Do-it-yourself : le projet d'autonomie de Castoriadis à Castorama

Reprise de deux textes publiés ici en janvier et mars 2013, pour une publication dans Offensive n°38 (novembre 2013, dans toutes les bonnes librairies et kiosques au prix modique de 4 euros).

« L'aspiration individuelle à ne dépendre de rien ni de personne conduit à de nouvelles servitudes, à une forme de collectivisme non moins implacable que les communautés étouffantes d'autrefois. »
Groupe Marcuse, La Liberté dans le coma, La Lenteur, Paris, 2013.

En français, le do-it-yourself (DIY) nous vient en droite ligne de la culture squat, il s'agit de faire soi-même dans l'idée de gagner en autonomie, de se déprendre du capitalisme et des rapports marchands, de l'envahissement des pratiques quotidiennes par la société de consommation. Mais en anglais, l'expression signifie plus prosaïquement « bricolage », une pratique qui s'est épanouie dans les très libérales années 1980. Et c'est ainsi que l'on peut aller pousser le caddie le dimanche dans une grande surface de do-it-yourself. Alors, le DIY est-il de droite ou de gauche ? Ou plus sérieusement, le DIY n'est-il pas passé de la pratique d'autonomie d'une mouvance alternative à un projet de masse récupéré commercialement ? Il nous appartient donc, au-delà de son aura très positive, d'y distinguer la présence d'autres valeurs, qui sont, elles, néfastes au projet d'autonomie.

Un DIY tout bénef

Les années 1980 ne sont pas seulement celles du libéralisme triomphant, elles sont aussi concrètement celles de la crise qui n'en finit pas. C'est dans ce cadre-là que les grandes enseignes de bricolage connaissent un boom qui permet aux petit-e-s propriétaires de retaper leur baraque à moindre prix, sans plus passer par les services d'artisan-e-s qui leur paraissent hors de portée économiquement. C'est la même justification économique qui est mise en avant dans de nombreuses pratiques DIY : les produits manufacturés sont à un prix déraisonnable, alors qu'une bouteille de vinaigre bio à tout faire (pour les produits d'entretien) ou qu'un kilo de farine me coûtera bien moins cher. A ce titre, le DIY peut être le meilleur défenseur de votre sobriété... ou de votre pouvoir d'achat. A ces calculs s'ajoutent la notion de plaisir individuel, celui de faire avec ses mains quand par ailleurs le travail est pour une grande part tertiaire, sédentaire, lié à l'ordinateur ou au téléphone, et n'apporte plus les gratifications de l’œuvre (1). Un plaisir toutefois douteux quand derrière l'autonomie de façade il y a une insertion qui demeure dans un système économique et technique. Par exemple, dans le cas d'un pain maison, la farine s'achète chez un revendeur, l'eau sort du robinet, le four vient d'une grande surface d'électroménager et fonctionne à l'électricité.

Pratique petite-bourgeoise ?

Il me semble important de préciser que ces usages du DIY sont le fait de classes sociales qui ont une certaine prise sur leur environnement, autant matérielle que symbolique : ce sont des classes cultivées aussi dans le sens où le DIY est une lutte contre la déculturation qui a fait de chacun-e une unité de consommation, incapable de se livrer à des activités domestiques simples comme la cuisine ou le bricolage. C'est dans le champ des pratiques artistiques et intellectuelles qu'on retrouvera le plus facilement cette aisance symbolique, qui peut parfois frôler le mépris de classe quand des salarié-e-s aisé-e-s improvisent les métiers qui sont ceux d'artistes ou d'intellos précaires. Ils et elles refusent d'en reconnaître la complexité au motif que tout le monde a une « sensibilité artistique » (2) ou que ces savoir-faire portent sur des mondes qui leur sont en apparence familiers (le livre et les mots, par exemple).

Faut-il le rappeler, même quand ces métiers ne passent pas par l'usage d'outils ésotériques (logiciels spécialisés) ou peinent à se faire correctement rémunérer, on ne les improvise pas : un lettreux précaire qui donne des conseils littéraires assoit son jugement sur la lecture de plusieurs centaines d'ouvrages par an depuis vingt ans. Le DIY se fait ici porte ouverte au refus de reconnaissance, comme quand la réussite d'un pain maison fait oublier que la boulangère ne fait pas qu'un pain, mais toute une gamme, tous les jours, ainsi que des viennoiseries. Quand les Américain-e-s du nord font eux-mêmes à la maison pain, fromage et... vin (!), pris entre des goûts exclusifs et une relative modestie de moyens (qui n'empêche pas de se procurer l'équipement nécessaire), cela nous aide à comprendre la sociologie de ce DIY-là, celle d'une classe assez riche pour être propriétaire mais pas assez pour se payer les mêmes biens et services que les classes dominantes. On l'appelle en général la petite bourgeoisie.

Ou interdépendance vitale ?

Le recours à des services professionnels, et donc rémunérés, est vécu par la petite bourgeoisie comme inaccessible économiquement, mais il fait paradoxalement partie de manières d'être et de faire qui sont le fait de populations autrement plus pauvres. Dans beaucoup de cultures, manger dehors n'est pas un luxe, c'est manger chez soi qui l'est : posséder un logement assez grand et équipé d'une cuisine est impensable pour les ouvriers célibataires des films de Marcel Carné ou pour les travailleurs pauvres des métropoles du Sud (3). Même si on fantasme les sociétés préindustrielles comme des modèles d’auto-suffisance, elles étaient bâties sur de nombreux échanges. Aujourd’hui, à la campagne, les personnes qui sont encore de culture rurale continuent d’échanger dans le cadre local bien plus intensément que cela ne se fait en ville ou en banlieue, et quelque soit le mode (marchand ou non, formel ou non, immédiat ou différé, direct ou indirect). Elles ne se paient pas les services des artisan-e-s du village parce qu'elles sont aisées, mais parce qu’elles sont assez modestes pour tirer des bénéfices de l'inscription dans des circuits d’interdépendance parfois assez complexes. Je tiens, à la lumière des exemples qu’il m’a été donné de voir, que l’autosuffisance domestique vers laquelle le DIY propose de tendre est au contraire un projet de type pavillonnaire.

DIY et individualisme

On encombre les domiciles avec du matos de pro sous-utilisé, on fait crouler les étagères sous le poids des livres pour faire soi-même. Avec sa perceuse qui servira une fois par an et bientôt son imprimante 3D de salon, ce DIY est une catastrophe écologique : pas d'économies d'échelle, un équipement individuel (4). Mais c'est aussi une catastrophe humaine, et les deux sont liés. Préchauffer son four nucléaire pour y faire cuire un seul pain (5) est moins intéressant à tout point de vue que d'en faire plusieurs fournées partagées avec ses ami-e-s (c'est ce que font, sur un mode marchand, des aspirant-e-s boulangèr-e-s) ou que de construire un four à bois d'usage collectif dans un jardin partagé ou dans un village. Mona Chollet, dans son ouvrage Beauté fatale (6), met en parallèle le réinvestissement actuel des sphères personnelle (mode-beauté) et domestique (cuisine-déco), aux dépens pour les femmes de la sphère sociale et du travail rémunéré, avec une dynamique plus globale de repli sur soi par les effets combinés de la crise économique et de l'offensive anti-féministe (7). C'est de cela qu'il s'agit quand faire soi-même ne se conjugue plus qu'au singulier : d'un retour morbide sur l'individu et d'un abandon des destins collectifs. Et au nom d'une démarche qui est encore quasi-unanimement perçue comme déprise du marché, s'ouvrent paradoxalement de nouveaux marchés (grandes surfaces de bricolage, tendance récente du matériel de cuisine professionnel pour grand public, etc.).

Le DIY, critique de la consommation, est devenu objet de consommation. Ce n'est pas si paradoxal : les besoins d’accumulation du capital exigent de mettre tout sur le marché, y compris les tentatives d'autonomie. Le projet d'autonomie défendu par un auteur comme Castoriadis se perd donc dans le désir d'autonomie que nous vend Castorama, flattant un individu en majesté, capable de tout improviser, et qui n'a plus besoin de personne. Assumer l'interdépendance Alors que le capitalisme nous vend des apprentissages express (« Devenez vous-même en dix leçons ! ») et des mises à disposition de savoir immédiates (8), il faut rappeler que c'est à plusieurs qu'on se construit, et dans le temps. Un joli slogan de l'éducation populaire dit « tou-te-s capables ! » et j'y adhère complètement, c'est la raison pour laquelle je suis démocrate et attachée à une consultation populaire plus exigeante que le bulletin mis dans l'urne chaque printemps (9). Mais « tou-te-s capables » à condition de s'en donner préalablement les moyens, pas « tou-te-s capables » au débotté, tandis que certaines compétences (« au hasard : les miennes », dit le scientifique ou la femme politique, quiconque a le pouvoir pour l'imposer) restent un pré carré. Je nous crois tou-te-s capables de consacrer six jours à participer à des conférences de consensus et d'y développer une opinion argumentée et solide, mais je suis un peu moins confiante dans la capacité de chacun-e à développer cette opinion devant la télé, au marché ou devant la machine à café. Il faut un minimum de temps et d'efforts, pour apprendre, se rendre compte de la complexité de l'environnement auquel on est confronté, savoir reconnaître les idées cruches et celles qui vont faire avancer.

Un certain DIY propose de réduire autant la sphère de la consommation que la sphère de l'échange, la sphère du lien. Nous devons tenter à l'opposé de construire une autonomie qui ne soit pas de façade et bancale, et pour cela doit plonger ses racines dans un tissu social, dans une communauté politique. C'est tout le sens d'un commerce qui tente de s'autonomiser du capitalisme (10) : systèmes d'échanges locaux, monnaies locales fondantes, prix libre, échanges informels, une partie des initiatives autour de l'économie sociale et solidaire (11)... tout un monde d'échanges qui ne supposent l'existence ni du capitalisme ni de la société de consommation. Et pourraient justement nous aider à nous en déprendre vraiment.

(1) Il faut ici rappeler la différence que fait Hannah Arendt entre l’œuvre de l'homo faber et la peine de l'animal laborans, et les vécus douloureux quand la dernière prend le pas sur l'autre – ce qui est aussi le cas dans l'artisanat. Voir « Travail : quel sens ? », Offensive n°25, mars 2010.

(2) Le thème de la « sensibilité artistique » innée, de Malraux au musée du quai Branly, est marqué par le libéralisme et ignore les processus de familiarisation et d'éducation à l'art qu'on prodigue aux classes supérieures.

(3) A Bruxelles, dans le quartier populaire des Marolles, un café aujourd'hui bien embourgeoisé rend compte de cette histoire : « 't Warme Water », c'était l'eau chaude que se faisaient livrer des ménages miséreux.

(4) Des initiatives existent (fab labs et outilthèques) pour tenter à contre-courant de mettre en commun les outils.

(5) Parmi les réactions hostiles suscitées par la publication des précédentes versions de ce texte ici-même, celle d'une jeune femme dont le pain cuit chaque semaine pour elle et son copain « déchire ». Avec le mauvais esprit qui me caractérise, je traduis qu'en plus de l'exclusivité amoureuse et sexuelle habituelle, ce couple doit avoir adopté l'exclusivité boulangère.

(6) Mona Chollet, Beauté fatale. Les Nouveaux Visages d'une aliénation féminine, La Découverte, « Zones », Paris, 2012.

(7) Un « backlash » ou retour de bâton qui s'exprime dans des assignations de genre redevenues très fortes (l'édition jeunesse et les cours de récréation en témoignent) ou dans l'écho des masculinistes.

(8) Sur le lien avec les utopies techno, lire Cédric Biagini, L'Emprise numérique, L'Echappée, Montreuil, 2013.

(9) Pour une critique de la représentation, voir ma brochure « Élections, piège à cons ? » et la conférence un peu gesticulée qui va avec.

(10) « Un commerce sans capitalisme », Offensive n°17, mars 2008.

(11) Sur le potentiel émancipateur de l'ESS, lire Jacques Prades, L’Utopie réaliste. Le Renouveau de l’expérience coopérative, L'Harmattan, 2012.

Commentaires

1. Le mercredi, 27 novembre, 2013, 22h39 par Aude

"Sans doute que si ces conseils sont particulièrement mauvais (car non précédés de 20 ans de lectures), personne ou presque ne les lira. Le problème est donc sans gravité."

Peut-être que la blogosphère finit par distribuer des mérites sur ce modèle, mais dans le monde associatif et les organisations de travail, c'est pas la pertinence des avis qui l'emporte... et combien de big boss sans compétences ont décidé de l'aspect graphique d'une maquette ou d'un site web parce que c'était de la décision rigolote et gratifiante à prendre ? J'entends parler tous les jours de trucs comme ça !

2. Le vendredi, 29 novembre, 2013, 08h59 par Aude

Je suis ravie que ce texte vous parle et que vous nous livriez des détails aussi passionnants de votre vie d'entreprise, mais j'avais plutôt en tête des présidents de collectivités locales ou de grosses d'entreprises qui tiennent à prendre les choix sur la com' visuelle de leur structure. Mais c'est la même chose dans une asso où le choix d'une identité visuelle sera prise en AG et non dans un groupe de personnes qui ont manifesté un intérêt spécifique pour ces questions, ont nourri leur culture visuelle et mettent à disposition ces compétences pour accompagner les prestataires, bénévoles ou non, de l'asso. Pourquoi pas de délégation, alors que sur d'autres compétences il y a des prés carrés qui demeurent ? Ce que j'interroge dans ce texte, c'est le manque de reconnaissance de certains métiers, sur quelles logiques, par quels acteurs et avec quelques conséquences sur la vie sociale...

3. Le vendredi, 29 novembre, 2013, 09h13 par Aude

Une question pas abordée, ou pas frontalement, dans ce texte : les pratiques d'auto-production des milieux modestes, qui offrent un sacré contraste avec les aspects les moins réjouissants du do-it-yourself. L'impression que me donnent celles que j'ai pu constater à la campagne, c'est qu'on les appelle autrement que DIY, pour ce qu'elles sont et sans théoriser là-dessus. Et que chacun-e a un champ plus limité de compétences : jardinage et cuisine, jardinage et arboristerie, menuiserie, mécanique et soudure, etc. Le résultat compte plus que le process, contrairement à ce DIY de la petite bourgeoisie dont si on l'interroge il finit par trouver comme légitimité principale l'idée de plaisir individuel à faire. L'idée ici, c'est surtout de fournir un très bon résultat. On développe donc des connaissances plus profondes dans des champs plus limités, et c'est ensuite aux échanges de permettre la satisfaction de tous les besoins.

Merci à mes interlocuteurs/rices des derniers jours qui m'ont permis de développer cette idée.

4. Le mercredi, 8 janvier, 2014, 19h53 par madmeg

C'est un point de vue inédit pour moi sur le DIY, j'ai toujours entendu cela venté comme le top de la décroissance eco-responsable (et certainement voulu le croire) mais l'exemple de la machine à pain VS la boulangerie est très éloquent.
Dans les initiatives qui me semblent plus judicieuses, j'ai entendu des personnes me parler de leurs "week-end saucisses". En collectif illes achètent un demi cochon, se réunissent en venant avec le matériel de chacun·e·s acheté ou/et récupéré dans un souci de complémentarité et tout le monde fait des saucisses, partage les recettes, fait de bons repas ensemble et repart avec un stock à congelé à la maison ce qui est m'a-t on dit plus économique, convivial. Il reste le congelo nucléaire à domicile mais ca m'avais l'air plutôt interessant. On pourrait très bien faire la même chose dans une optique végétarienne, préparé de grandes quantité de nourriture à plusieurs.
J'ai lu tes 5 morceaux choisis, tout à fait passionnant et inhabituel pour moi qui suis encore très petite-bourgeoise et infiniment loin d'être déconstruite. La digestion de toutes tes idées va me prendre du temps.
Merci à toi et au plaisir de te lire et te relire.

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