Sommes-nous en démocratie ?

Il est entendu dans le sens commun que les régimes dans lesquels on choisit son gouvernement sont des démocraties. Et c'est ce que nous répètent à l'envi politiques et journalistes, pour qui les non-démocrates, ce sont les autres : groupes politiques minoritaires ou pays éloignés. Or, pour les historien·nes et les politistes, nos « démocraties libérales » ont bien des caractères démocratiques mais subtilement mélangés à d'autres qui tiennent plutôt de l'aristocratie (le pouvoir des meilleurs) et de la monarchie (le pouvoir d'un seul). On considère souvent à tort que l'élection est le seul geste démocratique, dédaignant l'environnement dans lequel le peuple est amené à voter : liberté et vitalité de la presse, des structures dans lesquelles le peuple s'organise (partis, syndicats, associations, collectifs et groupes informels), diffusion de l'esprit critique dans des débats publics de qualité. Un régime dans lequel la presse relaie la désinformation du gouvernement (comme on l'a vu le 1er mai 2019 avec l'affaire de la fausse « attaque » d'un hôpital mais les exemples abondent) et qui dénigre les formes d'organisation populaire et ses expressions (de la présence dans l'espace médiatique à la manif) a des caractères non-démocratiques.

Au-delà de ce terrain plus ou moins propice au gouvernement du peuple par lui-même, les élections sont l'institution la moins démocratique, justement. Certes, élire, c'est choisir et exercer une certaine liberté. Mais élire, c'est choisir d'être représenté·e par de meilleurs que soi et c'est là un caractère aristocratique. L'élection est à vrai dire une sélection. C'est une manière d'acquérir le consentement des gouverné·es et c'est pour ça, et non pour des raisons de faisabilité, qu'elles ont été choisies par les constituants états-uniens et français de la fin du XVIIIe siècle aux dépens de procédures de démocratie directe. Et les critères de sélection avec lesquelles elle opère sont assez défaillants. J'ai présenté pendant quelques années une conférence sur ces questions et quand je demandais au public sur quels critères il souhaitait choisir ses gouvernants, les gens me répondaient : l'intégrité. Or, pauvres de nous, il est bien entendu que ce sont des qualités qui n'aident pas à gravir l'échelle du pouvoir dans un parti, à conquérir l'investiture pour une élection ni même à emporter le suffrage de ses concitoyen·nes…

Alors que dans l'idéal, la plupart d'entre nous aimerait donner les clefs de la maison à des personnes intègres et respectueuses du bien commun, dans les faits le choix est contraint par toute une série d'éléments. Les sujets sur lesquels se décident des élections restent toujours peu ou prou la répartition des richesses : alors que le souci pour l'environnement ne cesse de grandir, il ne trouve pas de courroie de transmission politique, qu'il s'agisse du mouvement écologiste en politique ou de l'expérience d'un Hulot et de son président-philosophe qui lui promettait de mener une politique écologique digne de ce nom pour éviter l'effondrement des populations d'insectes et la poursuite des émissions excessives de gaz à effet de serre. Ils n'ont pas démérité (enfin, pas trop), ni les Verts, ni Hulot. Le président-philosophe, si. À la trappe, ces questions, les électeurs et électrices sont contraint·es de choisir le ou la candidate du parti qui propose la répartition des richesses qui les convainc le mieux.

Une autre contrainte est la notabilité. Il est préférable d'être connu·e ou investi·e par un parti qui a « fait ses preuves » car le goût des électeurs et électrices pour le changement est aussi fort que la peur de l'inconnu. D'autre part, le fonctionnement des institutions favorise les candidat·es qui ont des appuis politiques préexistants. Par exemple, dans l'élection de votre maire, il serait dangereux de voter pour une personne qui s'oppose trop frontalement à la majorité de la communauté de communes, vous y perdriez les menus avantages que s'accordent les élu·es qui jouent le jeu de l'intercommunalité. Du changement, certes, mais aussi beaucoup de continuité ! L'élection de Macron est à ce titre une curiosité qui s'explique par son inscription dans d'autres cercles de pouvoir (moins transparents et plus propices aux fantasmes, y compris peu ragoûtants) que l'arène des partis.

Les élu·es sont-ils et elles intrinsèquement supérieur·es aux personnes qui les élisent ? Moi qui ai travaillé pour un groupe d'élu·es aux standards relativement élevés (en matière d'intégrité et de maîtrise « technique » des dossiers), j'ai pu voir que, comme dit Didier Super, il y en a des bien. Mais il y en a aussi beaucoup qui sont franchement inquiétant·es ! Parce qu'au final, dépenser autant d'énergie pour arriver au pouvoir demande des qualités très particulières : ambition débordante, détermination, certitude de la valeur supérieure de sa personne et de ses idées. Je ne pense pas que quiconque ait envie d'avoir pour voisins les présidents qui se sont succédé au pouvoir ces dernières décennies…

L'élection valorise donc ceux et celles qui veulent et savent se hisser au pouvoir, moins souvent les bon·nes technicien·nes de l'action publique, moins souvent encore les personnalités intègres (qui sont sûrement très pénibles à d'autres points de vue). Ce sont des personnes différentes de celles qu'elles représentent, sur le plan du mérite et très concrètement : il y a moins de femmes que d'hommes dans les assemblées et ce sont de manière écrasante des petit·es bourgeois·es blanc·hes dans la force de l'âge. Serait-ce que leurs électeurs et électrices, qui sont si différent·es, seraient des incapables ?

Il est une institution qui en France est assez peu appréciée, c'est la conférence de consensus. C'est à mon avis l'institution la plus démocratique qu'on ait jamais inventée (voir ici pour la description d'un de ses avatars), plus encore que le référendum dont on découvre qu'il est bien trop tributaire de la qualité du débat public. Il s'agit dans une conférence de consensus de réunir des citoyen·nes choisi·es au hasard (pas moi, je ne suis pas inscrite sur les listes électorales) et de les faire plancher sur un sujet pendant trois week-ends : le premier pour découvrir, à travers un tour d'horizon des expert·es choisi·es par les organisateurs, le second pour approfondir et critiquer avec d'autres expert·es et sur des questions choisies par les participant·es après leur découverte du sujet, le troisième pour se mettre d'accord. Les résultats montrent que tout le monde sait se saisir d'un sujet, même un peu technique, quand il ou elle est bien accompagné·e. (Au passage : ne vous inquiétez pas de la maîtrise des dossiers par votre élu·e mais de la qualité de son entourage, assistant·es parlementaires et cabinet, dont c'est le métier.) J'étais intervenue un jour à une procédure municipale inspirée de la conférence de consensus mais dont le maître d’œuvre n'avait pas bataillé sur le tirage aux sort des participant·es et dans la salle il y avait une majorité de vieux messieurs très professionnels qui tiraient les sujets vers leur domaine de compétences sans être capable de rien examiner sans préjugé. C'était bien plus grave que de tirer au sort parmi des dizaines une personne déficiente mentale ou peu adaptée à la vie sociale. Bien plus grave !

C'est une bonne nouvelle, d'apprendre que nous valons au moins autant que les élu·es et que cette aristocratie est au fond assez toxique. C'en est une moins bonne de savoir que ce sont malgré tout toujours des élu·es qui font à notre place des choix importants.

Un autre caractère non-démocratique, c'est le côté monarchique des gouvernements représentatifs, caractère particulièrement accentué dans le cas français et qu'on ne retrouve dans aucune autre constitution, à part peut-être le Chili de Pinochet. Une fois élu, le représentant a dans notre pays un chèque en blanc, ce qui n'est pas le cas ailleurs où il peut être parfois démis de ses fonctions. Il n'a aucune obligation de rendre des comptes (comme vous quand vous avez décroché une subvention publique) ni de respecter son programme ou ses promesses de campagne, ce qui est une procédure très étonnante. Les pères fondateurs du gouvernement représentatif ont choisi cette procédure au motif que la conjoncture aussi bien que la qualité des débats dans les assemblées pouvait faire réfléchir un élu, atténuer la force de ses positions ou même le faire changer d'avis. Voilà qui est très intéressant mais dans la pratique, cela permet à des personnes élues par des scrutins de liste de changer de groupe politique en cours de mandat, y compris dans des institutions sur lesquelles ne pèse pas le poids de la tradition, comme le Parlement européen. C'est peu respectueux du suffrage mais c'est comme ça : les élus ne doivent de comptes à personne et sont maîtres chez eux.

Dans le cas français, le scrutin majoritaire personnifie à outrance le débat politique et on a vu en juin 2017 se renouveler 577 fois le drame de l'élection présidentielle : celui qui arrive en tête du premier tour gagne l'élection, quand bien même il aurait remporté 24 % des suffrages. La menace que constitue un parti d'extrême droite n'a fait qu'exacerber le caractère très violent de cette procédure qui n'admet pas de voix minoritaires, de voix qui ne soient capables d'atteindre 50 % des suffrages exprimés dans une circonscription donnée. C'est une prime aux partis qui ont « fait leurs preuves » ou qui savent faire des alliances. Mais ces alliances sont bien inéquitables en France, où la culture politique comme le mode de scrutin permettent à des partis comme le PS de détruire leurs potentiels partenaires, histoire de gouverner seuls. Le premier arrivé remporte toute la mise, la vie politique se structure autour de lui et il a ensuite toute latitude. Le résultat, ce sont des politiques sans compromis et qui sont bouleversées à chaque élection, quand celui qui a déçu est remplacé par un autre qui décevra et qui imposera sa marque sans rien céder aux autres formations politiques et aux personnes qui n'ont pas voté pour lui.

En 2002, par exemple, Jacques Chirac est élu avec 82 % des voix (un chiffre ridicule, qui m'a réjouie et auquel j'ai contribué, toujours sans regret aujourd'hui). Comme le ridicule ne tue pas, il annonce qu'il gouvernera sur les bases idéologiques qui lui ont valu cinq millions de voix au premier tour, sans compromis avec les vingt-cinq millions de personnes qui lui ont demandé de préserver des valeurs plus consensuelles que son néolibéralisme. Cette violence des gagnants sur les perdants se renouvelle à chaque élection. Elle est d'esprit peu démocratique et il se trouve qu'elle est très contre-productive, je le signale pour ceux et celles qui aiment l'efficacité. Chaque gouvernement qui arrive au pouvoir fait sa politique économique et fiscale bien à lui, le plus souvent dans les termes du néolibéralisme orthodoxe et parfois après avoir promis autre chose, « vivre ensemble » et « réduction de la fracture sociale », par exemple. Comme cela change tous les cinq ans, rien n'est jamais stable et certain. Un expert comptable, spécialiste de l'implantation en France des entreprises étrangères, me disait qu'au fond, le pourcentage d'imposition des entreprises, faible ou très faible, les cadeaux qui sont donnés puis suspendus, tout cela importe peu pour les entreprises. Ce qui compte, c'est de savoir à l'avance le taux d'imposition et que celui-ci ne varie pas selon les desiderata du dernier pimpin qui a été élu. Or, c'est tout notre monde qui change quand un nouveau venu gagne la course à l'échalote.

Et puis il y a le droit, ce contre-pouvoir un peu douteux puisque que ce sont les dirigeants politiques qui le formulent et l'État qui le garantit. Aristocratique, monarchique, le type de gouvernement qui fait florès en France et ailleurs est encore moins démocratique quand il s'écarte du droit. Rachida Dati, un temps ministre de la justice, a eu un jour ce mot fabuleux : « La légitimité suprême, c’est celle des Français qui ont élu Nicolas Sarkozy pour restaurer l’autorité  » D'abord de quels Français parle-t-on quand un président est élu avec moins de dix-neuf millions de voix au second tour ? Ensuite on ne sait pas si ces perdus l'ont élu pour restaurer l'autorité ou pour « gagner plus » ou parce qu'ils n'aimaient pas sa concurrente et préféraient un gars. Et enfin, la légitimité suprême, c'est celle de la Constitution. Parce que les gouvernants sont limités dans leurs agissements par le droit, ce qui est un moindre mal au regard de leurs difficultés à faire des compromis et à respecter les autres… Le droit, c'est la Constitution mais aussi les conventions signées par la France et qui justifient qu'elle soit régulièrement condamnée par la Cour européenne des droits [humains]. « Condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme » (essayez vous aussi de lancer ces mots sur un moteur de recherche), la France fait régulièrement entorse aux textes de loi qu'elle reconnaît pourtant en exigeant l'empreinte génétique des personnes « mises en cause » dans des crimes ou des délits mineurs, en refusant de reconnaître des enfants nés de mère porteuse, en se rendant coupable du « traitement dégradant » de mineurs étrangers isolés, en refusant la reconnaissance du changement de sexe des personnes trans non opérées, pour des violences policières ayant entraîné la mort des personnes retenues, pour « traitement dégradant » des personnes incarcérées ou non-respect des droits des personnes gardées à vue. Etc.

Les soubresauts de la présidence Macron présentent tous ces caractères peu démocratiques-là, dont certains sont structurels et d'autres constituent de sérieuses dérives : incapacité au compromis et au règlement non-violent des conflits politiques, usage maximal des dispositions monarchiques de la Ve République, non-respect du droit notamment en matière de répression politique. Aux Philippines, Rodrigo Duterte mène une guerre contre la drogue en faisant exécuter sans procès les trafiquants, leurs famille et oups, leurs voisin·es ou les passant·es. Qu'est-ce qui différencie ces exécutions extra-judiciaires des atteintes graves contre les corps qui ont lieu en France à l'occasion des manifestations ? Une vieille dame est tuée à son balcon, une autre mise à terre par une charge de police, une autre très jeune femme rouée de coups qui ont endommagé son cerveau. Des personnes sont punies parce qu'elles manifestent (ou parce qu'elles ne font que passer), elles en meurent ou en ont des séquelles à vie. L'État sait depuis longtemps réprimer ceux et celles qui s'attaquent à lui en les mettant devant un tribunal mais aujourd'hui il laisse sa police frapper de manière indiscriminée et il n'a même plus le droit – une institution qu'il a lui même créé ! – pour lui. Ses instances de contrôle ne servent plus à rien, Commission nationale consultative des droits de l'homme ou défenseur des droits alertent dans le vide, le pouvoir est en roue libre.

Duterte aussi a été élu, et peut-être avec de meilleurs chiffres que Macron. Les agissements du président-philosophe, l'impunité de ceux qui commettent ces violences et la complaisance qu'ils reçoivent de la part des grands médias comme des électeurs et électrices de l'extrême centre, tout cela nous fait entrer dans un nouveau régime et fait de cette présidence un exemple de proto-fascisme.

Si cette question des caractères démocratiques du gouvernement représentatif vous intéresse, voir ma brochure (2010) et ma conférence (2012-2015). J'y mentionne les auteurs et autrices qui m'ont inspirée, de Jacques Rancière à Cornelius Castoriadis et Serge Moscovici. Il ne s'agit en l'occurrence pas des stars de la contestation, ces hommes qui confondent problèmes structurels et dérives et finissent toujours à stigmatiser les élites pour leur manque de vertu (eux feraient mieux !) plutôt qu'à nous aider à décortiquer les structures de pouvoir. Même de gauche, les hommes providentiels sont un avatar monarchique et n'ont rien d'émancipateur... Quant à savoir si la démocratie est émancipatrice, c'est un autre débat que je laisse ouvert.

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