Une santé publique « sous toutes les latitudes » ?
Par Aude le lundi, 2 août, 2021, 21h19 - Textes - Lien permanent
Pandémie : du grec ancien πᾶν / pan « tous », et δῆμος / demos « peuple », maladie qui se propage dans le monde entier, par opposition aux épidémies qui sont localisées. Alors que le variant aujourd’hui majoritaire en France a été identifié pour la première fois en Inde, et que la manière dont chaque pays se débrouille avec la pandémie peut impacter les autres, nos débats restent très franco-français. Nous peinons à imaginer l’impact que peut avoir le simple fait de tomber malade et de rester alité·e dans un pays sans couverture médicale ni protection sociale qui assure le revenu des malades jusqu’à leur rétablissement. Nous ignorons les épisodes les plus graves de la pandémie, la vulnérabilité particulière des peuples autochtones d'Amazonie, les cadavres laissés à la rue en Bolivie ou en Équateur, les mort·es enterré·es en catimini dans des fosses communes au Pérou, le chaos en Inde. Le monde s’arrête à notre porte, aux 100 000 morts françaises.
Vu avec un plus grand angle, l’appel de Macron à une vaccination massive… des seul·es Français·es a donc un goût particulier. Le président français inscrit l’acte de vaccination non pas dans une protection individuelle accordée à celles et ceux qui peuvent se le permettre mais à une protection collective : « Si demain vous contaminez votre père, votre mère ou moi-même, je suis victime de votre liberté alors que vous aviez la possibilité d'avoir quelque chose pour vous protéger et me protéger. (...) Ce n'est pas ça la liberté, ça s'appelle l'irresponsabilité, l'égoïsme, » explique-t-il fin juillet en Polynésie, avec ses mots simples de maître d’école patient mais légèrement agacé par la bêtise de ses petit·es élèves (des anciennes colonies). Beau rappel de ce que nous devons aux autres en société. Sauf que…
« Je veux lancer un message très fort pour appeler chacune et chacun à se faire vacciner, poursuit Macron, parce qu'on le voit sous toutes les latitudes : quand on est vacciné, on est protégé et on ne diffuse quasiment plus, en tout cas beaucoup moins, le virus. » Les personnes vaccinées restent, contrairement à ce qu'il dit, potentiellement porteuses du virus et peuvent toujours le transmettre. L’info présidentielle est une fake news qui devrait contribuer à rendre incompréhensible, et donc moins respecté, le port du masque par les personnes vaccinées. Comment faire respecter les bons gestes avec ces mauvaises informations ? En augmentant la répression et le contrôle ou en distribuant des informations fiables et dignes de confiance ?
Les vaccins protègent bien la personne de formes graves de la maladie mais moins bien d’une infection et de sa transmission, on ne sait pas encore très bien dans quelle mesure. Il est parfois question d’une réduction du risque par deux ou trois (1). C’est toujours bon à prendre pour faire baisser le taux de reproduction de la maladie, parlons-en plutôt que d’enfumer avec un « quasiment plus, en tout cas beaucoup moins ». Puisque le fait semble ignoré, du grand public jusqu’au sommet de l’État, voici quelques éléments : « Il est de mieux en mieux prouvé que les personnes vaccinées infectées avec le variant Delta risquent de le transmettre aux autres, comme l’écrit ici ce 30 juillet l’agence de santé US. Le Center for Disease Control and Prevention recommande donc que les personnes vaccinées portent un masque dans les lieux publics en intérieur dans les régions où la transmission est moyenne ou élevée » (comme c’est le cas en Europe).
Outre le mensonge flagrant, le chef de l’État a une vision très étroite de « sous toutes les latitudes » car en même temps qu’il tord brutalement le bras de ses administré·es pour les vacciner, il contribue à priver le reste du monde de ce vaccin qui n’a que des avantages. Une action juridique est en cours auprès de l’Organisation mondiale du commerce pour demander une suspension des droits de propriété intellectuelle sur les vaccins Covid. Les USA de Joe Biden ont accepté de soutenir cette demande mais l’action piétine. Quels sont les pays qui font obstacle à cette action de santé publique globale ? Ils sont en rouge sur la carte. Ce sont majoritairement les pays d’Europe, trop contents de satisfaire toutes les demandes des entreprises pharmaceutiques (cette semaine, celles-ci ont obtenu un prix de vente 25 % plus élevé que rien ne justifie). Nous avons beau tendre l’oreille, nous n’entendons pas le président des riches réclamer que ce vaccin soit également distribué aux pays pauvres, où il contribuerait (au-delà du détail de ne pas laisser crever les gens) à réduire la circulation du virus… pour le bien du monde entier, pour que les pays qui laissent filer la pandémie faute de moyens ne produisent pas des variants jusqu’à la fin de l’alphabet grec. Cela s'appelle l'irresponsabilité, l'égoïsme, pourrait-on dire en paraphrasant sa leçon de morale.
Faut-il oser sortir de grands principes de philosophie morale sur la liberté, faut-il oser rappeler les bases de la vie en société et de la santé publique quand on laisse les plus pauvres se débrouiller comme ils peuvent, quand on est également responsable d’une politique d’austérité qui en dégradant les capacités de soin touche de plein fouet la santé des gens, les mettant ainsi en danger… Vu d’un désert médical, comme je le racontais ici, vu les dernières fermetures de services d’urgence, sa sortie en faveur de la responsabilité de chacun·e a de quoi faire grincer des dents.
Margaret Thatcher disait jadis que « la société, ça n’existe pas ». Macron, qui s’inscrit parfaitement dans sa politique néolibérale, avec trente ans de retard et malgré l’abandon de cette doctrine par les institutions internationales, découvre que si, la société, ça existe. Et voilà que se drape dans les principes de la santé publique celui-là même qui, avec Jean Castex le héros de la T2A, en a le plus directement détruit l’esprit, qui a le plus contribué à transformer le soin en marché. Une manière depuis mars 2020 de transformer de beaux principes en pur acte de pouvoir.
(1) Edit : Le risque d'infection pour les personnes vaccinées semble réduit par deux mais le risque de transmission est encore mal connu puisque la charge virale de ces personnes est aussi moindre quand elles sont infectées. Le conseil scientifique parle début juillet d'une réduction par douze mais peu d'information est disponible sur le sujet, en tout cas pour le grand public. L'étude sur laquelle s'appuie la CDC est restée non publiée lors de la parution de ce billet. Quoi qu'il en soit, aucune des informations scientifiques contenues sur ce blog ne fait foi, pour vous informer vraiment, suivez plutôt les liens.
Commentaires
Merci de cet article, du coup je vais lire les autres, enfin quelques autres. Votre positionnement politique explicite éclaire ce que le néolibéralisme, son cynisme, son efficacité et son mépris des gens fait à nos vies.
J'aime à penser, en vous lisant, qu'être féministe rend intelligente de la complexité des mécanismes de domination, quelqu'elles soient.
Merci Catherine !
J'ai aussi publié cette semaine une tribune avec Michel Lepesant.
https://reporterre.net/La-democrati...