s'inquiète moins de les mettre en danger.

Je racontais ici comment, sur un contre-sens autorisé (et signalé par marquage au sol et panneaux), un automobiliste qui n'avait pas compris ce que je faisais là avait jugé bon de ne pas s'écarter pour contribuer à ma sécurité. Pour lui, j'étais une « bikeuse » (mémère sur un vélo de ville), j'allais « faire un truc », assurer ma sécurité sans son aide, avait-il eu la décence de m'expliquer. Une autre fois j'ai dû raconter à un vieux monsieur qui m'engueulait (j'étais passée au rouge avec l'autorisation d'un panneau tourne-à-droite qui ne concerne que les cyclistes) que des piéton·nes qui se comportent n'importe comment, j'en avais vu deux le mois dernier qui avaient traversé au rouge, sans regarder, alors qu'ils étaient sur ma trajectoire immédiate et qu'ils marchaient avec un enfant en bas âge dans une poussette. Le monsieur a compris que nous avions un peu les mêmes standards en matière de politesse et de sécurité, que je n'étais pas sortie d'un autre monde et que le véhicule ne faisait pas la personne. Oui, il y a des piéton·nes qui se comportent comme des merdes, des cyclistes aussi, des automobilistes encore (eux et elles ont plus de chance de blesser sans en souffrir également).

Franchement, on s'en ficherait que beaucoup de gens aient des préjugés contre les cyclistes si ça n'augmentait pas la violence routière à leur égard. Si ça ne nous mettait pas dans des états émotionnels pénibles à peu près chaque jour, si ça ne dissuadait pas plein d'autres personnes, qui ont envie d'un peu d'exercice et d'un moyen de transport très peu cher et très pratique, de pratiquer le vélo. Si ça ne nous blessait pas, ne nous tuait pas.

En ville, nous sommes chacun·e un peu de l'enfer des autres, en prenant de la place dans les embouteillages, dans des bus bondés, en se frottant les un·es contre les autres dans un environnement dense. On peut essayer de rendre ça le plus pénible possible : personne ne m'a jamais engueulée sans se mettre aussi en colère. Je ne permets à personne de s'en tirer après la vidange sur moi de toutes ses frustrations et aigreurs de la journée. En revanche, je rends son « bonjour » chaque matin à la dame qui fait traverser le passage piéton devant l'école à côté chez moi, je réponds « merci bien » aux piéton·nes qui me disent « pardon madame » (si !) parce que je leur ai demandé poliment de me laisser la bande cyclable. Les boucles de rétroaction positives existent aussi !

Il y a pas de « les-piétons-c'est-tous », de « les-automobilistes-de-toute-façon » (3), il y a une certaine proportion de personnes en ville qui se comportent comme des merdes et qui pourrissent la vie des autres. C'est l'automobiliste qui double des cyclistes à 30 cm pour arriver plus vite au feu rouge, c'est la meuf en bagnole qui fait une pointe à 60 km/h dès que la route est droite, c'est le type à vélo qui engueule une copine après lui avoir grillé sa priorité sur le passage piéton, sous le nez de ses petites filles. Et parfois c'est vous, parfois c'est moi. Mais ce n'est pas en colportant des stéréotypes négatifs sur les un·es et les autres (4) qu'on fera baisser la violence routière. Au contraire.

(1) La piste cyclable était en travaux et ce conducteur ne connaît pas le code : les cyclistes n'ont aucune obligation de rouler sur une piste cyclable.

(2) La manière de rouler des cyclistes est aussi mal comprise. Savez-vous ce que sont un tourne-à-droite, un sas à vélo, un double sens cyclable ? Ce sont des dispositifs mis en place depuis une vingtaine d'années pour prendre en compte les besoins spécifiques des cyclistes. Savez-vous qu'à vélo il ne faut pas se placer trop à droite de la chaussée (à vrai dire il faudrait se placer au milieu comme font les voitures) et qu'il est plus dangereux de déplaire à des automobilistes qui souhaitent vous doubler que de se prendre la portière d'une voiture en stationnement ou d'être mal vu·e à un rond-point (ici les autorités suisses expliquent comment prendre un giratoire à vélo) ? Savez-vous qu'en ville les cyclistes qui risquent le plus de mourir dans un accident sont des femmes car elles respectent mieux les feux rouges que les hommes ?

(3) Même si les techniques que nous utilisons nous façonnent dans une certaine mesure… Être dans un habitacle isolé et protégé, pouvoir s'éloigner d'un coup d'accélérateur n'aide pas à cultiver la responsabilité à l'égard des autres.

(4) Même les usager·es des trottinettes électriques, il doit y en avoir des bien (pardon, je n'ai pas pu résister).

Commentaires

1. Le vendredi, 13 décembre, 2019, 23h27 par Germain

J'avais lu, mais je suis incapable de retrouver ma source, que le tourne à droite était légal aux feux rouges depuis 2012, même en l'ABSENCE de panneau de signalisation. Que le panneau n'est là que pour appuyer la règle.
Mais pas le va-tout-droit par contre.

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